Mon blog sur l'écologie politique - Mot-clé - Ultra-droite2024-03-26T09:56:39+01:00Audeurn:md5:78a731c5da243981157a40ec0da23d7cDotclearFrance Bullshiturn:md5:e4a888ca322831cd8d51b09e063718b72024-01-25T08:13:00+01:002024-01-25T08:13:00+01:00AudeTextesLibéralismeUltra-droite<p>Il y a quelques jours j’ai repéré une pub assez laide pour un entreprise avec un nom à la con. Un peu comme Assur2000 ou Charenton Clés. Passant et repassant devant pour aller prendre le métro (<a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Les-gueux-restez-chez-vous">quand il est accessible</a>), il m’a fallu un temps pour comprendre que France Services était une énième déclinaison de France Bullshit, cette refonte des services de l’État sous une marque à la syntaxe anglaise.</p> <p>Sur le fond, France Services m’évoque les « POMS », ces « points multi-services » inventés par un canton rural faisant avec une très faible densité et de faibles ressources économiques pour offrir dans chaque village de 200 âmes des services essentiels. France Services, c'est les POMS mais en mieux : il n’y a pas moins de 16 points dans un département comme le mien – qui compte 1,4 million d’habitant·es. Pas besoin d’avoir mauvais esprit pour imaginer la galère des files d’attente de la CAF, de feu Pôle emploi, du fisc et de six autres administrations réunies au même endroit. Celles et ceux qui peuvent feront leurs démarches en ligne, les autres écriront à la Défenseuse des droits qui transmettra : la dématérialisation réduit l’accès au droit des personnes les plus vulnérables.</p>
<p>Parlons maintenant syntaxe. Les articles et les prépositions ont disparu de France Services. C’est trop ringard d’écrire « Agence nationale pour la santé publique », Santé publique France, c’est mieux, c’est plus moderne. « Ministère du tourisme » aussi, c’est passé de mode, maintenant c’est l’agence Atout France (qui réunit les gros intérêts économiques du secteur) qui gère et tant pis pour les gosses de pauvres qui ne verront jamais la mer.</p>
<p>Plus moderne encore que la syntaxe réduite et la simple juxtaposition de deux termes, il faut compter désormais avec la syntaxe anglaise qui renverse l’ordre des mots et antépose le déterminant.</p>
<p>Aujourd’hui dans la start-up nation (ou nation start-up, nation d’entreprises risquées dont une faible part arrivera à trouver des investisseurs et un fonds de commerce assez intéressant pour survivre et prospérer) fleurissent donc les France Bullshit, avec cet intrigant paradoxe d’une construction anglaise destinée autant à signifier la modernité qu’à mettre en avant sa franchouillardise. FranceAgriMer, par exemple, c’est un établissement public qu’on peut décrire comme le bras armé économique du ministère de l’agriculture. France Agri Services, c’est la refonte annoncée de la protection sociale agricole (comme c’est aussi le nom de petites entreprises rurales pas start-up du tout, les espaces seront peut-être enlevées, ce qui donnerait une apparence encore plus moderne). France Relance, c’était le plan d’arrosage sans condition des entreprises françaises mais il y aura d’autres prétextes. France Travail, c’est le service du travail obligatoire mais avec un nom plus d’aujourd’hui.</p>
<p>Mon préféré, c’est FranceTerme, sans l’espace (1). C’est une base de données terminologiques du ministère de la culture français qui lutte contre les néologismes qui n’ont pas été validés par le <em>Journal officiel</em> et tente de remplacer les termes importés d’autres langues. Par exemple, FranceTerme nous explique que « redevabilité », c’est mal, ce serait une mauvaise traduction d’<em>accountability</em>… Le terme est formé sur un adjectif bien français (« redevable » est attesté depuis le 13e siècle) et grâce à un suffixe qui permet de former de nombreux noms de propriété ou d’état sur une base adjectivale (liberté : état de ce qui est libre). Mais il ne faut pas l’utiliser, malheureux, il faut dire « obligation de rendre des comptes ». J’avoue ne pas comprendre en quoi ce serait une mauvaise traduction de l’anglais, il me semble plutôt que c’est <em>accountability</em> qui descend en droite ligne du latin, tant pour le lexique <em>(computare)</em> que pour la syntaxe (la construction grâce à trois affixes bien latins). <em>Redevabilité</em> n’est certes pas le plus beau mot de la langue française, il n’est pas attesté en latin et il n’est pas entré dans le Robert, il a le tort d’être nouveau mais va comprendre pourquoi il faudrait utiliser cinq mots pour en remplacer un dont l’utilité semble démontrée, la preuve étant… que des personnes l’utilisent (2). Va comprendre, quand par ailleurs FranceTerme ne prend pas cette peine de se donner un nom avec une syntaxe correcte.</p>
<p>Je m’attache à ces considérations linguistiques car tout a été dit ou presque sur le fond : la destruction programmée de l’État et son recentrement sur des fonctions de coercition, la logique de marché qui s’insinue partout et la peinture bleu-blanc-rouge pour cacher la misère.</p>
<p>Imaginons donc les prochaines réformes : France Rail (c'est le même mot en anglais, ça marche à fond), ce sera l’établissement public qui réunira tout ce qui n’est pas rentable dans les chemins de fer. Après France Travail, peut-être France Famille avant de boucler la boucle pétainiste et d’inventer France France, l’ultime service de défense de l’identité nationale devant l’ennemi imaginaire.</p>
<p>(1) J’ai découvert l’existence de ce site dans l’excellent ouvrage des <a href="https://www.tract-linguistes.org/">Linguistes atterré·es</a> qui défonce les préjugés réactionnaires et pseudo-savants sur la langue.<br />
(2) C’est un terme qui manque cruellement aux locuteurs et locutrices francophones s’exprimant sur les principes démocratiques. Mais il n’est peut-être pas insignifiant que nous n’ayons pas de mot en français de France pour un concept aussi essentiel.</p>
<p>PS : Pour suivre l'actualité de ce blog et vous abonner à sa lettre mensuelle, envoyez un mail vide à <a href="mailto:%6d%65%6e%73%75%65%6c%6c%65%2d%62%6c%6f%67%2d%65%63%6f%6c%6f%67%69%65%2d%70%6f%6c%69%74%69%71%75%65%2d%73%75%62%73%63%72%69%62%65%40%6c%69%73%74%73%2e%72%69%73%65%75%70%2e%6e%65%74">mensuelle-blog-ecologie-politique-subscribe@lists.riseup.net</a> et suivez la démarche.</p>L’extrême droite règne mais ne gouverne pasurn:md5:03865594868d3d940b2ff0cbb4aa493b2023-12-21T09:03:00+01:002023-12-22T13:42:39+01:00AudeTextesLibéralismeUltra-droite<p>Le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Trafic_d%27influence">trafiquant d’influence</a> Darmanin-démission, par ailleurs ministre de l’intérieur, se flatte de ne pas avoir fait voter sa loi contre les personnes migrantes avec les voix de l’extrême droite. Cela m’évoque <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lections_l%C3%A9gislatives_su%C3%A9doises_de_2022">la situation suédoise à l'issue des élections de 2022</a>. L’extrême droite suédoise, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/26/en-suede-l-extreme-droite-a-le-vent-en-poupe-un-an-apres-l-arrivee-de-la-droite-au-pouvoir_6202482_3210.html">un parti d’origine néo-nazie</a> bien nommé Démocrates de Suède (SD), est le deuxième plus gros groupe parlementaire (73 sièges) derrière celui du parti social-démocrate (107 sièges). Mais c’est le dirigeant d’un parti de droite ayant obtenu 68 sièges, Ulf Kristersson, qui dirige le gouvernement dans lequel sont entrés d’autres partis de droite ayant fait des scores de respectivement 5,34 et 4,61 %. À eux trois, ceux-ci ont réuni 30 % des voix et donc des sièges. <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Gouvernement_Kristersson">Le gouvernement Kristersson</a> est élu par 176 voix contre 173 grâce à un accord programmatique avec le SD. Celui-ci fait en outre partie d’un cabinet informel qui réunit les quatre partis et prépare les budgets endossés par la coalition de trois partis. Officiellement, l’extrême droite ne gouverne pas en Suède, elle se contente de régner.</p> <p>Au programme du quatuor figurent la mise du ministère de l’environnement sous tutelle de celui de l’industrie, la relance de l’industrie nucléaire et la hausse programmée des émissions de gaz à effet de serre. Les quotas migratoires, l’asile politique et l’aide au développement seront fortement réduites et les lois sécuritaires durcies (fouille policière autorisée en l’absence de suspicion, renforcement des peines et anonymat des dénonciations). Tout un programme qui reprend les marottes que les fascistes ont imposées dans le débat public, ainsi que d’autres en matière d’économie propres aux tenants du néolibéralisme. Ironie de l’histoire, un an après, <a href="https://www.mediapart.fr/journal/fil-dactualites/291123/la-suede-est-entree-en-recession-au-troisieme-trimestre">la Suède est en récession</a>.</p>
<p>Darmanin-démission, désavoué dans un premier temps sur sa droite par le RN, n’a pas eu besoin des voix lepénistes pour faire voter sa loi. Pas plus que Kristersson n’a eu besoin d’inclure l’extrême droite dans sa coalition.</p>
<p>Sur le fond, on ne peut qu’être accablée par une loi nourrie des paniques fascistes quand par ailleurs l’économie des migrations et la démographie ont établi des savoirs qui font voler en éclats tous les clichés sur lesquelles elles reposent (je pense notamment à l’excellent François Héran, titulaire d’une <a href="https://www.college-de-france.fr/fr/chaire/francois-heran-migrations-et-societes-chaire-statutaire/events">chaire consacrée aux migrations au Collège de France</a>). Les migrant·es sont considéré·es par le violeur Darmanin comme des parasites et des criminels en puissance. Les criminels, c’est plutôt ce gouvernement populiste et illibéral qui <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Se-soigner-tout-es-pour-se-soigner-mieux">refuse de soigner les migrant·es</a> et les empêche de travailler pour vivre, à rebours de l’intérêt collectif tel qu’il est largement documenté par la recherche en sciences sociales. Il persiste dans son inhumanité en descendant une marche de plus car il est mal élu et a besoin de s’assurer que les députés fascistes ne voteront pas contre ses propositions de loi. Misère du néolibéralisme autoritaire, qui a besoin de déchirer le corps social, d’inventer des ennemis intérieurs et de s’attaquer aux plus vulnérables pour faire oublier sa politique économique toujours en faveur des plus riches.</p>
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<p>Après deux ouvrages consacrés à l’écologie politique (<em>Après le capitalisme. Essai d’écologie politique</em>) et à une de ses branches parmi les plus intrigantes ou questionnables (<em>Faut-il en finir avec la civilisation ? Primitivisme et effondrement</em>), le philosophe Pierre Madelin a choisi d’interroger l’écofascisme, mis sur le devant de la scène en 2019 par deux meurtres de masse, à Christchurch en Nouvelle-Zélande et Houston au Texas, justifiés par les discours écofascistes de leurs auteurs. Son ouvrage commence par une recherche de définition de ce qu’est l’écofascisme. Plus souvent insulte qu’argumentaire étayé, l’accusation d’écofascisme n’est pas plus claire que celle de fascisme. Les discours dominants assimilent l’écofascisme avec toute critique de la modernité et de l’industrialisme. Les écologistes, d’EELV aux sphères anti-indus et radicales, seraient donc des écofascistes en puissance, foulant aux pieds l’héritage monolithique des Lumières et son universalisme éclairé (<a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Lumieres-obscurantistes">pas si simple</a>). Leur attachement aux notions d’autonomie et de liberté est évacué, pendant que leur discours sur les limites écosystémiques est assimilé à l’acceptation des diktat de la nature. Les écologistes, au premier rang desquels Bernard Charbonneau et André Gorz, ont pour leur part appelé écofascisme la tentation de régler les problèmes d’accès à des ressources naturelles devenues plus rares par un contrôle bureaucratique et un partage autoritaire. Enfin, une dernière définition de l’écofascisme tient à certaines pensées écocentriques, accusées de mépriser la vie humaine.</p> <p>Après ce premier tour d’horizon, l’auteur va chercher des exemples historiques d’écofascisme en remontant à la source des régimes nazi, fasciste italien et vichyste (même si celui-ci n’est pas fasciste à proprement parler). Les trois régimes ont valorisé le rapport du peuple à sa terre (qui « ne ment pas » selon le fameux discours de Pétain écrit par Emmanuel Berl en 1940), notamment à travers l’agriculture, par opposition au nomadisme et à un cosmopolitisme métropolitain. Les nazis ont la particularité d’avoir édicté en 1935 un arsenal de lois de conservation du milieu naturel, les premières dans l’histoire contemporaine. Les nazis étaient-ils donc écolos ? Madelin, s’appuyant entre autres <a href="https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2012-1-page-29.htm">sur l’historien Johann Chapoutot</a>, montre que cet engagement conservationniste est resté lettre morte pendant que le régime s’engageait l’année suivante dans une « bataille pour la production » à base d’assèchement des zones humides à fins agricoles, d’excavation de montagnes et de concentration des populations laborieuses dans les villes, une politique extrêmement productiviste, défavorable à la protection du milieu et à sa jouissance par l’âme allemande. Derrière la <em>Natur</em> encensée par les nazis, il faut entendre un milieu fortement anthropisé, en co-évolution avec le peuple qui le cultive… y compris d’une manière écologiquement insoutenable. Les régimes fasciste italien et pétainiste n’ont guère été différents et l’auteur note, à la suite des historien·nes Christophe Bonneuil et Margot Lyautey, que la politique agrarienne de Vichy, loin d’être purement réactionnaire, a posé les bases de la modernisation agricole de la France, bien loin des principes de l’agroécologie.</p>
<p>Le chapitre suivant interroge un écofascisme à la française, celui défendu par Alain de Benoist et la Nouvelle Droite, mouvement d’extrême droite très opposé au judéo-christianisme et aux principes universels. L’auteur, plutôt que de supposer par facilité que la Nouvelle Droite n’est pas des nôtres donc pas écologiste, prend au sérieux l’engagement de leurs auteurs, pas plus récent que la conversion de nombreux marxistes à l’écologisme dans les années 1960 ou 1970. La Nouvelle Droite et d’autres ont renouvelé le racisme vieille France, celui-ci n’est plus fondé sur la nature mais sur la culture, il n’affiche plus des hiérarchies mais une impossible coexistence sur le même sol entre communautés qui ne dialogueront pas mieux qu’en étant chacune chez elle, dans son biotope à soi. C’est le discours que Le Pen ou Zemmour servent désormais, ne parlant plus de race supérieure mais de civilisation. Madelin accorde une place importante à la pensée démographique de l’écofascisme, en lien avec le localisme, et un peu moins aux questions de liberté, autonomie et émancipation, ni au sens de la notion de limites (limites écologiques, auto-limitation) qui sont traités plus rapidement. La Nouvelle Droite et les mouvements qu’elle inspire sont de fait très occupés par les questions démographiques et migratoires, jusqu’à la mauvaise foi. Madelin cite des écrits qui listent les problèmes écologiques qu’entraîne la migration vers des pays riches de populations pauvres (à vrai dire émergentes car les plus pauvres se réfugient au plus près, pas dans les pays du Nord) : en venant en Europe, elles vont entretenir par des séjours au pays réguliers un trafic aérien bien moins légitime que le tourisme des Blanc·hes des classes qui ont des surplus à dépenser et d’autre part, de manière moins anecdotique, leur impact écologique rejoindra le nôtre et deviendra ainsi inacceptable (alors que celui des populations européennes d’Europe et d’Amérique du Nord, lui, ne peut au fond être remis en cause).</p>
<p>Après ce chapitre important et passionnant, dont je ne reprends que les gros traits, sur l’écologisation du fascisme français, Madelin aborde la question de la fascisation de l’écologie nord-américaine, à savoir d’écologistes scientifiques ou d’écrivains écocentriques, tenants d’une écologie profonde ou viscéralement attachés à la <em>wilderness</em>, comme l’écrivain Edward Abbey. Les derniers ouvrages de l’auteur du <em>Gang de la clef à molette</em>, disponibles en poche chez Gallmeister, contiennent ainsi quelques pépites racistes et anti-immigrationnistes qui pourront décevoir celles et ceux qui n’avaient pas encore suspecté derrière le traitement des femmes dans son œuvre un grand mépris pour l’autre. Madelin connaît bien ces auteurs, qu’il a pour une part traduits. La défense des espaces sauvages nord-américains est historiquement un phénomène très blanc. Il la montre également raciste et prompte à blâmer l’immigration pour les atteintes dont ces espaces font l’objet, aux dépens d’autres questions comme le train de vie états-unien, le complexe militaro-industriel et d’autres qui étaient à l’agenda écologiste et contre-culturel. Le chapitre commence avec la lutte, de nos jours, d’un professeur de philosophie de l’environnement contre un barrage destiné à alimenter en eau une ville en croissance, croissance que celui-ci choisit de mettre sur le seul compte de l’immigration, simplifiant à l’extrême le monde dans lequel il habite. L’essentiel de ce chapitre tient donc aux discussions autour de la question démographique depuis l’après guerre et particulièrement dans les années 1960 et 1970, en lien avec les questions migratoires. La transition démographique ayant alors eu lieu dans les pays du Nord, les inquiétudes des écologistes se concentrent sur les populations du Sud et sur leur possible déversement sur les pays riches. Madelin mentionne les débats sur la « capacité de charge » d’un milieu et le néo-malthusianisme de ces auteurs, comme Paul Ehrlich, qui publia avec Anne Ehrlich (une des seules femmes citées) un ouvrage traduit en français sous le titre <em>La Bombe P</em> (<em>The Population Bomb</em> dans l'édition originale). Ehrlich fut partisan d’un contrôle autoritaire des naissances dans le Sud global mais s’engagea aussi contre le racisme, en particulier le racisme environnemental (disposition qui consiste à laisser des populations racisées et pauvres occuper des milieux toxiques). Même si Madelin met en lumière des caractères fascisants de cette nébuleuse complexe, il note des engagements courageux contre le racisme et l’esclavagisme (Henry Thoreau) ou le nazisme (Arne Naess) qui ne permettent en aucun cas de juger, comme certains intellectuels médiatiques ne s’en privent pas, que la défense du milieu soit en soi fasciste.</p>
<p>De la Nouvelle Droite à Christchurch, le prisme démographique des écofascistes se concrétise en un refus des migrations, une préconisation des stérilisations forcées des populations jugées à un titre ou un autre moins valables que d’autres, voire leur élimination physique, avec toujours un deux poids, deux mesures eugéniste, raciste ou nationalise. Pierre Madelin rend compte d’un débat dans lequel les questions démographiques balaient toutes les autres aux yeux des écofascistes ou bien sont purement niées par la gauche. Il les prend au sérieux et souhaite faire entrer cette question dans l’équation écologiste, rappelant qu’il n’y a aucune raison qu’une décroissance démographique appelle les traitements racistes et inhumains qu’il décrit longuement dans son ouvrage. Le premier néo-malthusianisme a été un mouvement émancipateur, féministe et anti-militariste, appelant à la « grève des ventres » (ouvrage de Francis Ronsin en 1980) pour n’engraisser ni le capital ni les États. Dans les années 1977, l’écrivaine Françoise d’Eaubonne condamnait comme un « lapinisme phallocratique » le natalisme associé à la puissance économique ou militaire. L’exemple nazi montre justement un régime eugéniste qui condamne à dépérir personnes handicapées ou psychiatrisées, qui fait la guerre pour conquérir un « espace vital » (<em>Lebensraum</em> se traduit également par biotope) mais encourage par ailleurs une très forte natalité (les familles aryennes faisant jusqu’à dix enfants verront le petit dernier appelé Adolf et son éducation prise en charge par l’État).</p>
<p>Dans un dernier chapitre, l’auteur pose la question des chemins possibles. Celui d’une écologie post-capitaliste lui semble aussi désirable que sa perspective est lointaine. Il en décrit trois autres : capitalisme vert, carbofascisme et écofascisme. La première est la seule porte de sortie de la sociale-démocratie mais hélas<a href="https://eeb.org/library/decoupling-debunked/"> aucun découplage d’ampleur n’est en vue</a> entre croissance économique et destruction du milieu. L’impasse actuelle du capitalisme, aujourd’hui économique et bien près d’être également écologique, pourrait faire glisser les gouvernements libéraux de capitalisme vert en carbofascisme, une fuite en avant productiviste décomplexée (autour de nous les deux options sont prises <em>en même temps</em>) qui compense son manque de légitimité en blâmant certains groupes sociaux (migrant·es, fraudeurs de la CAF, chômeuses qui n’en veulent pas, wokistes et islamo-gauchistes, lycéennes en abaya, etc.) pour faire oublier son incapacité à sauvegarder les conditions de vie du plus grand nombre. Confronté aux limites écologiques, ce carbofascisme pourrait laisser le marché organiser la pénurie ou bien se muer ponctuellement en écofascisme, les deux faisant le sacrifice des parts les plus vulnérables de la population. Comme le revers de la même médaille.</p>
<p>Sur un tel sujet, qui fait se rejoindre nos deux plus grandes angoisses (crise écologique et montée du fascisme), Pierre Madelin n’offre pas un livre tout à fait glauque. Il est riche et rigoureux, jamais verbeux et il traite son propos de manière très concrète, ce qui en fait une lecture abordable que je conseille ici.</p>
<p>PS : Pour suivre l'actualité de ce blog et vous abonner à sa lettre mensuelle, envoyez un mail vide à <a href="mailto:%6d%65%6e%73%75%65%6c%6c%65%2d%62%6c%6f%67%2d%65%63%6f%6c%6f%67%69%65%2d%70%6f%6c%69%74%69%71%75%65%2d%73%75%62%73%63%72%69%62%65%40%6c%69%73%74%73%2e%72%69%73%65%75%70%2e%6e%65%74">mensuelle-blog-ecologie-politique-subscribe@lists.riseup.net</a> et suivez la démarche.</p>« Nous sommes en guerre »urn:md5:5c41cfe6c4d7707ef93413aa1a3d11492023-10-25T08:09:00+02:002023-11-05T11:13:51+01:00AudeTextesDémocratieUltra-droite<p>Rien de tel qu’une bonne guerre pour faire taire toute contestation. On se souvient du maréchal Macron, recevant dès 2018 des réponses cinglantes à son mépris, mis en difficulté sur sa réforme des retraites, se saisissant de la crise sanitaire pour se faire une image de chef de guerre là où on avait plutôt besoin de soignant·es. Plus tard il a su également profiter des guerres des autres pour se mettre en scène viril et hétérosexuel, en sweat à capuche et mal rasé pour mimer maladroitement le président ukrainien. La guerre fait les chefs, la guerre fait l’unité. Quand c’est la guerre, il faut abdiquer toute réflexion, faire front commun contre l’ennemi. Les conflits sur la production des richesses, serait-ce par la destruction de nos milieux de vie, et sur leur répartition n’importent plus quand on a un ennemi, extérieur idéalement et à défaut intérieur.</p> <p>La guerre est le joker des gouvernements à la faible légitimité. Le régime théocratique iranien, par exemple, s’est bien vite engagé dans une guerre de dix ans particulièrement meurtrière et inutile pour ne pas tanguer aux premières déceptions qu’il occasionnait (1). Israël s’engage sur la même voie. Alors que les derniers mois ont vu un renouveau démocratique dans le pays, avec un mouvement social d’une force inédite contre les velléités de destruction de l’État de droit par un gouvernement d’extrême droite, les attaques féroces du Hamas réconcilient le pays derrière un chef de guerre qui n’a de cesse de souffler sur les braises du conflit. Il n’y a plus aucune contestation possible, dans le pays et à l’international. Si le Hamas n’avait pas existé, les va-t-en guerre d’Israël auraient dû l’inventer. Ils l’ont a minima soutenu, <a href="https://archive.ph/BaByB">comme le rappelait en 2009 un journal états-unien</a> et <a href="https://www.telerama.fr/debats-reportages/comment-la-droite-nationaliste-israelienne-a-fait-le-jeu-du-hamas-l-eclairage-de-charles-enderlin-7017578.php">comme le dénonce aujourd’hui le journaliste franco-israélien Charles Enderlin</a>, longtemps correspondant à Tel-Aviv. Celui-ci livre <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2023/10/ENDERLIN/66188">dans les pages du <em>Monde diplomatique</em> d’octobre</a> le récit au présent d’un mouvement politique majeur qui quelques jours après la parution serait effacé par la guerre. Sur les charniers de mort·es de différentes religions et nationalités qui s’accumulent, le cadavre de ce mouvement est celui dont la perte m’est la plus douloureuse car elle porte en elle les autres.</p>
<p>De la construction d’un ennemi de l’intérieur dans une France en déclin à un conflit armé qui depuis 1967 n’a connu que des accalmies, ces guerres, minuscules ou graves, mettent à mal les caractères démocratiques des sociétés qui s’y engagent. Ce sont au final des guerres contre leur propres peuples que mènent tous ces maréchaux, ceux de pacotille comme ceux qui font froid dans le dos.</p>
<p>(1) Merci pour le rappel dans cette émission <a href="https://www.binge.audio/podcast/les-couilles-sur-la-table/femme-vie-liberte-revolution-en-iran">sur les mouvements d’opposition au régime en Iran</a>.</p>Un pays qui aime le sporturn:md5:03a9caba864333f7782bc0dc160167212023-10-03T09:10:00+02:002023-10-03T09:10:00+02:00AudeTextesDémocratieLibéralismeUltra-droite<p>Celles et ceux que fatigue l’overdose actuelle de sport ne sont pas au bout de leurs peines. La France macroniste est un pays profondément divisé politiquement et dans lequel les entrepreneurs en politique n’ont de cesse de nier à leurs adversaires la simple existence ou d’appuyer à leur profit sur tout ce qui clive (voir le récent usage de l’abaya, mot et vêtement inconnus de la plupart d’entre nous avant qu’un ministre n’en fasse LA menace contre sainte République, bien avant le démantèlement organisé des services publics). Cette France-là a bien besoin de sport, cet objet qui réconcilie à moindre coût, et Emmanuel Macron s’en empare avec enthousiasme. On se rappelle l’énarque vibrant de manière exagérée à la victoire de l’équipe de France en 2018 et sa silhouette exultante, pour une fois virile et hétérosexuelle, aussi vite répliquée sur le matériel promotionnel de l’Élysée. C’est bien là un usage politique, voire partisan, du sport mais on est tenu de respecter l’injonction paradoxale à une réconciliation programmée autour de l’équipe de France. Le président va pêcher un peu de popularité dans les stades ? Impossible de le huer, il représente la France. Il mène une politique assise sur une bien faible légitimité démocratique et sa Première ministre ne gouverne plus <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/l-article-49-3-comment-ca-marche">que par 49.3</a> ? Il est Mbappé ou Dupont, il est la France, taisez-vous.</p> <p>« On est les champions », ce cri de victoire qui donne à penser que nous étions des dizaines de millions à suer sur la pelouse, confond des masses de spectateurs et spectatrices avec leurs champion·nes. Leurs corps nous appartiennent. La bouche de la footballeuse Jennifer Hermoso est offerte à qui veut. Le corps du footballeur Kylian Mbappé appartient à Emmanuel Macron, qui peut sans gêne le peloter en un geste qui se veut paternel mais ne parvient à être que paternaliste et libidineux, lors duquel le corps du président essaie de capter la popularité du corps de l’athlète. Car leur corps est à « nous », les championnes seront donc dévoilées lors des JO de 2024, même si l’événement n’est pas celui d’une fédération sportive française mais d’un comité international olympique qui ne partage pas les lubies hexagonales. Quand bien même la laïcité de 1905 assure la liberté de chacun·e de pratiquer sa religion, sa nouvelle interprétation fait du corps des femmes l’objet de sainte République (celle qui va manger des hosties à Marseille). Le dévoilement est exigible des femmes et des filles qui sont sous la coupe républicaine : fonctionnaires, élèves, bénévoles lors des sorties scolaires et bien entendu sportives. Sainte République, représentée par des corps de toutes couleurs sous le maillot bleu, peut au passage retrouver l’apparence de sa neutralité et de l’égalité de tou·tes, quand bien même les indicateurs nous prouvent la force du racisme et la réalité des discriminations.</p>
<p>Beaucoup a été dit sur le rapport entre sport et régimes autoritaires. Georges Pérec en fait l’objet d’un livre étonnant, <em>W ou le souvenir d’enfance</em>, qui alterne souvenirs de la Shoah et description d’une société idéale dont le goût pour le sport et les corps sains révèle peu à peu le caractère eugéniste, validiste et disciplinaire. Victor Klemperer consacre un chapitre de <em>LTI. La Langue du IIIe Reich</em> aux usages du sport sous le nazisme, jusque dans les marques de cigarettes. Répétition de la guerre, le sport sert également à la décrire, en une métaphore jamais épuisée. Joseph Goebbels, le froid théoricien de la propagande nazie, par ailleurs infirme, use jusqu’à la corde les clichés du sport pour rendre la guerre et sa personne populaires, jusqu’à confondre les disciplines dans la même phrase : il faut encaisser les coups, sinon on va se faire semer. On imagine la chimère, un boxeur à vélo, poings serrés pendant que ses mains s’accrochent au guidon, corps fantasmé qui ne crie autre chose que sa puissance.</p>
<p>JO d’été et d’hiver à Pekin en 2008 puis 2022 consacrant la nouvelle puissance chinoise, JO d’hiver à Sotchi puis coupe du monde de football 2018 mettant en valeur la Russie poutinienne, coupe du monde de football au Qatar en 2022 témoignant de la force de frappe économique d’un émirat très monarchique… le sport est un domaine dans lequel la reconnaissance internationale va indifféremment aux régimes libéraux et à ceux qui le sont beaucoup moins. Avec une coupe du monde de football féminine en 2019, une coupe du monde de rugby masculine en 2023 et des <a href="https://saccage2024.noblogs.org/">Jeux olympiques en 2024</a>, la France semble ne pas vouloir en laisser aux autres. <a href="https://no-jo.fr/jo-2030-dans-les-alpes-le-deni-climatique-chimiquement-pur-le-16-septembre/">Elle brigue déjà les Jeux olympiques d’hiver en 2030</a>, malgré la pénurie de neige et le manque d’eau, malgré le régime d’austérité ambiante et l’appauvrissement organisé des finances publiques. Le pognon de dingue se trouve toujours quand on veut faire oublier que 60 % d’entre nous ne peuvent plus choisir leur alimentation et qu’<a href="https://www.secourspopulaire.fr/barometre-17-ipsos-secours-populaire-observatoire-pauvrete-precarite-2023">un tiers ne peut plus manger trois repas par jour</a>.</p>
<p>Ce n’est pas qu’une histoire de goût, populo manipulable d’un côté et intellos dédaignant fièrement le sport de l’autre. J’ai déjà été licenciée de plusieurs fédé à la fois et pratiqué le sport tous les jours de la semaine. Il m’arrive encore de suivre les compétitions (le basket aux JO de 2021, le foot féminin cette année) et de vibrer aux hauts et bas d’une équipe, pas forcément celle de mon pays quand celle-ci pratique un jeu teigneux. Cela n’empêche pas de s’interroger sur les usages politiques du sport, tout autant que sur ses usages intimes, quand le sport et la culture physique accompagnent l’idéologie du mérite individuel (on en reparlera un jour). Le sport est à l’image de nos sociétés, c’est à dire pas bien joli à regarder.</p>
<p>NB : Le titre de ce billet fait référence à <em>Un pays qui se tient sage</em>, film documentaire de David Dufresne (2020).</p>
<p>PS : Pour suivre l'actualité de ce blog et vous abonner à sa lettre mensuelle, envoyez un mail vide à <a href="mailto:%6d%65%6e%73%75%65%6c%6c%65%2d%62%6c%6f%67%2d%65%63%6f%6c%6f%67%69%65%2d%70%6f%6c%69%74%69%71%75%65%2d%73%75%62%73%63%72%69%62%65%40%6c%69%73%74%73%2e%72%69%73%65%75%70%2e%6e%65%74">mensuelle-blog-ecologie-politique-subscribe@lists.riseup.net</a> et suivez la démarche.</p>Toxic Dataurn:md5:b7be44c1bc2bdba2d89c501266e13fcb2023-08-15T16:54:00+02:002023-08-15T16:54:00+02:00AudeLecturesDémocratieLibéralismeTechniqueUltra-droite<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/2023/.toxicdata_m.jpg" alt="toxicdata.jpg, août 2023" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="toxicdata.jpg, août 2023" /><strong>David Chavalarias, <em>Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions</em> (2022), Champs Flammarion, 2023, 290 pages, 10 €</strong></p>
<p>Il y a une quinzaine d’années, je traînais dans une méchante revue écologiste qui publiait encore des articles énamourés sur les médias sociaux, synonymes de démocratie. Maintenant que tout le monde pouvait savoir (savoir quoi ?), le peuple était au pouvoir et tout irait pour le mieux. Les pires plumes de la revue étaient restées scotchées sur un imaginaire datant de quinze ans de plus (le web comme espace nécessairement décentralisé donc démocratique) sans arriver à tirer les conclusions des premiers mouvements sociaux Facebook, comme la révolution iranienne manquée de 2009 qui donna au contraire le loisir aux autorités d’exercer une répression féroce sur les comptes ayant relayé le message des manifestations.</p>
<p>À l’époque il me semblait seulement que ces niaiseries péchaient par excès d’optimisme, confondant savoir et pouvoir, révolte et concertation, se faisant des illusions sur l’horizontalité produite par Internet et sur sa capacité subversive. La droite de l’époque et cette gauche radicale technophile avaient en commun le rêve qu’Internet produise une société sans corps intermédiaires, la première en connaissance de cause pour mieux gouverner et la seconde par manque de vision politique et utopisme mal digéré. <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/D%C3%A9mocratie-et-r%C3%A9seaux-virtuels">Voilà ce que j’écrivais à ce sujet</a> en plein surgissement des printemps arabes et peu avant le <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/indignes-des-places-publiques-5-ans-d-un-mouvement-mondial-4022553">mouvement des places</a>. Eh bien je me trompais. C’était bien pire ! C’est ce que nous explique cet ouvrage publié en poche cette année.</p> <p>Mathématicien, David Chavalarias étudie les dynamiques sociales à travers les données en ligne. Le labo auquel il appartient au CNRS a créé le <a href="https://politoscope.org/le-politoscope/">Politoscope</a>, une initiative qui met à la disposition de chacun·e l’analyse de l’activité des comptes français sur Twitter (désormais affublé du nom insignifiant de X par son propriétaire libertarien). Pourquoi Twitter et pas Facebook ou Tik-Tok ? Car c’est jusqu’à présent le seul média social qui laisse l’accès à ces données, les autres étant plus opaques. Le Politoscope analyse donc la convergence entre les comptes, via le relais de leurs publications (les retweets), et la circulation des messages, notamment des hashtags (les <a href="https://www.commentcamarche.net/applis-sites/reseaux-sociaux/25345-hashtag-twitter/">mots-dièse</a> qui étiquettent un mot et permettent d’accéder à tous les contenus étiquetés de même) et des éléments de langage. Il identifie des sphères d’influence, autant de constellations avec des étoiles qui brillent d’autant plus que le compte est relayé et écouté dans le Twitter politique français : les sphères Mélenchon, Macron, Le Pen ou Zemmour sont ainsi cartographiées, faites de comptes personnels connus ou moins connus et d’autres anonymes.</p>
<p>Au-delà de ce travail sur Twitter, l’auteur tente une analyse du rôle des médias sociaux dans l’évolution de nos sociétés le long de chapitres courts et incisifs. Les médias sociaux ne se contentent pas de copier les dynamiques qui ont cours dans la vraie vie, elles en créent de nouvelles. Si loin du clavier on s’assemble car on se ressemble, en ligne cette tendance est exacerbée par la mobilité des acteurs. En quelques clics vous pouvez rencontrer des personnes qui partagent vos centres d’intérêt les plus farfelus ou rejoindre une communauté radicale, alors que les efforts dans le monde matériel étaient autrement plus exigeants. Mieux (ou pire), vous pouvez croiser par hasard le chemin de ces communautés et finir par faire évoluer vos standards en fonction des leurs. La plateforme vous servant les contenus de votre entourage, si vous croisez de telles communautés très clivantes, vous recevrez bien vite dans votre fil d’actualité des infos moins majoritaires et plus en résonance avec ces visions du monde, au point de finir par évoluer dans une bulle de filtre qui vous fera oublier les contenus majoritaires, produits idéalement par des approches scientifiques et journalistiques plus honnêtes intellectuellement.</p>
<p>Des biais déjà connus dans notre comportement hors ligne sont exploités par les plateformes, comme celui qui nous pousse vers la négativité : les contenus qui produisent des émotions négatives ont un avantage naturel dans la conquête de notre attention. Ce biais, qui fonctionne à plein dans un espace où nous décidons en continu de ce que nous pouvons voir (contrairement à un espace médiatisé, comme le journal télévisé), est exploité par les acteurs politiques. Un contenu clivant et mordant a ainsi plus de chances d’être viral et d’autant plus recommandé, donc d’autant plus visibilisé, ce qui offre une prime de visibilité aux communautés qui sont dans ce registre. Pour susciter l’engagement, il faut appuyer là où ça fait mal, dénoncer, s’indigner et ainsi contribuer à établir des clivages au sein de la société. Les propositions et les perspectives des partis politiques marchent moins bien sur les médias sociaux et Chavalarias cite la réaction d’un représentant de parti se disant contraint de fournir des contenus clivants, en désaccord avec son éthique, pour pouvoir exister en ligne.</p>
<p>Ce biais et cette tendance à la bulle sont accrus par les algorithmes, des programmes informatiques qui régissent depuis quelques années tout ce qui est proposé à notre attention sur les médias sociaux commerciaux, tout ce qui nous « intéressera », c’est à dire qui nous fera passer plus de temps sur la plateforme. Alors que sur un média social libre comme Mastodon vous recevez tout ce qui est posté dans l’ordre chronologique par le réseau de comptes que vous avez choisi délibérément de suivre, sur les plateformes commerciales ce contenu est filtré par des programmes et servi dans leur intérêt, avec une dose de publicité par-dessus. La grande innovation de Facebook avait été d’agréger l’activité de votre réseau de connaissances sur une page d’accueil ; elle a été suivie quelques années plus tard de ce travail éditorial : l’algorithme décide que vos « ami·es » qui ont le plus d’audience sont celles et ceux qui vous intéressent le plus (les autres sont invisibilisé·es), que vous serez sensible à des contenus qu’il choisit pour vous… et qui font l’objet de transactions commerciales avec la plateforme, laquelle vit du ciblage de publications sponsorisées. En politique, cela permet à des partis de prospecter à un coût ridicule des électeurs et électrices avec un ciblage très fin, qu’il soit géographique ou tienne aux activités précédentes des utilisateur·rices, et d’exploiter détresse, ressentiment, etc. De plus ces publicités restent confidentielles et un parti d’extrême droite a le loisir d’envoyer à ses cibles fournies par Facebook des contenus qu’il n’assumerait pas devant l’ensemble du corps politique.</p>
<p>Contrairement aux discours qui mettent en avant la responsabilité des usager·es, on sait aujourd’hui le rôle des plateformes dans le modelage de leur attention. Frances Haugen, ancienne salariée de Facebook qui a lancé l’alerte sur le fonctionnement de la plateforme, s’est longuement exprimée là-dessus devant les Sénats états-unien et français, et l’auteur la cite à plusieurs reprises. Il cite également l’expérience de cet homme qui décide un jour de valider par un « j’aime » (like) chacun des contenus de son fil Facebook, par curiosité, et en quelques jours l’algorithme ne lui sert plus que des contenus d’extrême droite violents – recommandés également à ses connaissances. (D’autres exemples particulièrement poignants figurent <a href="https://www.humanetech.com/podcast/social-media-victims-lawyer-up-with-laura-marquez-garrett">dans ce podcast</a> sur des enfants sans histoire numérique préalable qui ont été happés sans le vouloir par les contenus toxiques qui leur ont été servis.)</p>
<p>Après avoir consacré une première partie au fonctionnement des plateformes, y compris à des fonctionnements délibérément malveillants des utilisateurs, Chavalarias consacre dans la suite de l’ouvrage plus de temps à des questions politiques, notamment des tentatives d’influence venues de l’étranger, depuis la Russie de Poutine en particulier, dans une perspective moins de conquête idéologique que de déstabilisation des sociétés occidentales. Ses développements sur la Chine de Xi et sur le rôle de Tik-Tok sont bien plus légers. L’auteur montre un certain biais dans l’explication de la montée des régimes autoritaires et nationalistes dans les sociétés libérales. Il les explique par son objet d’études, cette haine qui a trouvé avec les médias sociaux de quoi se déployer par de multiples relais. Le contexte de cette montée de l’extrême droite, des politiques néolibérales qui exacerbent les inégalités et réduisent le bien commun à sa portion congrue, semble lui échapper. Il oppose « démocratie » (le bien) et « populisme » (le mal) <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Un-pays-democratique">comme si les choses étaient si simples</a>.</p>
<p>Le mouvement des Gilets jaunes lui sert par exemple à illustrer la viralité de ce qu’il appelle populisme sans considération pour ce qui a fait que ce mouvement a su ne pas rester la révolte anti-fiscaliste des premiers jours, ne pas céder aux sirènes de l’extrême droite qui l’a abondamment dragué et au final faire entendre la voix de personnes qui n’étaient plus représentées politiquement. De même il documente la présence en ligne du mouvement anti-vax et sa récupération par Florian Philippot (je rappelle ici que les premières réactions au confinement de l’ex-RN ont été de stigmatiser les joggers qui prétextaient leur activité physique pour sortir de chez soi) sans interroger les politiques qui « diabolisent la minorité de personnes non-vaccinées, créent la division et mettent à mal la cohésion sociale en France » selon <em>The Economist</em> dans l’édito de <a href="https://www.eiu.com/n/campaigns/democracy-index-2021/">sa publication de 2022 sur l’état de la démocratie dans le monde.</a> Son étude sur la circulation de l’expression « islamo-gauchisme » aurait pu l’alerter. Cette insulte promue pendant des années par l’extrême droite n’a percé dans l’espace public qu’après que des ministres de Macron (Darmanin-démission, Blanquer et Vidal) ont choisi d’accuser la gauche des violences attribuables à quelques factions islamiques. Le mouvement sur les retraites, ce consensus bâti à mesure que le sujet était mieux connu du public et qui s’est heurté à la volonté à peine légale du chef de l’État, l’a peut-être convaincu depuis de l’attachement très modéré de Macron pour la démocratie… Ce n’est pas parce qu’on est centriste qu’on est un grand démocrate et <a href="https://www.nytimes.com/interactive/2018/05/23/opinion/international-world/centrists-democracy.html">les enquêtes le montrent depuis des années</a>.</p>
<p>Chavalarias finit son ouvrage avec une annexe intéressante sur le jugement majoritaire. C’est une méthode de vote qui permet de sélectionner les candidat·es qui déplaisent le moins et plaisent le plus à l’ensemble du corps électoral, pas celles et ceux qui plaisent au plus gros fan-club ou dont le vote semble le plus utile dans le jeu particulièrement insincère que sont devenues des élections à un tour. Je vous laisse découvrir qui aurait emporté l’élection de 2022 selon cette méthode. Fait très intéressant, Mélenchon est au fond du classement en 2022 alors qu’en 2017 il convainquait plus largement les Français·es, comme s’il s’était satisfait depuis de mobiliser plus puissamment un nombre réduit de personnes et non de parler à tou·tes (un petit conseil pour la suite). <em>Toxic Data</em> n’est pas l’ouvrage d’un grand politiste ou d’un fin connaisseur de la démocratie mais dans le champ qu’il maîtrise le mieux l’auteur propose un livre très accessible et passionnant. Qui est aussi la fenêtre sur un monde inquiétant.</p>
<p>Pour d’autres productions autour de Facebook et des médias sociaux, <a href="https://youtube.com/watch?v=-UNz84GGuDc">un épisode de la série « Infernet » de Pacôme Thiellement</a>.</p>Comment peut-on être français·e ?urn:md5:364965d41b7de21d043862ba0315673d2023-08-01T08:56:00+02:002023-08-15T16:07:47+02:00AudeTextesChiffresUltra-droite<p>Il y a quelques semaines une députée du Rassemblement national, Jacqueline Eustache-Brinio, disait à propos de jeunes qui avaient pris la rue suite à l’assassinat de Nahel et au dévoilement des mensonges des policiers : « Vous allez me dire que la plupart des gens arrêtés sont français. D’accord. Mais ça ne veut plus rien dire aujourd’hui. Ils sont comment français ? » Ils sont français comme vous et moi, pourrait-on lui répliquer, soit que l’un·e de leurs parents soient français·e, soit qu’ils soient nés en France de parents étrangers, y résident habituellement et en aient fait la demande. Je ne suspecte pas la députée de l’ignorer. Que manque-t-il donc aux jeunes pour être vraiment français puisqu’ils le sont déjà ? Mystère… Si au moins Eustache-Brinio avait le courage de critiquer frontalement les lois de son pays et de proposer leur réforme on saurait s’il faut pour être français·e avoir appris par cœur la Marseillaise, avoir tel niveau d’éducation (au hasard : le sien), être macroniste, catholique ou blanc·he. Mais les racistes de la République ont cette particularité de ne pas être bien courageux et courageuses, et de manier l’hypocrisie avec un talent consommé.</p> <p>En attendant, leurs hurlements sont théoriquement en contradiction avec tous les textes qui supposent l’égalité entre citoyen·nes. Si le fascisme a une particularité, c’est de s’attacher à déchirer le corps social, à monter les un·es contre les autres. Cela en fait quoi ? Des factieux, des séparatistes ? Rien de cela, ils servent à faire oublier les problèmes qui fâchent (paupérisation organisée, destruction des richesses collectives et sédition policière).</p>
<p>Je parlais d’hypocrisie car non seulement ces gens-là n’osent pas aller jusqu’au bout de leur pensée en proposant des statuts différenciés selon le niveau de francité (établi sur la distance d’avec un « nous autres » choisi par les classes dominantes (1)) mais ils persistent à ne pas nommer l’objet de leur haine.</p>
<p>Prenons les choses dans l’ordre. On pourrait donc être Français·e de première classe ou de deuxième. Ce statut a existé, il s’appelait « indigénat » (2) et il concernait les personnes des pays colonisés. C’est un statut qui a évolué puisque les Juif·ves d’Algérie ont été « indigènes » et que les habitant·es des Antilles aussi ont fini par accéder à un statut supérieur. La couleur de peau n’a pas été toujours intrinsèquement liée au statut d’indigène mais descendre des populations qui avaient encore le statut d’indigène après guerre, c’est voir sa francité déqualifiée a priori. C’est cela que les Eustache-Brinio ne cessent de dire sans le dire car leur geste de déqualification est de fait un crachat à la gueule des grands principes sous lesquels nous sommes censé·es vivre.</p>
<p>Beaucoup a déjà été dit sur le refus en France de produire des statistiques sur l’origine ethnique qui permettraient de mettre en lumière le traitement spécifique qui est fait aux Français·es qui ne sont pas perçu·es comme blanc·hes. Pas de chiffres (3), pas de problème. Aussi est-il assez ironique de voir le ministre de l’intérieur Darmanin-démission faire le tour des commissariats et regarder les prénoms des prévenus pour y déceler, comme dans une boule de cristal, leur fameuse origine ethnique. Après une étude approfondie, le trafiquant d’influence a fait part de ses conclusions scientifiques : « Oui, il y a des gens qui, apparemment, pourraient être issus de l’immigration. Mais il y a eu beaucoup de Kevin et de Mattéo, si je peux me permettre. » C’est bien connu, Kevin et Mattéo sont blancs (ce sont d’ailleurs les prénoms d’un joueur de basket français de Guyane, de footballeurs français d’origine marocaine, togolaise ou haïtienne).</p>
<p>La droite française blanche confond trop souvent l’autre avec un menu de restaurant dans lequel il serait possible et juste de choisir pile ce qu’on veut prendre. Elle prend le couscous, le rougail saucisses et le boudin antillais mais elle refuse toute autre culture que la sienne ; elle prend les colonies et leurs espaces maritimes exclusifs mais elle refuse un traitement républicain de ses habitant·es ; elle prend les travailleurs mais à condition qu’ils lui rapportent, quitte à les choisir comme un raton-laveur fait son menu dans une poubelle (il faut avoir vu ça, les ratons-laveurs ont de longs doigts experts). Elle cultive l’incohérence et le déni de ce qu’elle est : inhumaine et bête.</p>
<p>NB : On m’informe que Jacqueline Eustache-Brinio est en fait affiliée aux Républicains. Dont acte.<br />
NB : Je le savais.</p>
<p>(1) Après le désaveu des membres du corps social sur des critères ethno-nationalistes, il faut anticiper celui qui se profile sur des critères politiques et le déni d'appartenance à la communauté fait aux personnes solidaires des Soulèvements de la Terre puis tout ce qui déplaira au gouvernement. (Tandis que les personnes qui disent « pour autant » en début de phrase ou « je vous partage ce document » garderont, elles, leur nationalité, malgré leurs attaques répétées contre mes oreilles.)<br />
(2) C’est pour ça qu’en français on ne traduit pas <em>indigenous</em> ou <em>indígenxs</em> par <em>indigène</em> mais par <em>autochtone</em>.<br />
(3) Sauf à de rares exceptions fortement encadrées, comme les enquêtes <a href="https://teo.site.ined.fr/">« Trajectoires et origines »</a>.</p>
<p>PS : Pour suivre l'actualité de ce blog et vous abonner à sa lettre mensuelle, envoyez un mail vide à <a href="mailto:%6d%65%6e%73%75%65%6c%6c%65%2d%62%6c%6f%67%2d%65%63%6f%6c%6f%67%69%65%2d%70%6f%6c%69%74%69%71%75%65%2d%73%75%62%73%63%72%69%62%65%40%6c%69%73%74%73%2e%72%69%73%65%75%70%2e%6e%65%74">mensuelle-blog-ecologie-politique-subscribe@lists.riseup.net</a> et suivez la démarche</p>Quel déclin ?urn:md5:9bfcd6d203a61926964c6fe4e5e80eda2023-06-13T08:03:00+02:002023-06-26T07:58:33+02:00AudeTextesAgricultureDémocratieLibéralismeTravailUltra-droite<p>L'extrême droite française fait ses délices de la notion de déclin, celui-ci étant toujours mis sur le compte des minorités, en particulier ethniques. Faisons-nous, nous qui sommes attaché·es à des valeurs égalitaires, émancipatrices et à la réconciliation avec notre milieu naturel, le même constat ? Oui et non. Et pour nous les causes sont absolument différentes.</p> <p>Quand j’étais enfant, la France était la quatrième puissance mondiale. Ce n'est plus le cas aujourd’hui. Faut-il s'en chagriner ? La petite place qu'elle occupe sur un planisphère et sa démographie justifient qu’elle ne soit pas une grande puissance. Ce qui est plus inquiétant, c’est la perte de ses capacités de production et sa dépendance toujours accrue à celles de pays concurrents, nous le verrons plus tard. C’est aussi la paupérisation de ses habitant·es, appauvri·es par une conjonction de facteurs.</p>
<h3>Paupérisation générale</h3>
<p>Si des Français·es caracolent en tête des classements mondiaux des plus grosses fortunes, en France le sentiment d’un déclassement et de baisses de revenu se généralise. Il ne tient pas forcément à l’évolution du revenu en tant que tel, même si les 10 % les plus pauvres se sont appauvri·es depuis 2008 pendant que le revenu médian augmentait. La paupérisation plus globale que nous ressentons est liée à l’augmentation de certaines dépenses ainsi qu’à la baisse de ressources mises en commun. L’inflation actuelle, tirée par les coûts de l’énergie et les produits agricoles, marque les esprits mais les dépenses de loyer et les difficultés d’accès à la propriété n’ont cessé de croître depuis plus de vingt-cinq ans par manque de régulation des loyers et financiarisation du secteur immobilier.</p>
<p>La part socialisée du salaire, elle, ne cesse de baisser. Depuis un an pas moins de deux réformes (sans compter les nombreuses précédentes) ont souhaité mettre à mal les droits au chômage et à la retraite. Or ce sont bien des rémunérations indirectes, dont sont privées les personnes qui les ont gagnées pour que leurs employeurs puissent se voir exonérés de cotisations sociales.</p>
<p>Une autre part des richesses que nous produisons contribue à nos services publics. Sous-financés, moins efficaces ou moins accessibles, leur état dégrade nos vies et engage des dépenses individualisées. Cette logique d’austérité fait des ravages dans tous les secteurs. Dans le domaine des transports, les fermetures de lignes de train ne laissent pas d’alternative, ou alors une alternative bien moins rapide et moins confortable à la voiture individuelle. En région parisienne, le <a href="https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/261122/rer-b-voyage-sur-la-ligne-qui-deraille">sous-financement chronique du réseau</a> explique les nombreuses pannes qui émaillent la vie des usagèr·es et font croître depuis des décennies le temps de transport, l’incertitude et l’inconfort. Nos vies quotidiennes se dégradent et, même sans cette considération pour nous et notre confort, cette situation impacte la capacité des gens à simplement aller travailler.</p>
<p>Le droit à l’éducation supérieure pour les bachelièr·es, bien que constitutionnellement garanti, n’est plus effectif et la qualité de l’éducation secondaire se dégrade faute de moyens. Les enseignant·es sont déclassé·es et la perte en quarante ans de la moitié de la rémunération engage celles et ceux qui le peuvent à quitter ou éviter la profession. Dans nombre de professions la dégradation des conditions matérielles s'accompagne d'une perte de sens mais l'éducation, c'est un pari sur l'avenir qui semble lui aussi sous-investi (1).</p>
<p>C’est dans le domaine de la santé que la situation est la plus poignante. Un sous-investissement de plusieurs décennies dans les études médicales ont étendu les zones dans lesquelles l’accès aux soins est entravé. Jadis campagnes reculées, les déserts médicaux sont aujourd’hui des grandes villes : au Mans il est impossible de prendre un rendez-vous pour une carie, à Nantes l’accès à un médecin traitant n’est plus garanti. Dans quel monde faut-il vivre avec une douleur dentaire déchirante ? Dans le nôtre. Les étudiant·es qui n’ont pas eu le courage de faire médecine, celles et ceux qui ont échoué en première année sont-ils et elles trop bêtes, la France est-elle peuplée d’imbéciles incapables de faire des études médicales ? A-t-elle moins de ressources que la Roumanie par exemple, dont elle attire les médecins, pour former ses propres soignant·es ? Quant à l’hôpital, il est étranglé par des logiques financières et beaucoup a été dit sur son délabrement, pré-Covid et depuis. Notre société, qui a tous les moyens de bien soigner, refuse de les dédier à cela.</p>
<h3>« Souveraineté » partout, souveraineté nulle part</h3>
<p>Il n’est question que de souveraineté dans les discours politiques, particulièrement à droite et à l’extrême droite. En agriculture par exemple, les bénéfices de la balance commerciale de la France s’érodent peu à peu. Le journaliste Marc Endeweld note que la France <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2022/03/ENDEWELD/64407">exporte des pommes de terres et importe des chips</a>. L'agronome <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/la-revolution-agro-ecologique-matthieu-calame/9782021499544">Matthieu Calame</a> parle à ce sujet d'un échange inégal, comme pendant l'époque coloniale, avec la particularité d'être abondamment subventionné par la partie exploitée (2). Les quintaux de céréales ne compensent pas les importations de fruits et légumes (nous ne produisons plus que la moitié de ce que nous consommons). Les plaintes d’un récent rapport sénatorial, en voie d’être traduit en loi ce printemps <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/21/proposition-de-loi-sur-la-ferme-france-l-objectif-du-texte-du-senat-n-est-pas-d-uvrer-pour-l-agriculture-francaise-mais-d-elargir-la-fenetre-d-overton_6174182_3232.html">malgré ou en raison de ses outrances</a>, font état de trop de contraintes pesant sur le monde agricole. Le travail y est trop rémunéré selon les sénateurs (voir notre point précédent pour une réponse) et les instruments de protection du milieu et de la santé humaine impactent trop les coûts de production. Or la France est le troisième pays le plus permissif de l’Union européenne en matière d’utilisation de pesticides et les aspirations du plus grand nombre <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/On-vote-avec-son-portefeuille">vont plutôt vers une agriculture de qualité</a>, qui contribue aux économies locales, respecte la santé humaine et le bien-être animal.</p>
<p>40 % d’entre nous n’ont pas les moyens économiques de choisir leur nourriture mais nos déclinistes de droite, pour qui nos vies importent peu, ne proposent rien d’autre qu’un cercle vicieux de paupérisation, prenant acte de celle des consommateurs·rices pour appauvrir les travailleurs·ses et ainsi de suite, sans considération non plus pour notre capacité nourricière envisagée sur le temps long. Ils oublient étrangement un des paramètres de l’équation, l’énergie très chère et importée sous forme d'engrais qui est nécessaire à notre « puissance agricole ». Une puissance aux pieds d’argile, qui s’adapte mal au changement climatique (3) et n’imagine ni l’impact écologique ni la faible disponibilité des ressources matérielles nécessaires pour l’agriculture connectée, seule perspective « écologique » des classes qui dominent le secteur agricole. Pendant ce temps, les acteurs qui pensent la transition écologique <a href="https://reporterre.net/Aides-riquiquis-l-Etat-neglige-l-agroecologie">reçoivent des miettes de subventions</a>, ce qui ne les empêche pas de se demander <a href="https://www.civam.org/ressources/reseau-civam/type-de-document/outil/guide-la-quadrature-du-poireau/">comment concilier les coûts de production plus élevés de leurs modes de production et les budgets très contraints des ménages</a>. Serait-ce par une meilleure prise en compte des coûts cachés de l’agriculture sur la santé humaine et sur les écosystèmes ? Ou par la socialisation de budgets alimentaires ?</p>
<p>On entend plus rarement ces déclinistes, qui souhaitent manger français, croyant peut-être défendre le bon gars agriculteur du coin, s’inquiéter du fait que <a href="https://terredeliens.org/national/actu/etat-des-terres-agricoles-en-france-le-premier-rapport-de-terre-de-liens/">nous dévorons nos terres agricoles</a> et les artificialisons sans regret, ou que l’agriculture familiale <a href="https://terredeliens.org/national/actu/une-ferme-sur-dix-est-une-societe-financiarisee-rapport-terre-de-liens/">cède peu à peu la place à une agriculture de firme</a>. La terre, encore majoritairement propriété familiale, voit ses prix croître. Elle est de plus en plus difficilement accessible à des personnes qui souhaitent la cultiver et passe peu à peu dans les mains de grosses compagnies. Si cette structure de propriété s'impose, les entreprises en question seront indifféremment françaises ou étrangères. Elles ne seront pas plus attentives aux attentes des mangeurs et mangeuses, auront encore moins de souplesse que les agriculteurs et agricultrices d’aujourd’hui pour s’adapter à un contexte écologique fait de beaucoup d’incertitudes. Pour répondre à tous ces enjeux, il ne suffit pas de se renommer « ministère de la souveraineté alimentaire » <a href="https://viacampesina.org/fr/la-souverainetliementaire/">(voir ici la définition de cette notion</a>, issue du mouvement paysan).</p>
<p>La souveraineté énergétique fait l’objet des mêmes discours. La droite et l’extrême droite déclinistes ne jurent que par le nucléaire français : des approvisionnements en uranium importé du Canada, de l’Australie ou du Tadjikistan, des centrales sous licence états-unienne (et bientôt italienne), cette souveraineté n’est que de façade. Et pour répondre à nos besoins, toujours plus grands en raison de l’électrification des usages (tout ce qui est électrique est désormais « vert »), le grand programme macronien de construction de réacteurs surdimensionnés fait piètre figure, n’étant pas financé comme le premier programme le fut dans les années 1970 et 1980. Les gisements les plus importants sont bien dans les économies d’énergie et la sobriété mais ils ont le tort de ne pas servir d’intérêts puissant. Le nucléaire, facteur d’indépendance de la France et premier outil de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, est plutôt victime du changement climatique et des sécheresses, ainsi que des politiques néolibérales qui rendent impossible toute planification de l’activité économique. Si je tenais aux capacités de production nucléaire françaises, je m’inquiéterais.</p>
<h3>De l'argent, il y en a...</h3>
<p>La désindustrialisation de la France est désormais flagrante, au point que c’est avec Malte et le Luxembourg (tourisme et banques) <a href="https://data.oecd.org/fr/natincome/valeur-ajoutee-par-activite.htm">un des pays d’Europe les moins en capacité de produire les biens dont il a besoin</a>. On a vu pendant la crise sanitaire de grands discours sur le danger d’être si dépendant·es des chaînes logistiques et de savoir-faire aussi éloignés mais les subsides de l’État, censés soigner ce mal, ne s’accompagnaient d’aucune obligation de production. Et au lieu d’assurer des marchés aux entreprises qui se proposaient de produire, au lieu (rêvons un peu) de se poser la question de ce dont nous avons besoin (<a href="https://otmeds.org/communique-de-presse/macron-6-ans-de-dogmatisme-seuls-25-medicaments-concernes-sur-450-critiques-le-storytelling-du-president-atteint-ses-limites/">ça par exemple</a>) et de la mettre en balance avec l’impact écologique de cette production, on les a toutes arrosées sans distinction. Chaque épisode de désindustrialisation-réindustrialisation <a href="https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/120523/reindustrialisation-les-chimeres-d-emmanuel-macron">ne montre qu’une chose</a> : une industrie sous perfusion, des entreprises mercenaires qui prennent les subsides puis s’en vont.</p>
<p>La France est-elle un pays si hostile aux entreprises, comme le dit le récit libéral, qu’il faille subventionner à tour de bras celles qui daignent s’installer chez nous tant qu’elles sont grassement rémunérées ? C’est <a href="https://www.strategie.gouv.fr/publications/politiques-industrielles-france-evolutions-comparaisons-internationales">le récit souvent servi par les élites économiques</a> mais selon les experts qui accompagnent les entreprises étrangères en France, le plus grand défaut du pays aux yeux de leurs dirigeants, ce n’est pas un taux d’imposition élevé mais des politiques économiques très instables, qui rendent difficile de se projeter à long terme et de faire des projections à quelques années.</p>
<p>Pré-Covid, les aides publiques aux entreprises s’élevaient à <a href="https://ires.fr/publications/cgt/un-capitalisme-sous-perfusion-mesure-theories-et-effets-macroeconomiques-des-aides-publiques-aux-entreprises-francaises/">environ 157 milliards d’euros en 2019</a>, sous prétexte de compétitivité, d’emploi, d’investissement ou d’innovation, et quand bien même les résultats ne seraient pas au rendez-vous, comme on le constate depuis la mise en œuvre du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi.</p>
<p>L’emploi a bon dos. Dès que se profile un début de plein emploi, soit une situation dans laquelle une armée de chômeurs·ses n’attend pas à chaque porte et où il faut prendre la peine de recruter, patrons et ministres poussent des cris d’orfraie. Même logique en matière d’écologie comme de social : il fallait produire pour créer des emplois manquants, à n’importe quel coût. Ces politiques de prédation organisée de nos richesses collectives, de dégradation du milieu, de dégradation des conditions de travail et de sa rémunération étaient justifiées par le chômage mais <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/On-recrute">qui aujourd’hui croit encore qu’elles étaient faites pour nos besoins</a> ? Les moindres désagréments des recruteurs commandent une réforme violente du chômage et le service du travail obligatoire pour les personnes au RSA.</p>
<p>C’est un tableau bien connu que celui du néolibéralisme : l’État est en apparence hostile à ses interventions et bien décidé à se priver de beaucoup de ressources, il sait néanmoins distribuer avec largesse celles sur lesquelles il a la main. Comment ne pas y voir une politique de classe, simplement dictée par l’avidité des plus riches qui en profitent ? Les études des organismes internationaux (OCDE, FMI, Banque mondiale) se succèdent pour <a href="https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/061222/comment-la-macronie-tourne-le-dos-la-rationalite-economique">récuser la pertinence de ces politiques</a>. Elles demeurent malgré tout, privées d’appui théorique mais toujours soutenues politiquement, y compris par les dits organismes internationaux. La farce française est à peine différente de celle qui se joue dans des pays aux caractéristiques parfois bien différentes, chacun se plaignant de son propre déclin et cherchant des boucs émissaires pour le conjurer.</p>
<h3>La diversion fascisante</h3>
<p>Pourquoi, comment ces politiques néolibérales tiennent-elles encore, alors qu’elles ont aussi perdu tout soutien démocratique ? D’abord nos sociétés n’ont pas de caractère <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Un-pays-democratique">bien démocratiques</a>. Et partout dans le monde, les crispations ethniques ou religieuses permettent d’éluder le problème aux yeux des masses en trouvant d’heureuses diversions. Partout, de pays pauvres où le niveau d’éducation est très faible jusqu’à la Scandinavie, l’extrême droite accède au pouvoir en ne proposant rien d’autre que des boucs émissaires (populations d’origine étrangère et/ou pauvres qui se comporteraient mal et/ou ennemis politiques intérieurs, au choix). La France n’est pas de reste avec <a href="https://laviedesidees.fr/Lettre-aux-professeurs-d-histoire-geo-Heran">sa religion de la laïcité</a> et un président qui instrumentalise le fascisme, se faisant tantôt rempart contre l’extrême droite et tantôt la banalisant en la renvoyant dos à dos avec la social-démocratie. C’est un drôle de jeu que joue Macron, dans lequel depuis les débuts de son mandat il est possible de voir <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Macron-est-il-populiste">nombre de convergences avec les régimes illibéraux</a>.</p>
<p>La logique du bouc émissaire marche bien et les musulman·es (ou personnes supposées telles) en savent quelque chose. Leur adhésion bien réelle aux « valeurs de la République » ne change rien aux traitements que leur infligent la dite République, ils et elles continuent de nous donner <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Nos-plus-belles-lecons-d-universalisme">des leçons d’universalisme</a>. Le macronisme, et avant lui d’autres idéologies françaises rances, sont gourmandes de clivages artificiels pour faire oublier leur politique de classe. Après l’éco-terroriste, qui sera le prochain bouc émissaire ?</p>
<p>Autant ces gouvernants sont faibles démocratiquement et peinent à rassembler, autant ils s’acharnent à cliver la société pour qu’elle soit incapable de leur tenir tête. Et quand ça ne suffit pas, il leur reste la force. La police est équipée comme une armée, sauf que l’ennemi, c’est nous. L’État, lui, ne décline pas, il se renforce et se prépare à une gestion militaire de conflits qui devraient être assumés politiquement. Le <a href="https://www.mediapart.fr/journal/politique/260523/decivilisation-la-diversion-extremement-droitiere-de-macron">« processus de décivilisation »</a> dénoncé par Emmanuel Macron et dans lequel chaque Dupont-Lajoie est invité à reconnaître l’objet de ses hantises minuscules, c’est plutôt cette perte de capacité à proposer un destin collectif, la mise en commun de ressources, la protection des plus faibles et le choix de la défense de nos vies, de nos lieux de vie, contre les intérêts des plus riches.</p>
<p>(1) En Malaisie j'ai pu constater à quel point le niveau d’éducation faisait la différence entre pays riches et pays moins développés.<br />
(2) Appeler les bassines de la mal-adaptation aux nouvelles conditions climatiques, c’est leur faire encore trop d’honneur. Ce sont des dispositifs d’évitement de l’interdiction du prélèvement d’eau en été, comme il existe des dispositifs d’évitement du paiement de l’impôt, soit des illégalismes légaux.<br />
(3) Les marchés que nous prétendons dominer en leur fournissant volailles, porcs et céréales exploitent en fait subventions agricoles et terres, aux dépens de la qualité de notre milieu.</p>
<p>PS : Pour suivre l'actualité de ce blog et vous abonner à sa lettre mensuelle, envoyez un mail vide à <a href="mailto:%6d%65%6e%73%75%65%6c%6c%65%2d%62%6c%6f%67%2d%65%63%6f%6c%6f%67%69%65%2d%70%6f%6c%69%74%69%71%75%65%2d%73%75%62%73%63%72%69%62%65%40%6c%69%73%74%73%2e%72%69%73%65%75%70%2e%6e%65%74">mensuelle-blog-ecologie-politique-subscribe@lists.riseup.net</a> et suivez la démarche.</p>Dans l’impasse, comment faire sauter les murs ?urn:md5:8e8f450da04673e267047e9f41b112b82023-04-29T19:31:00+02:002023-04-29T20:02:14+02:00AudeTextesDémocratieLibéralismeUltra-droite<p>Il est poignant de constater, alors que les colères contre la réforme des retraites restent vives, à quel point les garde-fou nous manquent. Où que l’on regarde, le pouvoir semble absolu. Une police et une gendarmerie en roue libre, à laquelle l’IGPN et l’IGGN distribuent des jokers à tour de bras, même quand les illégalismes sont avérés et dénoncés. Un Conseil constitutionnel si fragile (trop proche du pouvoir et trop peu savant en matière de droit constitutionnel) qu’il est incapable de sanctionner un usage irrégulier de procédures pensées à d’autres fins qu’une absence de majorité aux élections législatives. Un président dont l’hubris bêtasse de gamin de 15 ans premier de la classe, qui fait enfin pitié au monde entier, ne semble plus connaître aucune limite. Une Constitution depuis toujours problématique, taillée sur mesure pour des régimes autoritaires, et dont les critiques se recrutent désormais de la France insoumise au <em>Financial Times</em> (1). Des préfets qui tentent d’interdire des manifestations pour la seule raison qu’elles déplaisent aux puissants… Ah non, là il reste encore quelques magistrat·es réveillé·es pour retoquer leurs arrêtés, maigre consolation.</p> <p>Cet affaiblissement à vue d’œil de l’état de droit n’est ni nouveau ni inattendu, il tient à <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Un-pays-democratique">l’épuisement des caractères démocratiques de ce gouvernement</a> et de tant d’autres, incapables de modérer la violence du capital alors que sa voracité ne cesse de croître. Des partis libéraux font alliance avec ceux d’extrême droite partout en Europe et quand ils ne sont pas au gouvernement c’est leurs idées qui sont appliquées (2). Apparent paradoxe du libéralisme : celui-ci peut aussi bien <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/du_liberalisme_autoritaire-9782355221484">se faire autoritaire</a>.</p>
<p>Le mouvement social, malgré le succès des mobilisations, est dans une impasse dont les deux extrémités seraient également fermées. Car après la réforme des retraites, il faudrait subir une réforme de la Sécurité sociale puis du Code du travail, deux projets urgents sur lesquels planchent déjà les ministères. L’objectif reste le même, à peine caché et toujours inique : réduire nos rémunérations pour engraisser le capital, assurer ses super-profits, nourrir le train de vie des plus riches et leurs investissement qui seront les pollutions de demain et encore plus de profits après-demain. Après des décennies de consensus mou et de moyennisation des classes sociales qui satisfaisaient les groupes sociaux les plus larges et les mieux représentés, les conflits d’intérêt s’éclaircissent.</p>
<p>Devant ce spectacle navrant, la colère monte. C’est bien simple, même Pierre Rosanvallon est en colère. Et même nous qui ne sommes pas comme lui historien·nes de la démocratie voyons le pouvoir se débattre et compenser de n’importe quelle indignité sa faible légitimité, maniant d’une main l’épouvantail de la haine des minorités et de l’autre la répression et la violence. Comme de vulgaires fascistes.</p>
<p>Autour de moi j’observe que la violence semble pour beaucoup la seule sortie possible de l’impasse. C’est la question que se posent des dirigeants syndicaux pourtant habitués au compromis, si ce n’est à la compromission. Elle taraude même celles et ceux qui n’ont pas fait grève, qui n’ont pas manifesté, qui ne sont pas sorti·es avec leur casserole. Même celles et ceux qu’on n’imaginait pas si politisé·es commencent à se projeter dans une réponse violente à la violence qui nous est faite. Pourtant nous le savons, que si notre société sombre dans la violence, notre camp (les démocrates, modéré·es et radicaux·ales) n’est ni le mieux préparé, ni le plus vaillant, ni le plus haineux. C’est une perspective vertigineuse quand on la considère à tête reposée et c’est sûrement la dernière chose qui retient notre colère. En attendant, je rêve la nuit que les caisses de grève soient employées, comme la prime de licenciement dans le film <em>Louise Michel</em> (3), à mettre des contrats sur les connards qui nous gouvernent.</p>
<p>(1) « La France ne peut pas continuer comme cela. Il est temps d’en finir avec la Ve République, avec sa présidence toute-puissante – la plus proche dans le monde développé d’un dictateur élu – et d’inaugurer une sixième République moins autocratique. » <em>Financial Times</em>, cité par Martine Orange dans <a href="https://www.mediapart.fr/journal/international/280323/la-finance-internationale-prend-ses-distances-avec-macron">« La finance internationale prend ses distances avec Macron »</a>, Mediapart, 28 mars 2023. Martine Orange est par ailleurs la co-autrice d’<a href="https://www.editionsladecouverte.fr/histoire_secrete_de_la_ve_republique-9782707153500">un ouvrage qui met en lumière les origines autoritaires de cette Ve République</a>.<br />
(2) Dernier épisode en date, la chute de la Suède à l’automne 2022. Le gouvernement est bien composé de ministres de la droite fréquentable mais l’extrême droite n’en a été tenue éloignée <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Tidö_Agreement">que par des accords sur la politique qu’il mènera</a>. On appréciera la nuance.<br />
(3) Film de Gustave de Kervern et Benoît Delépine, 2008.</p>
<p>PS : Pour suivre l'actualité de ce blog et vous abonner à sa lettre mensuelle, envoyez un mail vide à <a href="mailto:%6d%65%6e%73%75%65%6c%6c%65%2d%62%6c%6f%67%2d%65%63%6f%6c%6f%67%69%65%2d%70%6f%6c%69%74%69%71%75%65%2d%73%75%62%73%63%72%69%62%65%40%6c%69%73%74%73%2e%72%69%73%65%75%70%2e%6e%65%74">mensuelle-blog-ecologie-politique-subscribe@lists.riseup.net</a> et suivez la démarche.</p>« Mon corps, mon choix »urn:md5:9dc19dd276268c52f32fd0a2c38facfb2023-04-23T11:29:00+02:002023-04-23T11:29:00+02:00AudeTextesCovid-19DémocratieFéminismeIndividualismeLibéralismeMiliterUltra-droite<p>Il y a quelques jours, dans un groupe féministe, nous avons déplié un paragraphe de notre manifeste qui reprenait le slogan « Mon corps, mon choix ». J’avais émis quelques doutes sur cette formulation car si entendue comme un appel à la liberté reproductive et sexuelle des femmes elle fait consensus, elle contient aussi tout un monde contre lequel, en tant que féministes au sein d’un syndicat de transformation sociale, nous luttons. Enfin, j’espère.</p> <p>« Mon corps, mon choix », c’est un slogan qui a été repris par des <a href="https://www.vice.com/en/article/4agz9n/my-body-my-choice-doesnt-apply-to-coronavirus-covid19">femmes de mouvements libertariens états-uniens</a> au cœur de la crise sanitaire pour réclamer l’absence de politique de santé publique et le renvoi de chacun·e à son appréciation – jusqu’à ce qu’il ou elle ou ses proches ou les personnes qui les côtoient viennent solliciter les soins médicaux dispensé par le monstre honni, ce Léviathan qui a nom société. Ce même monstre refuse aux parents le choix de ne pas vacciner leurs enfants et leur dénie la liberté de mesurer le rapport bénéfice-risque individuel et collectif d’une vaccination. On peut mettre en question la forme étatique qui se réclame de la société pour exercer un pouvoir de plus en plus autoritaire et influencé par les plus gros acteurs économiques. On le peut, on le doit, mais pas au point de remettre en cause toute action collective en faveur de la santé globale des populations, vous et moi, en particulier dans le cas de maladies infectieuses.</p>
<p>C’est aussi leur corps et leur choix que réclament les personnes à la recherche de thérapies alternatives. C’est leur liberté de s’engager dans des traitements farfelus comme le jeûne et le crudivorisme (1) pour soigner le cancer, soin prôné par le youtubeur Thierry Casasnovas, aujourd’hui mis en examen avec sa comptable <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/03/11/thierry-casasnovas-le-gourou-du-jeune-et-du-crudivorisme-mis-en-examen_6165051_3224.html">pour « exercice illégal de la profession de médecin », « abus de faiblesse » et « pratiques commerciales trompeuses »</a>. Au nom de quoi empêcher ce gourou de la nutrition, pas même diplômé dans les disciplines qu’il prétend renouveler, de promettre monts et merveilles à des personnes crédules et d’utiliser toutes les manipulations, bien rodées par les mouvements sectaires, qui lui assurent leur adhésion ? Après tout, c’est leur choix, et comme dit une camarade quand elle voit des imbéciles se mettre en danger, le darwinisme social a parfois du bon. Ni elle ni moi n’assumerions bien longtemps ce trait d’humour car les personnes crédules, ce ne sont pas toujours des ennemi·es politiques honni·es par leurs proches et méprisé·es par leurs voisin·es, ça peut être aussi vous et moi confronté·es à un problème de santé ou séduit·es par une pensée originale à un moment où nous sommes en difficulté psychologique. Ça peut arriver à n’importe qui et ce jour-là nous aimerions un minimum de contrôle sur les personnes qui se prévalent de pouvoir nous faire aller mieux.</p>
<p>Malgré cela, des femmes du syndicat défendaient bec et ongles ce slogan et ses implications au motif que c’est, nous apprenaient-elles, un slogan féministe historique, une base impossible à remettre en question. L’une d’elles est même allée dans un moment d’égarement jusqu’à défendre la vente d’organes (le syndicat fera-t-il des propositions pour réguler ce doux commerce ou comptera-t-on sur l’apparition de marques de qualité pour labelliser les reins et assainir le marché ?). Pas besoin d’avoir fait un master féministe et de bosser dans une association féministe, comme mes contradictrices, pour savoir que ce slogan appartient à une époque, à un espace culturel et politique, à une lutte particulières. « My body, my choice » a été produit dans un espace politique très marqué par le libéralisme et j’ai la faiblesse de croire qu’il est permis de ne pas en faire un article de foi cinquante ans plus tard, sur un autre continent, sur des luttes différentes (en particulier celles autour de la prostitution ou de la gestation pour autrui).</p>
<p>Peut-on se contenter, comme ce fut le cas lors de la discussion, de dénoncer la récupération quand des libertariennes anti-vax et anti-masque reprennent ce slogan ? Il y a quelques années, le philosophe Patrick Marcolini m’engageait dans l’élaboration d’un dossier de revue qui postulait qu’au lieu de hurler à la récupération de nos luttes et de nos « alternatives », nous pourrions nous interroger sur leur récupérabilité, sur leur cohérence avec le monde dans lequel même nous avons été socialisé·es à coups de « Il faut travailler sur soi » et de « Believe in yourself ». Cette idée m’a aidée à mettre en mots la gêne que je ressentais dans les espaces militants que je fréquentais, comme je l’ai ressentie encore il y a peu devant ces syndicalistes salariées d’une association féministe bien connue.</p>
<p>Depuis lors, je gratte sur ce malaise chaque fois qu’il me démange et, avec toutes celles qui acceptent de remettre en cause leurs réflexes et leurs slogans, nous nous demandons ensemble dans quelle société nous aimerions vivre. Au-delà d’une liberté individuelle largement surestimée dans une société capitaliste où on se torche avec nos bulletins de vote (<a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/2009/09/21/L-invention-de-la-repr%C3%A9sentation-et-le-gouvernement-des-notables">ils sont faits pour ça</a>) en échange d’un choix extensif au rayon yaourts du supermarché, au-delà de la possibilité pour certain·es de se faire des destins singuliers et appréciables car ils et elles en ont les moyens économiques, sociaux ou culturels, au-delà de ces visions de la liberté prise dans un sens purement individuel, au-delà d’un féminisme libéral endossé sans malice même par les plus radicales, ne pouvons-nous pas œuvrer à bâtir un féminisme émancipateur pour toutes ?</p>
<p>(1) Je conseille au sujet du crudivorisme l’écoute du podcast « Bouffons » d’Émilie Laystary qui a consacré plusieurs épisodes (<a href="https://nouvellesecoutes.fr/podcast/bouffons/">n° 217 et suivants</a>) à la faible qualité de ce régime et aux dérives sectaires qui l’entourent.</p>
<p>PS : Pour suivre l'actualité de ce blog et vous abonner à sa lettre mensuelle, envoyez un mail vide à <a href="mailto:%6d%65%6e%73%75%65%6c%6c%65%2d%62%6c%6f%67%2d%65%63%6f%6c%6f%67%69%65%2d%70%6f%6c%69%74%69%71%75%65%2d%73%75%62%73%63%72%69%62%65%40%6c%69%73%74%73%2e%72%69%73%65%75%70%2e%6e%65%74">mensuelle-blog-ecologie-politique-subscribe@lists.riseup.net</a> et suivez la démarche.</p>Le Piège identitaireurn:md5:9f58272f75912513f196e522ef0c1b202022-03-29T17:53:00+02:002022-03-29T17:53:00+02:00AudeLecturesFéminismeIndividualismeLibéralismeMiliterUltra-droite<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/2022/.Le-piege-identitaire_m.png" alt="Le-piege-identitaire.png, mar. 2022" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="Le-piege-identitaire.png, mar. 2022" /><strong><em>Le Piège identitaire. L’Effacement de la question sociale</em>, Daniel Bernabé, traduit de l’espagnol par Patrick Marcolini avec Victoria Goicovich, L’Échappée, 312 pages, 20 €</strong></p>
<p>En 2018, le journaliste et essayiste Daniel Bernabé publiait en Espagne un ouvrage critique des tendances de la gauche à servir les besoins de reconnaissance des minorités tout en abandonnant toute prétention à lutter contre l’organisation socio-économique qui permet l’exploitation des travailleurs et travailleuses. Résumé comme ça, le livre semble rejoindre le lot de ces nombreuses imprécations moqueuses et convenues contre les « racialisateurs », les féministes post-modernes ou les poses de la bourgeoisie de gauche dans l’espace public. Mais l’exercice est bien plus subtil et cette publication, traduite et légèrement adaptée au contexte français de 2022 par Patrick Marcolini (1), est une réussite. Car il ne s’agit pas pour l’auteur de déclarer la nullité des demandes des groupes sociaux minorisés (femmes, personnes non blanches, LGBT, etc.) mais de les articuler à une critique sociale plus large et vigoureuse, celle d’un capitalisme en roue libre, qui ne rencontre plus guère d’opposition dans les sociétés européennes.</p> <p>L’auteur replace pour commencer le surgissement des questions féministes, raciales et de « diversité », comme il les nomme, dans le cadre de la mutation néolibérale. Serge Halimi était plus exhaustif que lui dans <em>Le Grand Bond en arrière</em> (rééd. Agone, 2012) et Grégoire Chamayou plus fin dans <em>La Société ingouvernable</em> (La Fabrique, 2018) mais le tableau qu’il brosse est suffisant. C’est celui du triomphe du néolibéralisme, avec sa <em>démocratie</em> enfin <em>apaisée</em> car les grands partis au pouvoir proposent tous un service plus ou moins complaisant du capital. Ce refus de toute alternative économique s’accompagne d’une vision du monde d’où les classes sociales ont disparu, remplacées par une vague classe moyenne (« les travailleurs croient en faire partie et les riches prétendent l’incarner »). Sans cette compréhension dans les termes de la classe, tou·tes celles et ceux qui mettent leur force de travail au service du capital, en échange de rétributions plus ou moins généreuses, « se perçoivent comme absolument seuls dans un monde implacable, et ne trouvent de réconfort que dans une idéologie individualiste vantant la compétition, la méritocratie et l’affirmation de sa propre différence ».</p>
<p>S’accordant sur l’essentiel, la gauche de gouvernement et la droite se distinguent autrement et « les conflits sociaux, qui portaient jusqu’alors sur des problèmes structurels et se situaient dans la sphère matérielle, celle de l’économie et du travail, se sont ainsi déplacés sur le terrain du symbolique ». Ces questions sont devenues le parent pauvre des luttes, dans les gauches réformistes mais également dans certaines gauches radicales. La pauvreté, par exemple, y est bizarrement traitée (quand la classe sociale ne fait pas l’objet tout simplement d’auto-détermination (2)). J’ai pu observer sa réduction au « classisme » ou mépris de classe (si seulement en étant pauvre on ne souffrait que du mépris). Une amie me disait aussi l’incapacité de ses étudiant·es, travaillant sur les questions de discrimination, à simplement repérer la classe sociale dans l’espace public, comme si même l’homosexualité était plus visible que des vêtements élimés et les atteintes aux corps que subissent les plus pauvres d’entre nous. Et tel auteur qui se réclame de l’intersectionnalité, cette articulation entre dominations fondées sur la race, la classe et le genre, entretient le cliché selon lequel les classes populaires sont composées de beaufs homophobes. Cette notion d’intersectionnalité a du succès dans les milieux de gauche mais Bernabé fait le constat de lignes parallèles, voire d’empilement d’identités en concurrence, même là où elles promettaient de s’imbriquer avec la question de l’exploitation dans le régime capitaliste.</p>
<p>Mais, contrairement à la vieille gauche avec ses fronts tellement secondaires qu’ils sont à vrai dire sommés de disparaître, Bernabé refuse de jouer la lutte des classes contre les luttes pour la reconnaissance, tant le symbolique et le matériel sont imbriqués : il est « difficile de séparer les questions de représentation et de redistribution, parce que les discriminations fondées sur le genre, la couleur de peau, l’orientation sexuelle sont fréquemment liées à l’exploitation économique » et à des violences bien matérielles. Parmi les activistes de la « diversité », il en crédite certain·es qui réussissent cette articulation (c’est possible, je citais ici <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Feminisme-se-ressaisir-des-questions-economiques">quelques chantiers féministes qui ont pris à bras le corps ces questions</a>), sans perdre trop de temps à conspuer les autres. Car dans l’impasse actuelle, il n’identifie pas seulement l’impuissance de la gauche à remettre en cause un ordre économique toujours plus dur et inégalitaire. Il s’inquiète surtout d’une montée du fascisme qui profite de chaque posture aux accents moralisateurs et bienveillante envers les minorités pour faire polémique et se poser en défense de la majorité opprimée ou en seule critique libre du « système » : « Le pire est que la plupart des gens ne perçoivent pas cette instrumentalisation hypocrite de la diversité. Ils y voient juste de la discrimination positive, ce qui finit par se retourner contre les groupes minoritaires eux-mêmes ». Tout en donnant à l’extrême droite une image subversive. Le peuple de gauche, coincé dans l’ornière néolibérale, ne semble avoir pour seule alternative que l’indignation.</p>
<p>Elle s’exprime en effet de manière assez semblable sur Twitter par des sociaux démocrates bon teint et par des militant·es plus radicales. Il s’agit dans tous les cas d’affirmer qui l’on est, contre la saleté d’un ministre ou la sortie d’un polémiste, et de mettre en scène son opinion, voire les grandes qualités intellectuelles et morales qui vous on fait l’adopter, sans plus chercher à convaincre l’autre ni même à entrer en dialogue. Bernabé donne l’exemple de cette mobilisation virale d’un type isolé qui proposait d’aller crier son désespoir à l’occasion du premier anniversaire de l’élection de Donald Trump… sans proposer un autre programme et d’autres actions pour s’attaquer en profondeur à tout ce qui a entraîné l’avènement du président états-unien. Il faut ici dire que l’auteur a la tâche plus facile qu’un théoricien anarchiste pour proposer des pistes concrètes puisqu’il est proche d’une gauche anticapitaliste très organisée et qui a un programme tout prêt.</p>
<p>Sans manquer de théorie ni même de références savantes, le propos de Bernabé est largement illustré par des faits tirés de l’actualité plus ou moins récente, des happenings d’Edward Bernays (publiciste qui fit passer la consommation de tabac pour une avancée féministe) aux bijoux de Theresa May, Première ministre britannique conservatrice mais néanmoins fan de la communiste (stalinienne) Frida Kahlo. Par exemple, à propos d’un cortège des Rois mages qui fit polémique en Espagne en raison de la tentative d’y inclure un char de Rois queer, Bernabé note tous les écueils du piège identitaire. La maire de Madrid en profite pour se poser à moindre coût du côté du progrès social quand par ailleurs elle accompagne la relégation des classes populaires, chassées de la ville par la spéculation immobilière et la gentrification. L’extrême droite en tire également profit en offrant des réactions spectaculaires et bien reprises dans les médias, qui légitiment le catholicisme d’État et l’homophobie. Les personnes LGBT pourraient se sentir mieux représentées par des Rois mages queer mais est-ce que cela contribue vraiment à lutter contre les discriminations et les violences qu’elles subissent ? L’auteur donne en contre-exemple de ce type d’activisme très visible des actions qui pourraient être menées dans le champ éducatif… mais qui ont un coût plus élevé incompatible avec les politiques d’austérité. Et prône plutôt le dialogue que la provoc ou la pose radicale. Je suis globalement d’accord avec lui, car ce n’est pas en exhibant la fierté de ses idées qu’on convainc et qu’on empêche l’extrême droite de convaincre. Aujourd’hui la capacité à dialoguer et le compromis sont peut-être plus subversifs qu’une posture radicale irréprochable (3). Mais son exemple m’évoque l’ABCD de l’égalité (4), une action qui entre dans le cadre posé par Bernabé et qui a néanmoins été victime de l’activisme médiatique de l’extrême droite… et du manque de volontarisme d’une gauche de gouvernement qui avait justement beaucoup misé sur la diversité pour faire oublier sa poursuite d’un agenda néolibéral.</p>
<p>Bernabé convainc car dans sa critique des gauches face à la politiques des identités, il ne cède pas non plus au narcissisme de la petite différence qui exigerait des positions à l’emporte-pièce et un mépris martial pour les minorités. Sa critique est subtile et exprimée avec beaucoup de générosité. Espérons que ça l’aidera à convaincre celles et ceux qui ont pu perdre de vue la fonction de ces luttes dans l’agenda des classes dominantes.</p>
<p>(1) Je précise ici que Patrick Marcolini est l’initiateur d’un dossier de la revue L’An 02 (« Altercapitalisme », voir <em>En attendant l’an 02</em>, Le Passager clandestin, 2016) que nous avons coordonné ensemble et que ses réflexions m’ont beaucoup aidée à penser les questions que j’ai développées dans <em>Égologie</em> (Le Monde à l’envers, 2017).<br />
(2) J’ai raconté ailleurs comment un auteur, qui consacre un temps précieux à me lire pour <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Harcelement-moral-en-milieu-anti-tech">m’accuser vaguement de manque de radicalité</a>, avait enfumé ses camarades en prétendant être « un jeune gars de milieu populaire » alors qu’il vient du même milieu qu’Emmanuel Macron. Et il n’est pas rare, dans les milieux de gauche, de voir des personnes définir leur classe sociale en fonction de celle de leurs grands-parents, passant sous silence l’ascension sociale de leurs parents, ou bien en confondant avec le lumpenprolétariat des travailleurs qualifié·es aux rémunérations modestes.<br />
(3) Bernabé condamne en bloc « l’écriture inclusive » et ses formes les plus créatives (mais considérées comme choquantes et peu lisibles), au motif que le langage ne fait que refléter la domination sans en être la cause. Convaincue qu’il s’agit d’un dialogue à deux sens entre langage et pouvoir, je l’ai adoptée il y a plus de vingt ans. Mais, comme le recommande <a href="http://www.elianeviennot.fr/Langue-prec.html">Éliane Viennot</a>, j’ai fini par préférer, notamment sous les reproches de mon oncle de droite, fidèle lecteur de ce blog, ses formes les plus discrètes (un seul point médian, pas de « lecteurices » ou de lettres en capitale) car je tiens à la fonction de communication plus qu’à celle plus identitaire de marqueur de radicalité.<br />
(4) Outil pédagogique mis en place par l’Éducation nationale pour lutter contre les stéréotypes de genre et pour l’égalité filles-garçons, finalement abandonné par la ministre de l’éducation, Najat Vallaud-Belkacem, sous le quinquennat de François Hollande.</p>Lumières obscurantistes ?urn:md5:0600f833f8d397d5109ed9e12bf038fb2021-10-23T13:45:00+02:002023-11-07T19:32:05+01:00AudeTextesDémocratieTechniqueUltra-droite<p>Connaissez-vous l’agneau de Scythie ? C’est une plante assez semblable à première vue au coton, en forme d’agneau, mais sa fleur s’avère d’une structure et d’un goût proches de la chair de l’écrevisse. Cette plante extraordinaire, rare mais attestée au nord de la mer Noire, est décrite par nombre d’auteurs classiques qui se citent les uns les autres sans l’avoir jamais vue car elle n’existe pas. L’entrée « Agnus Scythus », qui se trouve dès la lettre A dans l’Encyclopédie de Diderot (l’auteur de l’article) et d’Alembert, est parfois considérée comme un modeste manifeste des Lumières, léger et ironique, une invitation à l’esprit critique et à l’irrévérence.</p>
<p>À entendre la droite rance de ce début de XXIe siècle, d’Anne Hidalgo à Zemmour, les Lumières sont au contraire un véritable mythe national, monolithique et très révérencieux. Qui a tort ? Qui a raison ? Autrice d’un mémoire de deuxième cycle universitaire consacré à Denis Diderot, j’ai une connaissance des Lumières non seulement très biaisée par mon travail sur cet auteur mais aussi légèrement embrumée par le temps qui a passé depuis lors. Elle est néanmoins plus sûre que celle, simpliste, de tristes sires ignorants s’abritant derrière ce mythe et d’autres pour justifier leur haine de l’autre et leur autoritarisme, désormais leur seule manière d’envisager la vie sociale.</p> <p>Nous avons tou·tes vu, enfants, dans nos livres d’histoire cette brochette de perruques poudrées à qui l’on doit la Révolution française, l’universalisme, la laïcité et « Je suis Charlie ». Les Lumières n’étaient pourtant pas que françaises : les Lumières écossaises et Emmanuel Kant le Prussien sont spontanément cités à égalité de prestige avec celles que nous connaissons mieux. Les connaissons-nous vraiment, d’ailleurs ? Pas si l’on ignore les différences fondamentales entre ces auteurs (les autrices sont souvent laissées de côté), les uns bourgeois, les autres nobles, certains démocrates à une époque où quasiment personne ne l’était, d’autres (la plupart) aristocrates et n’ayant tous en commun que la volonté de soumettre les autorités traditionnelles à la critique. Les auteurs des Lumières ont pour point commun l’esprit critique et l’irrévérence, voir plus haut. C’est donc un hommage douteux que d’en faire un mythe républicain invitant à l’obéissance et à un universalisme étriqué.</p>
<p>(Ce n’est pas le seul mythe sur lequel repose la France de ce début de siècle. La laïcité en est un autre : quand a disparu <a href="https://laviedesidees.fr/Lettre-aux-professeurs-d-histoire-geo-Heran.html">l’esprit de la loi de 1905 décrit ici par François Héran</a>, ne reste que la version post-2015, hésitant entre racisme mal déguisé et panique morale.)</p>
<p>Voilà pourquoi, quand j’apprends que la présidence crée une commission intitulée « Les Lumières à l’ère numérique », je m’inquiète. Va-t-il s’agir d’interroger en profondeur le climat de haine et les clivages hyper marqués qui sont devenus l’une des caractéristiques majeures des médias sociaux ? À propos de la libération de la parole haineuse, interrogera-t-on la responsabilité des grands médias descendants, en premier lieu la télévision, qui ont fait gonfler une baudruche condamnée pour <a href="https://www.liberation.fr/checknews/combien-de-fois-eric-zemmour-a-t-il-deja-ete-condamne-20210908_2WQAJQ5Y5RGDZBN2LOKNJYJRIM/">« provocation à la discrimination raciale »</a> et ont pu légitimer ou à tout le moins banaliser les discours racistes violents, repris ensuite par quelques internautes ? Sera-t-il question de policer les médias sociaux non en censurant les propos qui y sont tenus mais en éliminant d’abord les biais qui font que les propos les plus clivants et violents des utilisateurs les plus actifs sont plus largement proposés à notre attention que des propos moins susceptibles de générer du clic ? Une ancienne dirigeante de Facebook <a href="https://your-undivided-attention.simplecast.com/episodes/a-conversation-with-facebook-whistleblower-frances-haugen-_3uwhAb5">explique ici cette tendance de l’algorithme</a> et comment cela aboutit mécaniquement à mettre en valeur les contributions des personnes dans les états de souffrance psychique les plus graves (1). Non, visiblement cette commission qui se réclame des Lumières (oui, celles du XVIIIe siècle) est dirigée par un Gérald Bronner pour qui <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/051021/complotisme-la-commission-bronner-peine-nee-deja-discreditee">« par théorie du complot, il faut entendre simplement une interprétation des faits qui conteste la version officielle »</a>. Ça ne respire pas trop l’Encyclopédie. Mais ça a le mérite d’être « simple » et c’est au diapason de la <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2021/09/SIZAIRE/63459">« criminalisation de la parole publique »</a> qui s’attaque à tous les discours non-conformes, y compris des rodomontades de gosses, sans pour autant nous protéger des fausses nouvelles gouvernementales (2).</p>
<p>Quand j’entends un dialogue <a href="https://www.youtube.com/watch?v=aaUXRHNII1w&t=2409s">comme celui-ci</a> entre l’autrice de <em>La Gauche contre les Lumière</em>s (pas lu, ça a l'air bien nul), et Rokhaya Diallo, épouvantail sommée de représenter les « indigénistes, décolonialistes, racialistes » aux yeux de la droite rance, de <em>La Décroissance</em> à <em>Valeurs actuelles</em>, c’est plutôt dans cette dernière que je reconnais l’esprit des Lumières, avant que la France ne les éteigne (3). Car la première, toute philosophe et spécialiste du XVIIIe siècle qu’elle soit, nous refait le coup du mythe simpliste et univoque. Dans leur échange, Diallo cite une déclaration universelle des droits datant du XIIIe siècle dans ce qui est aujourd’hui le Mali. D’autres textes similaires ont été produits, par exemple par des communautés paysannes françaises pré-révolutionnaires. Les déclarations d’égalité ne sont pas l’apanage d’une Révolution française bourgeoise. Plus tard, alors que la France se sclérosait dans son glorieux héritage, des auteurs comme Frantz Fanon et Édouard Glissant <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Nos-plus-belles-lecons-d-universalisme">réinventaient l’universalisme</a>, à partir de l’égale dignité de chacun·e et non de sa vision franco-franchouillarde, provinciale et étriquée de « ses » Lumières à elle.</p>
<p>Il m’arrive parfois de fatiguer de la politique à hauteur de nombril de mes camarades féministes et racisé·es en lutte contre le racisme. Telle qui n’a pas de mots assez durs envers le racisme dont elle est victime fait preuve d’une indignation sélective et reste aveugle au sort réservé aux migrant·es, réfugié·es et apatrides qui n’ont pas les privilèges qu’accorde sa position sociale et sa nationalité. Et autour de moi les exemples abondent de ce type de myopie très intéressée. La colère, aussi justifiée soit-elle, n’est pas toujours bonne conseillère, n’entraîne pas forcément une vision globale et généreuse, encore moins un engagement au service de cette égalité de conditions entre les habitant·es de cette petite planète.</p>
<p>S’il me faut choisir entre l’universalisme provincial et ignorant à la française ou une politique des identités post-traumatiques, je préfère partir en courant. Heureusement, nous n'avons pas à rester dans l'ornière de cette proposition simpliste. Il est d’autres voies, comme celles qu’explore la philosophe espagnole Marina Garcés dans <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Lumieres-obscurantistes-ou-Lumieres-radicales"><em>Nouvelles Lumières radicales</em></a>.</p>
<p>(1) Je précise qu'il ne s'agit pas là d'un jugement négatif sur ces personnes ou leur visibilité, puisque j'ai parlé ici de ma dépression, mais des inquiétudes sur leur surreprésentation. Petit résumé pour celles et ceux qui n'iront pas écouter l'émission : Frances Haugen note également qu'il n'y a pas de limite au nombre de personnes qu'il est possible d'inviter dans un groupe. Or, chaque invitation donne lieu pendant un mois à l'apparition, en bonne place sur le fil des personnes invitées, des messages du groupe. C'est une invitation forcée mais temporaire, dont font usage les acteurs les plus... motivés, on va dire, de Facebook, en particulier les groupes d'extrême droite. Haugen suggère d'autre part d'exiger de Facebook et des autres médias sociaux le classement chronologique du fil des utilisatrices et utilisateurs plutôt que par l'algorithme, dans l'objectif ne pas accroître l'influence d'acteurs suscitant les réactions les plus fortes, souvent négatives.<br />
D'autres spécialistes des médias sociaux notent que les contenus les plus toxiques sont particulièrement viraux (une fausse information se transmet sept fois plus vite qu'une vraie) et suggèrent qu'à partir d'un certains nombre de partages, le partage en un clic ne soit plus possible. Il serait nécessaire dans ces cas-là d'ouvrir la page, d'en copier l'URL et de la coller pour partager, ce qui réduirait la vitesse de diffusion. Ce sont des solutions techniques destinées à corriger des biais sans juger les contenus. Facebook les a toutes refusées car un ralentissement de l'activité ferait perdre marginalement du profit à la firme.<br />
On peut aussi ne pas être présent·e sur Facebook (saine réaction) et trouver le sujet inintéressant mais nous vivons dans un monde où cette influence de quelques firmes sur la circulation des informations et des contenus politiques contribue au succès de partis et personnalités violentes qui changent nos vies.<br />
(2) Si je ne devais citer qu'un mensonge, ce serait la désinformation sur la possibilité de <a href="https://www.lefigaro.fr/politique/covidi-19-emmanuel-macron-denonce-l-irresponsabilite-et-l-egoisme-des-non-vaccines-20210725">transmettre le virus du Covid une fois vacciné·e</a>. <br />
(3) Je reprends le titre malicieux de cet ouvrage collectif (pas lu mais ça a l'air bien), <a href="http://www.insomniaqueediteur.com/publications/epiphanie-lenvers"><em>Janvier 2015 : La France éteint les Lumières</em></a> (L’Insomniaque, octobre 2015).</p>
<p><em>NB : Ce nouvel article est la reprise du précédent, scindé désormais en deux parties (un billet et une chronique de livre).</em></p>Nouvelles Lumières radicalesurn:md5:65b740f384790914e5e7d6bef6f69c452021-09-19T09:30:00+02:002021-10-23T12:59:10+02:00AudeLecturesDémocratieTechniqueUltra-droite<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.nouvelles-lumieres-radicales_m.jpg" alt="nouvelles-lumieres-radicales.jpg, sept. 2021" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="nouvelles-lumieres-radicales.jpg, sept. 2021" /><strong>Marina Garcés, <em>Nouvelles Lumières radicales</em>, traduction Anne Bardez, La Lenteur, 2020, 90 pages, 10 €</strong></p>
<p>Comme je l’exprimais <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Lumieres-obscurantistes">dans le billet d’à côté</a>, les Lumières sont mises à rude épreuve dans cette France qui se repaît d’autoritarisme et de haine. Aussi l’ouvrage de Marina Garcés, <em>Nouvelles Lumières radicales</em>, fait-il office de bouée de sauvetage en ces temps inquiétants. L'autrice commence par appeler « projet de modernisation » l’industrialisme, le capitalisme, le colonialisme et le réductionnisme qui constituent des éléments majeurs de notre culture européenne :</p> <p><em>« Nous avons reçu l’héritage des Lumières à travers la catastrophe du projet de modernisation qui a amené l’Europe à coloniser et modeler le monde. La critique de ce projet et de ses conséquences doit être poursuivie et élaborée, encore aujourd’hui, main dans la main avec les cultures, les formes de vie, humaine et non-humaine, qui l’ont subie comme une invasion ou comme quelque chose d’imposé, à l’intérieur ou en dehors de l’Europe. Nous devons élaborer cette critique ensemble, car le projet de modernisation met en péril les limites mêmes de notre monde commun. Mais cette critique, parce qu’elle vise précisément le dogme du progrès, et ses formes associées de crédulité, nous renvoie aux racines des Lumières comme attitude et non comme projet, comme combat contre les dogmes et contre les pouvoirs qui en tirent bénéfice. »</em></p>
<p>Garcés fait le constat que nos sociétés, malgré la somme folle de connaissances accessibles, cultivent une forme d’ignorance, de « crédulité surinformée » car les savoirs n’y sont pas au service de l’émancipation, ils se projettent dans deux directions aussi toxiques l’une que l’autre : le « défensif-nostalgique » et le « techno-utopique ». Ils sont aussi segmentés que standardisés : dans chaque discipline on réfléchit de la même manière, tout en s’interdisant de dresser des ponts entre les champs du savoir. Le résultat, c’est <em>« la rupture croissante du lien entre les activités humaines et un projet collectif d’émancipation susceptible d’opposer suffisamment de répondant au projet capitaliste cognitif »</em>. La machine tourne à plein régime mais elle tourne à vide.</p>
<p>L’autrice nous engage à exercer notre esprit critique contre <em>« le projet de modernisation qui, avec l’expansion du capitalisme, a dominé le monde durant les trois derniers siècles »</em>. C’est précisément, depuis quelques décennies, l’objet d’études <em>« qui ont mis à nu la condition impérialiste et patriarcale de l’humanisme »</em>. Garcés propose cependant une autre finalité : <em>« Les études en sciences humaines ont adopté ou bien une position défensive, ou bien une attitude de contrition et de repentance. Ces deux postures sont aussi peu intéressantes l’une que l’autre, et au fond, elles s’avèrent plutôt, paradoxalement, limitées et autoréférentielles. »</em> Il faut donc selon elle <em>« s’interroger sur la façon de dépasser la critique et la négation : si l’humanisme est un impérialisme, peut-il cesser de l’être ? (…) Notre seule issue est-elle de nous en défaire complètement, comme le font dès à présent le technocapitalisme et sa quatrième révolution industrielle ? »</em></p>
<p>Au catalogue des idées du moment, il est rare de lire un constat aussi complet de l’impasse actuelle, qui ne passe pas sous silence son caractère patriarcal, ou colonial, ou techno-capitaliste, comme s’il fallait choisir son camp et opérer le déni de l’un ou de l’autre. Garcés ne propose donc ni déni du caractère patriarcal ou colonial du projet de modernisation, ni rejet de l'universalisme qui lui a été associé mais remise en perspective et critique.</p>
<p><em>« La critique de l’humanisme historique ne doit pas effacer en nous la capacité à se rattacher au fonds commun de l’expérience humaine. (…) Plutôt que d’être rejetés, l’humanisme et l’héritage culturel européen dans son ensemble devraient être remis à leur place : un point, parmi d’autres, du destin commun de l’humanité. (…) Cela implique non seulement une critique, mais aussi une relégation de l’universalisme conquérant aussi bien que du particularisme défensif, pour apprendre à élaborer des universaux réciproques. »</em></p>
<p>Voilà un livre qui répond de belle manière aux querelles de l’époque, celles qui nous enjoignent à choisir stérilement l’un des camps en présence. On attend donc la suite…</p>De l’obligation vaccinale en désert médicalurn:md5:9ef816c93fa1395239dc8f637588281d2021-07-20T14:17:00+02:002021-07-20T14:17:00+02:00AudeTextesCovid-19DémocratieLibéralismeUltra-droite<p>Depuis que la ligne de train a été fermée, le car met presque deux heures pour aller à Châteauroux, à soixante kilomètres de là en traversant le Berry du sud, les terres de George Sand. La petite Fadette, la mare au diable font signe au passage, pas plus subtilement que le panneau marron qui évoque la dame de Nohant entre les foins pas encore rentrés et les champs de céréales. Mon amie Isabelle, qui vit au croisement du Cher, de la Creuse et de l’Allier depuis quatre ans, me dit se sentir mieux physiquement qu’à Lille, où elle et son compagnon ne trouvaient plus à se loger pour cause de précarité économique. En y repensant, je me dis que c’est heureux. Car cette jolie région agricole, où chaque bourg avait son champ de foire et qui est l’objet d’un petit renouveau de l’agriculture paysanne, est aussi ce qu’on appelle un désert médical. La petite ville où habite mon amie, avec ses deux boulangeries et son petit musée, est désormais à une heure de voiture du premier médecin disponible. Celles et ceux qui exercent aux alentours, jeunes ou vieux, sont débordé·es et ne prennent plus de nouveaux patient·es. La « maison médicale » ? Construite dans le cadre d’un programme étatique appelé « revitalisation du centre-bourg », elle est sous-occupée, il n’y a que deux infirmières surmenées qui ne sont pas en mesure d’établir des diagnostics et de prescrire un médicament (1), même pour un rhume. Le dernier médecin, une Roumaine qui a repris une patientèle à grands frais pour elle et une belle commission pour l’intermédiaire qui était allée la chercher en Italie, est partie sans chercher de repreneur, épuisée par la masse de travail et sans doute trop isolée dans cette campagne qui n’est pas la sienne (2). Les ancien·nes consultent encore les rebouteux ou le prêtre exorciste, les « néo » un peu « alterno » font appel à des naturopathes, à leur frais et sans garantie de succès. En cas d’urgence, aucun médecin du coin n’intervient et il ne reste plus qu’à filer aux urgences de l’hôpital.</p> <p>Alors mon amie l’a mauvaise quand on lui parle de santé publique, qu’on lui dit que nous sommes « tous responsables » et qu’il faut comprendre que les contraintes imposées à chacun·e par la crise sanitaire servent l’ensemble de la société. Et que si elle ne comprend pas, pas grave, on la forcera. Isabelle est loin d’être une conspirationniste, coincée par les algorithmes de Facebook ou de YouTube dans des contenus à sensation. Les mecs « pas dupes » qui comprennent paraît-il beaucoup mieux que les « moutons muselés » la marche du monde, elle n’a aucune sympathie pour eux. Les musiques ténébreuses des vidéos complotistes n’ont pas plus de succès auprès d’elle qui préfère, et de loin, les livres. Plutôt de la littérature mais elle lit avec intérêt la presse. Après un cursus de philosophie, elle est devenue éditrice, libraire puis bibliothécaire, toujours précaire. Elle porte son masque avec application quand ça lui semble nécessaire et comprend la nécessité de protéger les personnes dans les lieux publics. Elle ne prend pas le métro, ni le train (il n’y en a plus) ni ne voit plus, comme beaucoup de mes ami·es, la différence entre confinement et déconfinement. Quant aux sorties dans les bars et les restaus, il n’y en a plus guère dans le coin et ils sont trop chers pour son budget serré. Localement elle ne connaît qu’une personne qui a fait un Covid (léger) mais elle a vu passer les conséquences de la pandémie : la fermeture d’un sentier de randonnée pendant le confinement, l’obligation du port du masque en plein air même pour les gosses dans la cour de récré, toutes mesures douteuses ou contre-productives, pendant que les écoles n’étaient pas équipées pour mieux gérer le renouvellement de l’air intérieur, que les masques restaient aux frais des familles et que la possibilité de faire classe dehors n’était pas utilisée. Elle n’a plus du tout confiance dans « les autorités », préfets, maires ou même adjoint·es mal informé·es mais investi·es du pouvoir de dicter n’importe quel protocole sanitaire (3). Le vaccin ? Elle a lu tout et son contraire et, comme moi, elle ne sait pas trop quoi en penser mais se moque des imbéciles qui savent, eux. L’évaluation avant la mise sur le marché a été un peu rapide, les bénéfices ne sont pas les mêmes pour les personnes fragiles et les autres… Elle hésitait, simplement. Maintenant elle est tellement énervée que la liberté de disposer de son corps, revendiquée par les anti-vax, lui semble un argument bien sérieux (4).</p>
<p>Lundi 12 juillet, quand Macron a expliqué en toute bienveillance, inclusivité et résilience aux mal-comprenant·es qu’il leur fallait se faire vacciner ou se voir privé·es de vie culturelle ou sociale mais également de l’accès aux transports longue distance et aux centres commerciaux, deux tiers d’adultes en France étaient vacciné·es. Après six mois de campagne vaccinale et une longue liste de ratés, en commençant par l’incapacité à faire assurer les réservations par l’Assurance maladie et son tissu serré de soignant·es, au profit d’un acteur à but lucratif dont les données – les nôtres ! – font l’objet d’autres convoitises encore que la sienne et de fuites malveillantes. Et voilà que dix jours après la déclaration télévisée de notre prix Nobel de médecine élyséen, il faudrait avoir vacciné le dernier tiers ou bien… Que la campagne vaccinale ralentisse à peine et ce président, <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/130721/libertes-publiques-ethique-inegalites-la-contrainte-vaccinale-est-elle-le-bon-choix">au lieu de s’appuyer sur des expériences concluantes fondées sur le dialogue</a>, sort la trique. Oui, ce président qui a convaincu huit millions à peine d’électeurs et d’électrices il y a quatre ans. Ce président qui a continué à détruire nos capacités hospitalières alors que la crise sanitaire était déclarée par l’OMS et qui n’a pas même suspendu son travail de sape. Ce président qui a systématiquement arbitré en faveur de l’économie aux dépens de nos vies depuis janvier 2020. Ce président qui décide tout seul dès qu’il n’est pas d’accord avec l’avis du nouveau corps d’expert·es dont il a choisi seul de s’entourer. Ce président qui après un confinement extrêmement coûteux humainement nous impose, plutôt qu’une stratégie zéro Covid pour capitaliser sur cet effort, des <em>stop and go</em> inefficaces et aussi délétères pour la vie sociale que psychique – dont ce dernier : le 30 juin les bars et restaurants sont autorisés à faire le plein en intérieur, au mépris du bon sens (mais au bénéfice des comptes publics), et le 12 juillet le variant delta (surprise !) oblige à resserrer la vis.</p>
<p>Oui, ce président fait des leçons de civisme à ma copine Isabelle, dont la fille de 5 ans, privée de tout suivi médical, est à une heure de route du premier médecin disponible.</p>
<p>« C’est comme s’il coupait en deux la société », me dit-elle. « C’est lui le principal artisan du séparatisme qui dit qui sont les bon·nes vacciné·es et les méchants anti-vax mais ce clivage est artificiel ! » En pointant du doigt un tiers d’adultes dans ce pays pour leur irresponsabilité car ils seraient coupables de ne pas avoir accouru sur quelques créneaux Doctolib, Macron se trouve un énième responsable de ses choix condamnables, toujours en faveur de l’argent et de ceux qui en ont au dépens des personnes, toujours toxiques pour une société qui aimerait tenir ensemble. Après les grands méchants « populistes » (qui ont le droit de se présenter aux élections mais il est interdit de voter pour eux, allez comprendre), les grands méchants Gilets jaunes mutilés et éborgnés, les grands méchants universitaires islamo-gauchistes, les grands méchants séparatistes qui ont le culot de ne pas être macronistes, voici les grands méchants anti-vax qui étaient hésitant·es, critiques, résolument contre ou n’ont pas pris leur rendez-vous à temps, trop occupé·es à planifier leurs vacances. Bouuuh ! Voilà qui devrait faire oublier la casse de l’hôpital, les mensonges sur les masques, le déni de l’aérosolisation, le dîner privé à dix pendant le deuxième confinement ou les 14 000 mort·es les plus évitables de février et mars 2021, soit les nombreuses casseroles de celui qui se prétend assez malinou pour décider de tout tout seul.</p>
<p>Sauf qu’à trop cliver, à trop mépriser, à trop cracher à la gueule des gens qui ne sont « rien » ou que « du Comorien » ou du Berrichon, il y a bien des baffes qui se perdent et le larbin des milliardaires ne s’est pas trop distingué par sa capacité à les voir arriver.</p>
<p>(1) Aux USA une <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Nurse_practitioner"><em>nurse practitioner</em></a>, infirmière avec un niveau master, peut diagnostiquer et traiter un problème de santé simple et doit adresser les cas plus douteux ou complexes à un médecin. En France où seuls les médecins ont le droit de traiter des angines, on a le meilleur soin pour tou·tes… en théorie. <br />
(2) La fille d’une autre de mes amies a subi de plein fouet la réforme des universités. Déjà rescapée de Parcoursup, elle est tombée sur la première première année de médecine qu’il est impossible de redoubler. C’est à dire que les redoublant·es de l’année précédente ont pris lors des examens de la session 2021 la plupart des places (80 % des médecins actuellement en fonction ont redoublé leur première année) et que les étudiant·es entré·es en 2020 n’ont pas eu le droit de redoubler de même. Une génération sacrifiée dans un contexte de numerus clausus incapable depuis quelques décennies de former assez de médecins pour répondre aux besoins d’une partie de la population. Cuba et la Roumanie, qui nous prêtent leurs soignant·es, ont les moyens de former des médecins mais nous non, on est soit trop bêtes soit trop pauvres. <br />
(3) L’an dernier pendant le confinement toutes ces autorités ont fait assaut de bêtise, dictant des règles intrusives comme l’interdiction de vente d’alcool contrairement à l’avis des addictologues. J’en avais dressé <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Etat-d-urgence-ridicule">un petit tableau ici</a>.<br />
(4) Je trouve cet argument fondamentalement amoral. Les informations à ce sujet sont hélas rares (Adioscorona.org ne communique pas dessus) mais il semble bien, <a href="https://www.nationalgeographic.fr/sciences/les-vaccins-limitent-la-transmission-de-la-covid-19">selon le Center for Disease Control</a>, que les vaccins réduisent le risque de transmission du Covid, bien que leur principal bénéfice tienne plutôt à la réduction importante du risque d’infection pour les personnes vaccinées elles-mêmes. D’autre part, les personnes qui prennent le risque de tomber malades sont prises en charge par la collectivité. Des soins intensifs pour une seule personne obligent à déprogrammer plusieurs dizaines d’opérations et ont des conséquences sur la vie d’autres personnes. Pour être conséquent·e il faudrait suite à un refus de vaccin accepter de ne pas être soigné·e en cas de besoin, quand bien même on n’arriverait plus à respirer. C’est un soin autrement plus difficile à refuser qu’un traitement anti-cancéreux, déjà l’objet de peu de refus de soins. Avec celles et ceux qui mettent spontanément en avant leur liberté individuelle pour refuser le vaccin, il me semble plus intéressant d’échanger des arguments comme ceux-ci que de recourir à la coercition, et si ce n’est dans l’optique idéaliste et bien éloignée d’une société démocratique, au moins par respect pour les personnes.</p>Pauvre petit Blancurn:md5:1791199fed0bde016a91272fbd0230172021-06-09T08:12:00+02:002021-06-09T08:12:00+02:00AudeLecturesAmérique du NordLibéralismeUltra-droite<p><strong>Autour de Sylvie Laurent, <em>Pauvre petit Blanc</em>, Éditions de la MSH, 2020, 320 pages, 12 €</strong></p>
<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/2021/pauvre_petit_blanc.png" alt="pauvre_petit_blanc.png, juin 2021" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="pauvre_petit_blanc.png, juin 2021" />« Amérique : L’exalter quand même, surtout quand on n’y a pas été. Faire une tirade sur le self-government. » Voilà ce qu’il fallait penser des États-Unis du temps de Flaubert. Aujourd’hui il est de bon ton de déplorer tout ce qui nous arrive d’Amérique du Nord avec dix ans de retard, un peu moins depuis que les idées traversent l’Atlantique en moins d’une seconde. C’est bien connu, tout ce qui nous vient d’Amérique, plus précisément des campus états-uniens, est haïssable. Le vulgarisateur de philosophie Pascal Bruckner n’avait il y a quelques semaines à la radio (1) pas de mots assez durs contre l’expression <em>male gaze</em>, forgée par Laura Mulvey dans les années 1970 et très en usage de nos jours chez les féministes françaises. Si l’on traduit comme il le fait gaze par regard, l’expression n’a pas lieu d’être utilisée en français, si ce n’est pour faire croire qu’on a lu <em>Visual Pleasure and Narrative Cinema</em> en VO. Sauf que le regard, c’est look en anglais, et que gaze est un regard appuyé qui correspond à notre verbe fixer. C’est un universel anthropologique (valable même au-delà de la barrière des espèces) : un regard appuyé est a priori agressif, on ne regarde pas autrui comme on regarde un bout de gras. C’est pourtant comme cela que les hommes s’accordent le droit de regarder les femmes, au motif de leur seul plaisir scopique et sans considération pour ce qui n’est que l’objet de leur regard. J’ai tenté un jour une traduction en français de <em>male gaze</em>, pour faire plaisir à Bruckner, et j’ai risqué <em>relougarder</em>, un mot-valise à la québécoise moyennement satisfaisant… Oui, c’est vrai que nous féministes utilisons beaucoup de mots et de concepts nés aux USA. C’est vrai que c’est parfois ridicule quand cela semble mal plaqué sur la France (le « pro-sexe » à la française, l’« inclusivité » à la française) ou que l’anglais est mal prononcé ou sert de critère de distinction sociale. Mais c’est vrai aussi que les USA accueillent beaucoup de chercheurs et chercheuses de partout, d’Amérique du Sud, d’Inde et même de France… Ça bouillonne et le résultat est partagé avec le monde entier.</p> <p>Les milieux en faveur de la justice sociale (féministes, anti-racistes, etc.) ne sont néanmoins pas les seuls à importer idées et pratiques des États-Unis. « La devise "protéger et servir" est de plus en plus utilisée pour parler de la police française. Seulement, la devise de la police nationale est "pro patria vigilant" ("pour la patrie ils veillent"). » (<a href="https://mobile.twitter.com/Bolchefeuj/status/1359517678248034305">Le Bolchejuif sur Twitter</a>). « To Protect and to Serve » est la devise du département de police de Los Angeles, imité par d’autres départements US… et désormais très informellement par des individus et des institutions françaises (par exemple le <a href="https://mobile.twitter.com/Lyceelegarros/status/855480731430252544">lycée d’Auch, dans le Gers</a>, suite à un stage de sécurité routière avec des gendarmes). Autre importation des « campus américains », la mauvaise habitude de faire irruption dans les hémicycles, comme ce 25 mars à la région Occitanie, dix semaines après l’extrême droite US au Capitole mais version cassoulet, voir le <a href="https://twitter.com/actionfrancaise/status/1375130081752985600">tweet</a> revendiquant cet acte de sédition par l’Action française, association toujours pas dissoute ni même évincée de la plate-forme comme le fut Trump en janvier.</p>
<p>Puisque la France a les yeux rivés sur l’Amérique, autant s’informer aux meilleures sources, comme avec l’ouvrage de Sylvie Laurent, <em>Pauvre petit Blanc</em>. Laurent est historienne et américaniste, et avec elle nous reprenons l’histoire du conflit racial aux USA. Au départ, il y a la colonisation, l’esclavage d’Africain·es déporté·es et les migrations d’Européen·nes pauvres. Même <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Engagisme">« engagé·es »</a>, soit sous statut servile, ces dernier·es bénéficient d’un statut supérieur. Suite à la guerre de Sécession, l’égalité des droits hésite, comme si elle était inacceptable aux yeux des Blanc·hes, comme si ce pays était le leur. Suite au mouvement des droits civiques dans les années 1960, les discriminations les plus flagrantes sont interdites et l’idée s’installe que désormais le problème est réglé. Nous sommes deux générations plus tard et des politiques d’affirmative action ont même tenté de compenser certaines inégalités mais celles-ci demeurent : les Blanc·hes ont en moyenne accumulé des patrimoines dix fois supérieurs à celui des familles noires, ils et elles ont 40 % plus de chances d’accéder aux études supérieures et deux ou trois fois moins de mourir sous les balles de la police. Malgré tout, à l’heure où écrit Laurent, alors que le mouvement #BlackLivesMatter de 2020 vient d’embraser l’Amérique et que le mandat de Donald Trump touche à sa fin, le déni de cette inégalité évidente est de mise. De plus en plus fort. D’où vient cette mauvaise foi ?</p>
<p>Les années 1960 ont été celles du parti démocrate. Nixon le renverse en s’appuyant sur un récit nouveau : les démocrates ont beaucoup donné aux minorités mais rien au petit peuple méritant (blanc), un électorat traditionnellement plus à gauche mais qui aurait été abandonné par son parti. Le républicain choisit de s’appuyer sur une base nouvelle, les Américain·es blanch·es catholiques ou juifs/ves, des classes perçues comme méritantes, travaillant dur pour accéder au rêve américain. Pendant ce temps, les Noir·es vivraient d’allocations. C’est un récit qui a le double intérêt de trouver aux mécontent·es un bouc émissaire et de dévaloriser des politiques redistributives. Ronald Reagan puis George H. Bush n’auront bientôt plus besoin de rappeler la race : pauvres, criminel·les, dépendant·es des aides sociales… ce sont les Noir·es, cela va sans dire. Cela va si bien sans dire que lors de l’avènement du leader nationaliste autoritaire, en 2016, les Blanc·hes pauvres qui pourraient bénéficier de droits aux soins de santé accessibles les refusent, pensant que cette politique ne leur est pas destinée (elle est pour les « pauvres »).</p>
<p>Qui donc racialise la question aux USA ? C’est la droite, pour évacuer la question sociale au profit du mérite individuel. Puis le stéréotype se fige, aussi faux soit-il (aucune <em>welfare queen</em> vivant dans le luxe en multipliant les fraudes aux allocs n’a jamais existé, c’est Reagan qui a forgé le personnage), et ceux qui ont prospéré dessus peuvent désormais se payer le luxe d’être aveugles à la couleur, fièrement universalistes, et de refuser tout rattrapage aux Noir·es. C’est un anti-sociologisme libéral qui justifie le tour de passe-passe et l’idée est florissante, jusqu’à aujourd’hui en France. D’abord la réalité des faits, établie par les sciences sociales, est ignorée, cachée par des clichés qui tournent en boucle à la télé et dans les discours des politiques. Ensuite le récit libéral se déploie : tout le monde est sur la même ligne de départ, il n’y a pas de contraintes, pas d’avantages, seulement une belle égalité, de droit comme de fait. Or on sait à quel point la pauvreté est héréditaire, que se transmettent de génération en génération aussi bien un patrimoine matériel qu’un capital social et culturel, qu’une aisance psychique et que les enfants de pauvres en sont privé·es. Cela court sur des générations parfois et nous n’en avons passé que deux depuis les années 1960. Déni des contraintes propres à certaines expériences sociales, illusion du mérite (le philosophe <a href="https://www.philomag.com/articles/michael-j-sandel-la-tyrannie-du-merite-est-lorigine-de-la-revolte-populiste">Michael Sandel y consacre un ouvrage récent</a>) et… clichés racistes, encore, justifient désormais les inégalités.</p>
<p>La crise des opiacés, dans les années 2010, a souvent été comparée à celle du crack dans les années 1980. Celle-ci avait touché massivement des jeunes Noir·es mais c’était leur faute, c’étaient des dealers. Quand la crise des opiacés touche massivement des Blanc·hes, les excuses fleurissent, ce sont des patient·es victimes de l’industrie pharmaceutique et de médecins douteux (c’est vrai mais l’épidémie de crack avait aussi ses raisons sociales). Laurent raconte comment les clichés racistes entourent a priori les Blanc·hes d’un halo d’innocence et pour les Noir·es de vice. Au fond, les Blanc·hes se sentent menacé·es par les Noir·es. C’est un complexe ancien mais toujours renouvelé. Et depuis quelques décennies de néolibéralisme et de montée des inégalités au niveau national, donc également entre Blanc·hes, alors que la démographie des USA est en passe de leur enlever la majorité numérique, le ressentiment et la crainte de perdre le moindre avantage sur les Noir·es se muent en panique, quelle que soit sa position dans l’échelle sociale.</p>
<p>Ce conflit se déploie sur une vision confuse de la classe sociale (2). Laurent signale que l’une des contributrices au débat, professeure à Berkeley, a dans les années 2010 opportunément reformulé ses études sociologiques sur la « classe moyenne » en études sur la « classe laborieuse », plus présente dans les discours politiques… sans changer de corpus. Le sixième le plus pauvre des pauvres Blanc·hes déclassé·es, meurtri·es, appauvri·es par la mondialisation et mis en avant par tous les discours dominants pour leur contribution à l’accession de Trump au pouvoir, un sixième seulement gagne moins de 50 000 $ par an. À 7,25 $ le salaire minimum fédéral et un temps de travail de 3 000 heures par an (c’est beaucoup), une personne en bas de l’échelle des salaires gagnerait 22 000 $ annuels. Voilà un vote populaire qui n’a existé que dans l’imagination des conseillers politiques, complaisamment repris par les journalistes et validé par quelques universitaires déméritant·es : les électeurs et électrices de Trump avaient plus peur de perdre leurs avantages qu’ils et elles n’étaient les perdant·es de la guerre économique. D’ailleurs, aux USA comme ailleurs, les pauvres votent peu.</p>
<p>Laurent consacre beaucoup de pages à expliquer ce qu’est le privilège blanc, cette certitude de mériter les avantages dont on bénéficie et la crainte d’un jeu à somme nulle où un rattrapage des populations noires nuirait mécaniquement à ses intérêts de classe. L’historienne ne psychologise néanmoins pas à outrance la mauvaise foi et le refus de toute remise en cause de la part des membres d’un groupe social politiquement et économiquement dominant mais hétérogène. Et c’est heureux, puisque cette vision individualiste et moralisante a pris beaucoup d’importance dans les milieux radicaux. Qu’importe donc pourquoi cette militante républicaine, dans le documentaire <em>Hello, White Privilege. It’s Me, Chelsea</em> (Chelsea Handler, 2019, sur Netflix en ce moment), a besoin de ne pas céder et préfère dire que les Noir·es ont des « non-privilèges » plutôt que d’admettre que les Blanc·hes aient ces privilèges.</p>
<p>L’autrice finit sa longue histoire des relations de race aux États-Unis sur la montée de l’extrême droite dans ce pays, qu’elle met en partie sur le compte d’un <em>backlash</em> suite à l’élection de Barack Obama. Elle consacre aussi quelques pages à ses liens avec l’environnementalisme américain, conseil de lecture maintenant qu’écologie politique et survivalisme d’extrême droite convergent parfois. Alors que depuis des décennies la race se cachait derrière la classe, dans une vision par ailleurs confuse des rapports socio-économiques, cette extrême droite (dont des membres de l’élite républicaine, politiques et universitaires, ont fait le lit) est plus frontale. Son prisme principal est la race. Au moins les choses sont redevenues claires. Le propos est riche (cette chronique y fait encore moins honneur que d’habitude), les traductions sont précises et élégantes. Voilà un livre à lire de toute urgence avant de sortir ses idées reçues sur l’Amérique…</p>
<p>(1) Le pauvre vieux se plaignait, dans une émission où il est invité tous les quatre matins depuis trente ans, d’avoir entendu l’expression à la radio et d’avoir compris « merguez ».<br />
(2) Il faudrait parler un jour du flou autour de la classe sociale, des mots pour la nommer, flou qui va jusqu’à son auto-détermination… Une chanteuse queer dit porter en elle la mémoire de la classe ouvrière. Mais de loin, alors, puisqu’elle est fille de profs (d’université, pour papa). L’activiste radical Thomas J’aurais est décrit sur le site de Pièces et main d’œuvre (dans la présentation de la brochure où je suis sa cible principale, « Alors du coup ») comme « un jeune gars de milieu populaire, arrivé d’Amiens »… Il y a fait, comme il s’en est souvent vanté, le lycée dans la même boîte à bac privée catholique que Macron, cet autre <em>provincial</em> de <em>classe laborieuse</em>. Après le genre (voir mon ouvrage <em>La Conjuration des ego</em>), après la race (voir <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Rachel_Dolezal">Rachel Dolezal</a>), la classe socio-économique n’est désormais plus un fait social mais une identité laissée au choix ou à l’appréciation des individus.</p>
<p><a href="https://www.binge.audio/podcast/kiffetarace/pauvres-petit%25c2%25b7e%25c2%25b7s-blanc%25c2%25b7he%25c2%25b7s-alerte-au-declassement">Retrouver Sylvie Laurent dans l’émission « Kiffe ta race ».</a></p>« Ensemble, combattons le coronavirus »urn:md5:2ddbe516f9055cc95adba964d01470c62021-05-09T12:06:00+02:002021-05-10T07:17:49+02:00AudeTextesCovid-19LibéralismeUltra-droite<p>Évidemment qu'une maladie infectieuse se combat « ensemble » et oblige à penser les politiques de santé non comme l'organisation d'une offre de soins qu'il faudrait mériter (par ses cotisations ou son <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Se-soigner-tout-es-pour-se-soigner-mieux">appartenance nationale</a>) mais comme un bien commun auquel il appartient à chacun·e de prendre soin. Mais « ensemble », vraiment ?</p> <p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/Bouquins/.ultra_riches_s.jpg" alt="ultra_riches.jpg, mai 2021" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="ultra_riches.jpg, mai 2021" />« Ensemble » n'a plus trop de sens au regard de ce qui s'est passé depuis plus d'un an et qui n'est qu'une accélération du rythme de concentration des richesses en France, ce que Romaric Godin appelle la <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/La-Guerre-sociale-en-France">guerre sociale</a> et dont même BFM doit constater qu'elle est depuis dix ans <a href="https://www.bfmtv.com/economie/pourquoi-la-france-compte-plus-d-ultrariches-que-la-chine-ou-l-allemagne_AV-202105020152.html">très favorable aux ultra-riches</a>. L'intervention de l'État depuis mars 2020 s'est dirigée vers le soutien aux entreprises à travers le chômage technique et des aides non-conditionnées, simple invitation à les faire ruisseler sur leurs salarié·es (alors même que la <a href="https://www.mediapart.fr/journal/economie/030521/emmanuel-macron-dernier-defenseur-de-la-theorie-du-ruissellement">« théorie du ruissellement »</a>, déjà remise en cause depuis quelques années dans les recherches publiées par le FMI ou la Banque mondiale, vient de se voir finalement désavouée par le président états-unien). Les entreprises du CAC 40 qui ont toutes bénéficié des largesses de l'État (soit de notre argent) non seulement débauchent mais aussi empruntent 51 milliards d'euros pour verser des dividendes à leurs actionnaires (voir ici l'<a href="https://multinationales.org/Aides-publiques-et-dividendes-les-hypocrisies-de-l-Etat-actionnaire">Observatoire des multinationales</a> et là une <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/histoires-economiques/histoires-economiques-27-avril-2021">chronique radio qui explique l'essentiel</a>). Les bénéfices ne sont pas au rendez-vous cette année, c'est en anticipation des prochains gains. Les aides accordées sur notre pognon ne seront pas à rembourser alors que le ministre de l'économie nous a promis que <a href="https://www.mediapart.fr/journal/economie/090421/pour-son-second-mandat-macron-promet-l-austerite">nous rembourserions dans la douleur</a> le plan d'austérité « France Relance », à peine le double des dividendes du CAC 40 et loin de répondre à la hauteur des pertes essuyées comme tente de le faire le plan états-unien (décidément).</p>
<p>Le plan français s'attache plutôt à faire ruisseler sur les entreprises plutôt qu'à soigner les personnes les plus fragilisées par cette crise économique qui s'annonce (personnes dont le ralentissement de la consommation, y compris la partie la plus nécessaire, est susceptible d'affecter l'ensemble de l'économie, qui continuerait sa récession sans pour autant entrer en décroissance et affecter l'industrie du jet privé ou du yacht de luxe, au contraire). Quid des personnes qui ne sont pas ou plus en emploi ? Une <a href="https://www.bastamag.net/reforme-assurance-chomage-baisse-des-indemnites-journalieres-duree-indemnisation-pole-emploi-CDD-CDI-interim">réforme de l'assurance chômage plus sévère que jamais</a>, qui va faire passer bien en-dessous du seuil de pauvreté nombre d'allocataires. Quid des personnes qui n'ont plus d'argent pour manger trois fois par jour ? Elles sont 8 millions à <a href="https://www.bastamag.net/Les-derives-de-l-aide-alimentaire-defiscalisation-hypermarches-surproduction-agro-industrie-grande-distribution">se régaler des invendus des industries agricoles et agro-alimentaires</a>, défiscalisés à nos dépens, triés gratuitement par les petites mains des associations (oui, même ce qui ne peut être que jeté est défiscalisé), lesquelles cinq associations charitables se satisfont presque toutes du scandale. <strong>« Ensemble » ? Ça ressemble plus à « chacun·e sa gueule ».</strong></p>
<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/2020/.E0zKPXZX0AQJQ2h_m.jpg" alt="E0zKPXZX0AQJQ2h.jpeg, mai 2021" style="display:table; margin:0 auto;" title="E0zKPXZX0AQJQ2h.jpeg, mai 2021" />
Au niveau mondial, les gouvernants européens ne nous payent pas même de promesses, alors que la maladie est un phénomène qui connecte comme jamais les un·es aux autres les habitant·es de cette planète. Qu'un autocrate choisisse de ne pas prendre de mesures sanitaires dignes de ce nom, comme Jair Bolsonaro au Brésil et Narendra Modi en Inde, et c'est le monde entier qui est sous la menace des variants créés par une intense circulation du virus dans les pays en question. Les brevets sur les vaccins empêchent l'Inde, pays doté d'une des plus grandes capacités de fabrication de produits pharmaceutiques, de contribuer à <em>combattre ensemble le virus</em>. Les profits de quelques compagnies passent avant nos besoins… Là encore, le social-libéral Joe Biden, dont on n'attendait pourtant rien, propose de poser quelques limites à la toute-puissance de Big Pharma, après que ses investissements ont déjà largement été payés de retour. Les gouvernements européens, qui n'ont à la bouche que des mots encourageants sur des efforts partagés, continuent à imposer ces efforts principalement à nos petites personnes ni bien rentables et ni bien dangereuses.</p>
<p>Dans ces conditions où « ensemble » ne veut plus rien dire mais où on nous le ressasse dans des spots qui ne sont pas à la hauteur des besoins (criants, hurlants) d'information sur le Covid d'une immense partie de la population qui reste mal informée, les critiques les plus radicales se focalisent sur le port du masque obligatoire (protéger les autres dans les cas où le masque est nécessaire ? que nenni !) et la rebellitude sur le besoin urgent de s'alcooliser <em>ensemble</em> malgré le couvre-feu (1) ou dans les bars qui doivent absolument rouvrir <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/La-liberte-de-boire-des-coups">parce que le client est roi</a>. Rien ne va…</p>
<p>Qu'est-ce qu'« ensemble » pourrait signifier ? « Ensemble » pourrait signifier effort partagé, interdépendance, responsabilité et reprise en mains par en-bas d'une politique sanitaire cohérente. <a href="https://manif-est.info/Qui-obeit-a-qui-Pourquoi-parler-du-virus-est-important-1763.html">Comme le résument des camarades ici</a> : « Quelqu’un·e qui n’aurait "même pas peur" que le virus passe par lui/elle fait courir un risque plus important aux collègues de son/sa colocataire ou aux parents d’élèves de la classe de son enfant (entre autres). Les conditions de vie des un·es mettent certain·es plus en danger que d’autres, en particulier celles et ceux qui n’ont pas le choix d’échapper à la promiscuité : les habitant·es de foyers d’hébergement, les travailleur·ses qui ne peuvent télétravailler, les détenu·es, etc., les rendant plus tributaires du comportement collectif. Notre santé physique, notre santé mentale, celle de nos proches, de nos voisin·es sont interdépendantes. » Ensemble, oui, plus que jamais, mais pas n'importe comment.</p>
<p>NB : À lire sur un sujet proche, cet ouvrage de Kate Pickett et Richard Wilkinson <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Pour-vivre-heureux-vivons-egaux">déjà chroniqué ici</a>, <em>Pour vivre heureux, vivons égaux ! Comment l'égalité réduit le stress, préserve la santé mentale et améliore le bien-être de tous</em>, Les Liens qui libèrent, 2020.</p>
<p>(1) Je ne suggère pas ici que le couvre-feu est une mesure sanitaire efficace et intelligente (ce n'est pas le cas) mais qu'en matière de désobéissance civile il est des causes moins nombrilistes.</p>Décroissance ou barbarieurn:md5:f0bcdf4535a589e21f31bd6d73d4db342021-04-27T19:23:00+02:002021-05-06T07:56:58+02:00AudeLecturesDécroissanceUltra-droiteÉcologie politique<p>C’est in extremis que j’ai pu me procurer un numéro de <em>La Décroissance</em> d’avril dans ma petite ville prospère, en bordure du bois de Vincennes, où l’on ne croise presque jamais de Noir·es ou d’Arabes et qui a réélu l’an dernier son maire de droite dès le premier tour. D’habitude, m’explique le monsieur qui tient le kiosque sur la grand place, les numéros de ce journal arrivent puis repartent et c’est la première fois qu’il en vend un… et même deux quand j’achète le dernier. Le buraliste de la rue de la Poste, qui en commande à peine plus chaque mois, a été dévalisé.</p> <p>À quoi donc ressemble la une du mensuel pour produire un tel effet ? <strong>« Indigénistes, décolonialistes, racialistes… » « Basta ! »</strong>, dit la pancarte d’un personnage représentant la Terre. Est-ce <em>Minute</em>, <em>Valeurs actuelles</em>, <em>L’Express</em> ou <em>Marianne</em> ? Non, c’est le « journal de la joie de vivre » qui tente un élargissement de sa cible à la fachosphère, rejoignant dans le concert national(iste) une extrême droite jadis isolée mais désormais rejointe par les plus grands esprits du pays, de la gauche républicaine à la droite la plus moisie, emmenés par un chef de l’État qui a ouvert les hostilités le 11 juin 2020 : « Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux. » (Voilà qui était tellement plus vital que de préparer sa campagne de vaccination hyper centralisée qui en quatre mois, malgré un nombre de doses suffisant au moins à cet usage, n’a toujours pas réussi à faire vacciner toutes les personnes de plus de 70 ans.)</p>
<p>Leur récit, on le connaît : importé des États-Unis, un vent malsain a réussi à mettre la pagaille dans notre beau pays des droits de l’Homme où tous sont égaux en droit et où jamais, au grand jamais, des populations issues de notre ancien empire colonial n’auraient été victimes de discriminations de la part de l’État ou de ses fonctionnaires. Les ennemi·es à abattre ne sont donc pas les racistes qui nuisent à l’égalité entre les personnes mais les musulman·es qui osent laisser voir en public des indices de leur pratique religieuse ; les sociologues qui constatent des discriminations de fait, qu’il s’agisse de violences policières ou de traitement inégal à l’école et dans les services publics ; les historien·nes <a href="https://laviedesidees.fr/Lettre-aux-professeurs-d-histoire-geo-Heran.html">qui rappellent les principes de la laïcité républicaine tels qu’ils ont été pensés et énoncés en 1905</a> ou bien l’horreur de la colonisation, moment mal connu de notre histoire mondiale et qu’en France on préfère fantasmer en entreprise humanitaire ayant apporté la civilisation et le confort moderne à de pauvres gens qui sans nous seraient morts de faim. Il faut rappeler, <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Chemins-de-fer-et-colonisation">je l’ai notamment fait ici</a>, la couche d’ignorance bien crasseuse sur laquelle prospère ce récit, dont l’élément le plus emblématique me semble être l’oubli du statut de l’indigène. Dans la France coloniale, les populations locales n’étaient pas citoyen·nes mais sujets de la République, et ça change tout.</p>
<p>Aujourd’hui, la plus grande atteinte aux principes républicains, ce ne serait donc pas l’importation depuis les États-Unis des avatars du trumpisme, comme les théories complotistes ou la mauvaise habitude de faire intrusion en bande dans les hémicycles. Vous vous souvenez ? Il faut dire que c’était il y a déjà deux mois, un groupe d’extrême droite a fait irruption par la violence dans un conseil régional pour interrompre la plénière qui se tenait dans l’hémicycle. Ah oui, tiens. Deux mois plus tard, le tweet revendiquant cet acte séditieux est toujours hébergé par la plateforme – la même qui exclut un 1er décembre, journée mondiale de lutte contre le Sida, des militant·es ayant utilisé les mots « pédé » et « gouine » pour se définir (1). Et Carole Delga, présidente de la région Occitanie ciblée par cette attaque, a des mots très durs contre les officines qui ne respectent ni la loi ni l’esprit de la République… <a href="https://www.youtube.com/watch?v=og0RsbGFjrI">en organisant des réunions syndicales non-mixtes</a>. Ces organisations (associations et syndicats) voient leur liberté politique s’éroder sous les menaces de dissolution, parfois suivies d'effet comme dans le cas du Collectif contre l'islamophobie en France (je vous laisse juger de leur parole, <a href="https://www.binge.audio/podcast/kiffetarace/islamophobie-un-mot-des-maux">c'est ici</a>). Pendant ce temps, des fachos paradent dans les hémicycles et leurs associations ne sont pas inquiétées. Une mise à jour, arrivée après la publication de ce numéro de <em>La Décroissance</em> : pour commémorer les soixante ans d’un putsch militaire, des généraux en retraite engagent le gouvernement à un bon tour de vis autoritaire contre les « hordes de banlieue » et « un certain antiracisme » (« indigénisme », « racialisme » et « théories décoloniales », bingo). Si « rien n’est entrepris », ils menacent de l’« intervention » de leur « camarades d’active », ce qui est à proprement parler une menace de sédition (2)…</p>
<p>Voilà le contexte dans lequel s’inscrit la une de <em>La Décroissance</em> : un recul inquiétant de la tolérance (<a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Bruler-les-livres-is-the-new-what">de tous côtés d’ailleurs</a>), une explosion des inégalités depuis les politiques d’austérité qui ont fait suite au sauvetage des banques en 2008 et une classe politique majoritaire qui est dans le déni et des antagonismes de classe et des inégalités, discriminations et violences subies par certains groupes sociaux mais qui mise sur une guerre culturelle pour faire oublier une guerre économique qui fait rage. Nous assistons, impuissant·es ou diverti·es par une panique morale savamment entretenue, à une vaste entreprise de prédation des biens communs (des services publics à la capacité à seulement encadrer l’activité économique par quelques principes sociaux et écologiques) au service de quelques intérêts capitalistiques et aux dépens des intérêts du plus grand nombre et de la préservation de notre milieu. Il me semble qu’il y a dans ce monde-là mieux à faire que de nourrir cette panique morale, il y a à articuler les questions socio-économiques aux luttes féministes, anti-racistes et écologistes/technocritiques. C’est d’autant plus urgent qu’en matière de technique, il n’y a pas de balancier, il n’y a que des cliquets qui verrouillent notre avenir. Et c’est parfois compliqué, quand les tenant·es de ces luttes sont trop occupé·es par des questions symboliques plutôt que matérielles (2), mais c’est un objectif qui devrait nous rassembler.</p>
<p>Au lieu de ça, le rédacteur de <em>La Décroissance</em> Raoul Anvélaut (c’est le pseudo du rédac chef) pose sa contribution au débat sous les auspices des pires caricatures, de ce récit venu de l’extrême droite et désormais propagé presque unanimement par les classes dominantes. Il n’y a plus d’anti-racistes, car ce serait supposer que leurs opposant·es anti-anti-racistes sont plus simplement racistes. Il n’y a plus que des « indigénistes », « décolonialistes » et « racialistes » dans un gloubi-boulga peu ragoûtant. Sont mis dans le même sac :<br /></p>
<ul>
<li>des militant·es peu nombreux/ses mais très clivant·es (le Parti des indigènes de la République, PIR… ou pire, pour une grande part de la gauche radicale) sous une appellation confuse d’« indigénistes » qui dans le reste du monde est réservée aux luttes autochtones (4), <br /></li>
<li>les pensées décoloniales portées par des intellectuel·les latino-américain·es (<a href="https://www.questionsdeclasses.org/une-approche-decoloniale-la-pedagogie-interculturelle-critique/">décrit·es ici par Irène Pereira</a>), originaires d’un continent depuis longtemps décolonisé mais où le pouvoir politique et économique est resté majoritairement dans les mains des populations d’ascendance européenne et où les questions sociales et raciales sont bien plus imbriquées qu’en Europe, <br /></li>
<li>et enfin des « racialistes » qui auraient le tort d’inventer des discriminations raciales et un <a href="https://www.franceculture.fr/sociologie/Racisme-Etat-expression-tabou-discrimination">racisme d’État</a> (l’expression est systématiquement mise entre parenthèses, sans un mot pour reconnaître ni même nier la situation qu’elle décrit) là où tout va très bien, madame la marquise. <br /></li>
</ul>
<p>Cette confusion bien entretenue prend la moitié du papier, avec force citations indéfendables d’ennemi·es choisi·es avec soin et qui ne le sont pas plus (défendables), car critiquer les voix qui font vraiment autorité dans cette large nébuleuse aurait été un exercice plus compliqué. Cédant à la même facilité, Anvélaut (la bicyclette donne pourtant le goût de l’effort) s’attaque à l’ouvrage de Malcolm Ferdinand, <em>Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen</em> (Le Seuil, 2019, pas encore lu pour ma part), en en extrayant un segment de phrase (faire « de la fracture coloniale l’enjeu central de la crise écologique ») censé désavouer l’intégralité du propos. Plus loin, une note de bas de page précise que les écolos français ont assez été tiers-mondistes pour ne rien avoir à se reprocher. Voilà qui suffira sur le sujet.</p>
<p>Vient ensuite un concours de qui donc est le plus malheureux, entre les peuples colonisés et les populations paysannes occidentales décimées par le développement et la technique. L’autrice que je suis d’<a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/On-acheve-bien-les-eleveurs"><em>On achève bien les éleveurs</em></a> ne va pas s’amuser à nier la gravité de ce que Pierre Bitoun et Yves Dupont appellent le <a href="https://librairie-quilombo.org/le-sacrifice-des-paysans">« sacrifice des paysans »</a>, l’industrialisation puis la tertiérisation du pays à coups de modernisation agricole par en-haut, le tout aboutissant aujourd’hui à la prolétarisation d’exploitants agricoles (aux trois-quarts des hommes) exportant dans le monde entier, brassant des centaines de milliers d’euros dont ils ne garderont jamais qu’une infime partie souvent à peine suffisante pour vivre. Lire à ce sujet l’Atelier paysan, <em>Reprendre la terre aux machines</em> (<a href="https://www.seuil.com/collection/collection-618">Le Seuil</a>, 2021, en librairie à partir du 6 mai). L’histoire de la destruction des paysanneries occidentales et celle de la colonisation ont des traits communs, certes (« les paysans (européens) vivant du fruit de leur travail, dans une économie locale de subsistance (…) eux aussi ont été emportés par le développement industriel, l’essor de la puissance technique, l’accélération des transports, l’élargissement des marchés »), mais d’autres qui divergent.</p>
<p>Car jusqu’ici les paysan·nes français·es, décimé·es en tant que groupe, sont pour la plupart passé·es dans l’ascenseur social, sont devenu·es prof de fac ou de collège, infirmièr·es ou vendeurs de chaussures, et non laveurs de voitures aux carrefours de métropoles hyper polluées (5). Il n’y a pas en Europe d’agriculture latifundiaire alors que dans les pays ayant une histoire coloniale la terre a toujours été considérée comme <em>terra nullius</em>, n’appartenant à personne (qu’elle soit couverte de forêts comme à Bornéo ou exploitée par une population nombreuse comme à Java) et donc offerte à l’accaparement, des planteurs coloniaux puis des grandes compagnies. Ignorer les spécificités de l’histoire coloniale, c’est non seulement une faute morale quand on s’exprime sur ces questions, mais c’est surtout se priver de comprendre les tendances du monde contemporain. Aujourd’hui le sort particulier que le capitalisme mondialisé a réservé aux colonies s’étend aux pays riches, comme l’explique brillamment Xavier Ricard Lanata dans <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/La-Tropicalisation-du-monde"><em>La Tropicalisation du monde</em></a> (Puf, 2019). La dévoration de l’autre, de l’inférieur, du sujet colonial, était acceptable mais ne l’est plus quand elle s’étend à la dévoration de ce citoyen occidental au centre du récit républicain, lui qui s’était fièrement rebellé contre son asservissement politique puis économique en 1789, tout le long du XIXe siècle et une partie du XXe. Inacceptable et incompréhensible, d’où des protestations qui peinent à toucher du doigt cette inféodation de l’État au Capital mais s’expriment avec beaucoup plus de facilité contre des boucs émissaires, les populations non-blanches des pays occidentaux ou (dans la version élégante des journaux) leurs porte-parole et leurs allié·es. Toujours prendre le chemin qui descend quand on est Anvélaut, et qu’importe où on va.</p>
<p>Le troisième argument de cet article facile, c’est : « La pensée occidentale, ça dépend ce qu’on en fait. » L’auteur défend l’héritage de la Grèce antique et celui des Lumières (6), en reconnaissant qu’il est ambivalent. L’article commence même avec une critique du développement en tant que « croyance occidentale » (Gilbert Rist) ou « occidentalisation du monde » par Serge Latouche, renouant avec cette dimension fondamentale de la décroissance. Mais ne prenons que le meilleur de cette pensée occidentale ! Pour un auteur qui oppose les pensées anti-racistes à une critique exigeante du fait technique, l’invitation est douteuse puisque c’est justement le discours commun sur la technique, qui aurait des bons et des mauvais usages entre lesquels on pourrait choisir. Or on ne peut pas choisir un couteau à couper le steak qui soit incapable de se ficher également dans une chair vivante, selon l’exemple consacré. C’est le même objet ambivalent qui contient tous les usages auxquels il est, sinon destiné, du moins adapté. Le droit d’inventaire est limité… C’est pourtant ce que semble vouloir faire Anvélaut, se rangeant derrière Jacques Ellul et Cornelius Castoriadis, maîtres à penser de l’écologie politique, tous deux louant <em>certains</em> aspects de la civilisation occidentale, vingt-cinq siècles d’une histoire qui est par ailleurs homogénéisée et mythifiée. Quand on y regarde de plus près, on découvre par exemple que la pensée de la Renaissance était analogiste alors que celle d’aujourd’hui est naturaliste, selon la typologie de l’anthropologue Philippe Descola, et ça change un tout petit peu le rapport au milieu naturel (7). C’est un peu plus compliqué que ce <em>storytelling</em> républicain glorifiant l’« Occident » (et c’est simplement l’envers du mythe du bon sauvage dont Anvélaut note avec pertinence la simplicité).</p>
<p>Anvélaut lance également quelques piques contre un mouvement intellectuel influencé par Bruno Latour et Descola et qui met au centre de la crise écologique le rapport anthropologique entre humains et non-humains. Je ne sais pas si ces piques ont été précédées d’attaques plus frontales. Ce serait utile et ça a été fait ailleurs, notamment par <a href="https://www.terrestres.org/2020/11/02/reecrire-lhistoire-neutraliser-lecologie-politique/">Aurélien Berlan</a> qui a pris la peine d’argumenter. <strong>Chacun·e met au centre de cette crise ce qui lui semble le plus pertinent : le rapport colonial, le rapport entre humain et non-humain, les rapports de production capitalistes, la technique et même le patriarcat. Peut-être que personne n’a tout à fait tort, que ces différents éléments s’imbriquent</strong> : par exemple la technique est aussi la nouvelle frontière, sans cesse repoussée, du capitalisme. On peut ne pas être d’accord entre écologistes et se le dire sans s’aligner sur des fascistes.</p>
<p>En septembre 2019, <em>La Décroissance</em> me tombait dessus, m’accusant de « harcèlement » envers l’auteur de <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/La-Reproduction-artificielle"><em>La Reproduction artificielle de l’humain</em></a> contre qui j’avais échangé des arguments politiques sur un réseau social confidentiel (sans limite de signes). J’avais fini par comprendre et par dévoiler que mon interlocuteur était l'auteur, caché derrière un deuxième pseudo pour louer sans nuance son propre livre. <em>La Décroissance</em> me critiquait également pour ma présence sur Twitter avec l’« adulescent » Mickaël Correia, un bon camarade à qui l’ont doit une excellente série de reportages sur le <a href="https://www.mediapart.fr/biographie/mickael-correia-0">détricotage de la loi climat par les lobbies</a> – ce qui lui vaudra peut-être un jour de se retrouver en « écotartuffe » ou « saloperie que nous n’achèterons pas ce mois-ci » dans les pages de <em>La Décroissance</em>. Mais est-ce que le « journal de la joie de vivre » assure mieux que les réseaux sociaux en ligne (Facebook, Twitter et leurs alternatives) la qualité du débat public ou à tout le moins du débat dans la sphère écologiste radicale ? Pas vraiment, non, avec son manteau d’Arlequin de propos haineux ou diffamatoires et d’articles intéressants, sous la houlette d’un patron catholique et républicain borné qui à ma connaissance (mais je lis peu ce journal) n’a jamais laissé s’exprimer le moindre débat dans les pages de <em>La Décroissance</em> entre lui et ses rédacteurs plus anarchistes. Pas de quoi donner des leçons d’intelligence et de tolérance dans un monde où ces vertus commencent à bien manquer. À l’époque, il m’avait semblé déloyal de porter plainte pour diffamation car même si le harcèlement est un fait grave, nous ne sommes pas si nombreuses et nombreux à porter l’écologie radicale. Aujourd’hui, je n’aurais pas ces scrupules, après cette belle allégeance à l’extrême droite, d’Éric Zemmour à Emmanuel Macron et Manuel Valls. Et nul doute que les recettes de ce numéro spécial racisme, qui a séduit jusqu’à mes voisin·es très à droite, devrait pouvoir éponger la douloureuse.</p>
<p>NB : J'utilise le mot <em>fascisme</em> dans le sens que lui donne une amie historienne. C'est une idéologie qui tente de déchirer le corps social aux dépens de minorités et dans un intérêt bien compris.</p>
<p>(1) Un petit mot sur cette fâcheuse décision des « algorithmes ». Cela fait des décennies que les linguistes qui travaillent avec l’outil informatique étudient les éléments du lexique dans leur environnement. Les robots de Twitter savent aussi faire la différence entre « fière + gouine » et « sale + gouine ». Quand la directrice de Twitter France en charge de ces questions est une LREM, les problèmes ne sont pas techniques, ils sont politiques. <br />
(2) « Assez d’atermoiements, l’heure est grave, le travail est colossal ; ne perdez pas de temps et sachez que nous sommes disposés à soutenir les politiques qui prendront en considération la sauvegarde de la nation. Par contre, si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes sur le territoire national. » Valeursactuelles.com, 21 avril 2021. <br />
(3) Elles se nourrissent les unes des autres, par exemple les violences de la pauvreté, mais je rêve que les féministes s’emparent mieux des questions économiques et que des contributions au débat comme <em>Le Genre du capital</em> de Bessière et Gollac (un ouvrage très important <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Le-Genre-du-capital">chroniqué ici</a>) posent les bases de ce nouveau champ de bataille, dans lequel l’individualisation de l’imposition pourrait servir d’étendard. Mais je n’ai pas encore écrit dessus… <br />
(4) Le mot « indigène », marqué par notre histoire coloniale, signifie : sujet colonial concerné par le statut de l’indigénat. Or, il est souvent utilisé en France à la place d’« autochtone » qui est plus juste quand on parle de peuples sans État avant l’époque contemporaine. C’est souvent une traduction trop littérale des mots espagnol et anglais <em>indígena</em> ou <em>indigenous</em>. <br />
(5) Dans beaucoup de familles dont la mienne, ce passage a été vécu positivement et cette disparition d’une classe a été ambivalente. Depuis quelques décennies, elle n’est plus que tragique. Par exemple les départs en retraite sans transmission de la ferme, quand les terres sont simplement vendues au voisin, signifient une perte de sens pour le retraité et constituent l’une des raisons importantes des suicides en agriculture (lire <a href="https://revue-sesame-inrae.fr/suicides-dagriculteurs-sortir-du-reductionnisme-economique/">Nicolas Deffontaines</a>).<br />
(6) J’ai la chance d’avoir été dix-huitiémiste dans une vie antérieure et d’avoir écrit dans le cadre de mes études sur un auteur des Lumières, Denis Diderot. La brochette de perruques poudrées parlant comme un seul homme et posant les bases de ce qui deviendrait la République est un mythe. <br />
(7) Philippe Descola, <em>Par-delà nature et culture</em>, Gallimard, 2005.</p>Contre le Covid, la démocratie et l’autogestionurn:md5:d9466d4d18a3fac5b5634b9513bb047d2021-04-11T21:35:00+02:002021-04-14T17:35:07+02:00AudeTextesCovid-19DémocratieUltra-droite<h3>Le grand relâchement</h3>
<p>Il y a quelques semaines, j’ai eu la chance de faire un déplacement dans le cadre de mon travail, dans un joli château à la campagne. Pendant deux jours, c’était comme si le Covid n’existait plus. Nous n’avions pas parlé de respect des règles sanitaires et ce qui allait comme une évidence n’en était une pour personne. J’étais arrivée plus tôt, profitant d’avoir eu le Covid et d’être immunisée pendant au moins quelques semaines pour laisser tomber le masque avec un administrateur assez âgé de l’association pour laquelle je travaille. Nous en avions parlé deux secondes, il m’avait tenue au courant des obligations concernant le port du masque dans son département, je l’avais informé de ma maladie récente et proposé le non-port entre nous deux. Mais quand les autres sont arrivé·es, j’ai remis mon masque dans le hall pile au même moment qu’elles et eux qui entraient enlevaient le leur… Et jamais il n’a été question de décider ensemble du niveau de risque que nous étions prêt·es à prendre, à un moment où le virus circule autant qu’en mars 2020 et sur tout le territoire. Assis·es pendant nos travaux autour d’une grande table, mais pas assez grande pour être à bonne distance les un·es des autres, dans une pièce assez grande et haute (la vie de château) pour absorber nos aérosols mais pas aérée exprès, personne ne portant de masque, nous faisions comme si le virus n’existait pas. Sauf au moment de dresser la table du repas dans une autre pièce… attention, on va disposer les assiettes en quinconces ! Soit : maintenant qu’on a baisé sans capote, on va réduire les risques en évitant de se serrer la main.</p> <p>Je vous avoue que j’en ai profité, après une semaine d’isolement Covid (ajouter une semaine de précaution) et sachant que je n’avais aucun risque d’être contaminée ou de contaminer autrui, et surtout pas l’administrateur septuagénaire et pas encore vacciné. De véritables vacances j’oublie tout. Mais mes scrupules devant autant d’incivisme étaient visiblement peu partagés. Je n’ai parlé de cette situation qu’à une personne, un homme qui partageait mon scepticisme et avait pour sa part fait un test pour l’occasion, sans savoir si les autres lui rendraient ce bon soin. Alors que mon association se prive depuis octobre de toute rencontre et met en place des protocoles exigeants, bien informés, publiés à l’avance pour ne surprendre personne et surtout suivis (pour les réunions qui ne sont pas annulées), nos membres et partenaires en sont à deux clusters couronnés de succès, sans compter celui-ci dont les efforts semblent avoir été vains à propager le virus pour faire crever les personnes les plus fragiles et pourrir la vie de tout le monde au passage. Si cette rencontre de travail avait réuni des promoteurs du laisser-faire et chacun·e sa gueule, des libertarien·nes ou des fascistes, j’aurais compris. Mais des écolos, vraiment ? Alors qu’à l’origine les seul·es qui prenaient au sérieux les questions de santé, c’était nous ?</p>
<p>Aujourd’hui je lis des absurdités dans la presse écologiste, y compris sous la plume de personnes dont j’apprécie d’habitude les écrits. S’insurger contre le port du masque en plein air, c’est compréhensible. Vu le rôle des aérosols dans la transmission (rôle longtemps <a href="https://www.liberation.fr/france/2020/12/21/aerosolisation-et-diner-de-macron-il-n-est-jamais-trop-tard-pour-reviser-sa-doctrine_1809279/">ignoré jusqu’au sommet de l’État par celui qui se prétend désormais virologue-immunologiste-épidémiologiste</a>), il semble désormais acquis que le masque en extérieur est inutile sauf dans des rassemblements au cours desquels les personnes restent en contact rapproché pendant un temps assez long. Mais le port du masque par les personnes qui ne sont pas infectées, inutile d’après ces écolos radicaux ? Rappelons que le préservatif est conseillé pour les mêmes raisons : on l’utilise quand on ne connaît pas avec certitude son état de santé. Et avec sept jours de latence dans le cas du Covid pour pouvoir tester son statut, on ne sait jamais avec certitude qu’on ne risque pas de contaminer les autres, sauf à avoir été isolé·e tout ce temps. Voilà pourquoi, cher·es ami·es écologistes et technocritiques, le port du masque est utile en intérieur. (Prochain billet : faut-il vraiment se laver les mains après avoir fait caca ou est-ce un complot de l’industrie du savon ?)</p>
<p>Et à part ça, la presse bruisse de scandales sur des restaurants clandestins pour riches ou des fêtes improvisées dans les ministères. La gestion gouvernementale pitoyable, les deux poids-deux mesures (cantines mais pas restaurants, collègues mais pas famille), les protocoles à deux sous sans investissement, les mesures inutiles (le port du masque en extérieur aurait pour principale utilité de nous rappeler l’existence d’une crise sanitaire, pour les distrait·es), l’injustice profonde d’amendes distribuées plus allègrement aux pauvres, qu’elles mettent dans la merde, qu’aux riches dont ça renchérit à peine une facture de déjeuner à 400 €, des dîners à dix en plein confinement par un président de la République à son pic de contagion Covid, tout ça fait péter des câbles. Bravo, c’était une bonne idée de gaspiller nos efforts du premier confinement pour ne pas bâtir de stratégie zéro Covid. Aujourd’hui à Singapour, un pays qui l’a fait, les gens portent le masque et la vie a repris normalement. Les restaurants et les théâtres sont ouverts, l’économie n’a pas trop souffert. Mais devinez qui là-bas ne porte pas le masque au boulot et serre les paluches pour dire bonjour ? Les Français expatriés qui profitent du contexte zéro Covid créé par les efforts des autres. Bravo encore, merci la France pour ton cadeau au monde.</p>
<h3>Faillite du politique</h3>
<p>J’ai beaucoup glosé ici sur les faillites du politique, et je suis loin d'être la seule. Souvenons-nous : le calme plat en février 2020 (une vacance du poste de conseillère santé à l’Élysée, aucune mesure sanitaire prise alors qu’à l’école où j’étais étudiante c’était le cas depuis le 28 janvier), l’inacceptable mensonge sur les masques, le « quoi qu’il en coûte » mensonger puisque les investissements ont été ridicules (à l’hôpital, à l’école et ailleurs où les bâtiments recyclent toujours un air intérieur vicié, plus d’un an après), une campagne vaccinale pas préparée (et qui ne vaccine plus dans le respect des priorités médicales mais dans l’urgence, des jeunes urbain·es), le stop and go et l’incertitude, le drame de la monarchie et cette couche d’incivisme crasseux d’autant plus choquante qu’elle est le fait de ceux qui nous gouvernent (1). Et pour finir un « plan de relance » qui est à vrai dire un plan d’austérité et maintenant qu’en face Biden le centriste fait beaucoup mieux, ça commence à se voir. Ce que nous dit le néolibéralisme, c’est que la société, ça n’existe pas. C’est <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Se-soigner-tout-es-pour-se-soigner-mieux">en contradiction avec des mesures de santé publique par temps de pandémie</a> : la société, ça existe. Nous sommes ainsi écartelé·es entre deux registres d’action, le libéralisme individualiste et la solidarité, avec un petit fond latin pour rajouter. Nos comportements vont donc à vau-l’eau et pour y changer quelque chose, il va falloir changer de culture.</p>
<p>Pour changer de culture, il faut penser mieux que ça la société. Or, s’il y a deux choses qui ont négligées depuis le début de la pandémie en France, c’est les acquis des sciences sociales et de la pandémie de Sida. Forcément, quand on pense que la sociologie est un repaire d’islamo-gauchistes et que le job d’un président c’est d’être un roi-philosophe-virologue-immunologiste-épidémiologiste-futur prix Nobel de médecine-Jupiter incarné, on est mal barré pour travailler sur les comportements des gens. Ça donne des amendes qui s’inscrivent dans la chasse habituelle au jeune mec racisé de classe populaire, ça donne des instructions en français « simplifié » <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/La-fabrique-de-l-ignorance">impossibles à comprendre par les personnes qui sont ciblées</a>, ça donne une communication sanitaire qui sert de faire valoir au beau gosse de l’Élysée-2022.fr mais fait s’arracher les cheveux aux médecins, ça donne des spots incompréhensibles. Vous avez compris, vous, si Gisèle a le droit d’embrasser ses petits-enfants ? D’abord on nous dit que oui, ensuite que non, parce que ça c’est pour plus tard, quand elle sera vaccinée mais aujourd’hui non car même si elle est vaccinée il faut continuer à respecter les gestes barrière. Évident !</p>
<h3>Faire entrer le Covid en démocratie</h3>
<p>Ce que nous a appris la pandémie de Sida, c’est que les punitions et le blâme sont contre-productifs et font passer sous le radar des comportements dangereux. Oui, même <a href="https://www.motherjones.com/politics/2021/03/stop-the-covid-shaming-public-health-aids-crisis/">le blâme de quand on est énervé·e</a> par un comportement débile (enlever son masque pour tousser) ou incivique et qu’on a envie de foutre des baffes à ceux qui mettent à mal nos efforts collectifs. Tout ça ne sert qu’à figer le conflit, à fossiliser des pratiques problématiques. Le truc qui marche le mieux, c’est l’information. C’est déjà que nous sachions tou·tes comment se transmet le Covid : <br /></p>
<ul>
<li>par la respiration dans l’air ambiant des pièces fermées et non-aérées ;</li>
<li>par la respiration en face à face pendant au moins une quinzaine de minutes. <br /></li>
</ul>
<p>Et cette connaissance est déjà loin d’être assurée, même si depuis le printemps dernier, après quelques incertitudes, l’état des savoirs a peu évolué. La faute à la communication sanitaire indigente mais aussi à des mesures incohérentes (le masque en plein air, par exemple). C’est un échec très grave et les représentations se sont depuis largement sclérosées mais il y a des gens qui font l’effort de transmettre des idées mal connues, comme <a href="https://nousaerons.fr/">ce site consacré à l’aérosolisation</a>. Savoir comment on se contamine, ça contribue à savoir se protéger. Par exemple, dans les bureaux qui m’hébergeaient (dans un des clusters précités), le protocole ne prévoit toujours pas l’aération des pièces. Le masque et la distanciation réduisent les risques et l’aération les réduirait encore plus… Mais cette pratique est négligée par ignorance, un peu partout.</p>
<p>Autre leçon, la démocratie sanitaire : l’autoritarisme ne sert à rien pour se saisir collectivement d’un problème et la concertation marche beaucoup mieux. Je l’ai déjà vu autour de moi : Untel qui dit qu’il s’en fout, il risque rien, il est jeune, change d’avis sur son rôle quand un·e autre lui rappelle que c’est par lui ou d’autres jeunes qui ne risquent rien que passe la protection de ses grands-parents qu’il n’a pas envie de voir mourir tout de suite. La concertation informe, mobilise, améliore les pratiques, renforce le civisme. On prend acte de ce qui marche, de ce qui ne marche pas, on ajuste les protocoles à ce qui est faisable et acceptable (2), ce qui fait qu’au final ils sont mieux suivis. Ça marche mieux que la France de Macron, dans le top 10 des pays qui regardent crever leur population, avec l’Amérique de Trump et le Brésil de Bolsonaro. Ce néolibéralisme de Thatcher boy que Macron a réussi à imposer à la France en profitant d’une crise démocratique, c’est la barbarie. La barbarie et le Covid. On peut vivre autrement.</p>
<p>Aussi, même avec les potes, même dans les réunions de petites assos écologistes, il importe de faire vivre la démocratie sanitaire en négociant les conditions de nos rencontres. Et c’est sur ces bases-là que nous critiquerons l’autoritarisme et la mauvaise gestion des gouvernements.</p>
<p>(1) À lire ce reportage dans <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/100421/repas-clandestins-la-liste-s-allonge">Mediapart</a>, j’ai l’impression qu’Alain Duhamel est vraiment honteux d’avoir déjeuné à l’insu de son plein gré dans un restaurant clandestin alors que Brice Hortefeux, fidèle sarkozyste qui l’y a invité, est plutôt marri d’avoir été chopé.<br />
(2) Je rêve par exemple que la pelouse de Reuilly serve à faire des fêtes en plein air d’avril à octobre, avec la musique à fond, des gens qui dansent masqué·es (on serait trop rapproché·es) partout sauf au bar. Ce qui nécessiterait l’imagination des pouvoirs publics ainsi qu’un peu de civisme de la part des participant·es. Désolée, je rêve. On fera mieux que ça dans ce pays, des fêtes clandestines dans des sous-sols qui puent le renfermé.</p>Condamner le viol pour renforcer la culture du violurn:md5:bc7e1b9ff98f619a93227f88b3036ace2021-01-23T22:00:00+01:002021-02-22T13:42:02+01:00AudeTextesFéminismeUltra-droite<p>Ça arrive comme ça, d'un coup, et ça prend tout le monde par surprise. Alors certes il y a des secousses qui font espérer que… et puis non. Ou plus tard. Matthieu Foucher était parti <a href="https://www.vice.com/fr/article/bv84b5/a-la-recherche-du-metoo-gay">« à la recherche du #MeTooGay »</a> en septembre 2020 mais celui-ci est arrivé quatre mois plus tard, télescopant le #MeTooInceste qui venait d'exploser. Nous voilà donc scrollant les deux hashtags et likant à tour de bras, espérant signifier notre reconnaissance et donner un peu de courage à celles et ceux qui en ont déjà beaucoup. On vous croit, on est derrière vous, vous n'avez rien à vous reprocher. C'est leur faute.</p>
<p>Et puis régulièrement un compte masculin débarque et explique que le mieux à faire, contre les violences sexuelles, c'est de tuer, torturer, mutiler leurs auteurs. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce genre de comportement appartient pleinement à la culture du viol. Si vous aussi ça vous met mal à l'aise, c'est pour ça.</p> <p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/Bouquins/.mix-viol_m.png" alt="mix-viol.png, janv. 2021" style="display:table; margin:0 auto;" title="mix-viol.png, janv. 2021" /></p>
<blockquote><p>Comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ?<br />
Thibaut : On leur coupe la bite. Résolu. Fin.</p>
<p>
Thomas : Moi si je connais le nom des agresseurs incestueux. <em>(Photo d'hommes opérant des mitrailleuses.)</em></p>
<p>
Pierrick : J'ai été flic au tribunal. J'ai emmené devant le juge un mec de 40 ans soupçonné d'avoir violé sa nièce de 3 ans. Dans les couloirs il m'a avoué avec un sourire qu'elle a aimé. Il est malencontreusement tombé dans un escalier en colimaçon. <em>(Ce tweet a été édité pour des raisons de compréhension… et par maniaquerie ortho-typographique.)</em></p>
<p>
The King : Quand je lis toutes les horreurs sur #MeTooInceste : Nous ne pouvons pas attendre que Dieu fasse tout le travail. <em>(Photo psychédélique d'homme menaçant en chemise d'uniforme de police, gilet pare-balles et arme à feu.)</em></p></blockquote>
<p>D'abord vous aurez remarqué la délicatesse : pas un mot pour les personnes qui ont le courage de témoigner. Mais alors, si ces mecs-là ne font pas ça en pensant aux personnes qui ont subi les faits, à qui pensent-ils ? Probablement à leur gueule : se poser en chevalier blanc, en mec qui jamais oh non… c'est flatteur. C'est dégueulasse, d'instrumentaliser les malheurs des autres, mais ça paye : le policier, par exemple, a été amplement remercié sur Twitter par des personnes qui l'ont traité comme un héros et lui ont « fait des cœurs avec les mains ». C'est une partie du problème que j'ai déjà abordée ici en posant la question des gratifications recherchées par des <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Un-profeminisme-toxique">hommes dans des postures féministes</a>.</p>
<p>Ces réactions violentes témoignent aussi d'une grande ignorance. Le viol, c'est partout. Le violeur, c'est potentiellement n'importe qui. Ça n'est pas un monstre qui se repère de loin, c'est le copain qui ne se vante pas de forcer son épouse quand elle ne veut pas ; c'est le collègue qui dit après un verre que de toute façon c'est toutes des salopes, même les petites ; c'est le tas de merde qui se vante d'en choper plein alors qu'objectivement il est moche comme le cul de DSK ou de Trump. Vu la prévalence du viol dans la vie des femmes, et comme ces violences ont majoritairement lieu dans des espaces privés entre proches, ces violeurs ne sont pas quelques dizaines de monstres multi-récidivistes dont on pourrait « se débarrasser » mais des milliers de n'importe qui qu'on croise partout. <strong>Ce n'est donc pas les personnes qui sont à éliminer mais la culture qui doit changer.</strong> Les mecs qui se déchaînent contre des monstres fantasmatiques ont le droit d'ignorer ça, personne n'est tenu·e de s'intéresser à tout. Mais si on l'ignore c'est qu'on s'en fout, au fond, alors pas la peine de sortir les menaces violentes et le costume de justicier.</p>
<p>Croire ou faire croire que le violeur est un monstre à qui on réserve <em>bien évidemment</em> les pires châtiments, c'est contradictoire avec la réalité des faits : sous-déclarés, les viols ne sont pas non plus punis comme le prévoit la loi (1). 10 % des viols font l'objet de plaintes (2), et sur ces 10 %, 10 % à 20 % font l'objet d'une condamnation, avec de nombreuses requalifications de « crime » en « délit ». Pourquoi ce grand écart entre les déclarations de principe et la réalité ? Parce que LE viol, c'est horrible, tout le monde est d'accord. Mais dans la vraie vie ce n'est jamais le viol parfait, dans lequel la contrainte, le pouvoir et le refus sont des évidences pour tout le monde (3). Ce qui se passe vraiment, c'est qu'une majorité de personnes blâment les victimes, ne comprennent pas leur comportement et excusent pour x ou y raisons celui du violeur (4). Là tout de suite, « tomber » pour viol alors qu'1 à 2 % seulement des faits font l'objet de condamnations, c'est vraiment pas avoir de bol et faire partie de la mauvaise classe d'hommes (5). Alors que l'imaginaire de disponibilité sexuelle des femmes aux hommes est présent partout, dans tous les pays et tous les milieux, y compris bourgeois, intellectuels ou militants de gauche.</p>
<p><strong>Les propos ultra-violents envers un violeur fantasmatique participent en fait au déni de ce qu'est le viol.</strong> Ils valorisent en outre une masculinité violente ou des actes hors-la-loi (c'est particulièrement le cas de ce policier qui se fait juge, oubliant les principes du régime politique déjà pas bien exigeant qu'il est censé servir) qui, loin d'être la solution, contribuent au problème. Qui, au fond, est un problème de toute-puissance masculine.</p>
<p>Merci à Noémie Renard, autrice d'<a href="http://www.lespetitsmatins.fr/collections/en-finir-avec-la-culture-du-viol/"><em>En finir avec la culture du viol</em></a> (Les Petits Matins, 2018), et à Valérie Rey-Robert, autrice d'<a href="https://editionslibertalia.com/catalogue/hors-collection/une-culture-du-viol-a-la-francaise"><em>Une culture du viol à la française</em></a> (Libertalia, 2019), sans qui je n'aurais pu comprendre mon malaise devant ces manifestations violentes.</p>
<p>(1) La <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000037289535/2021-01-23">loi</a> qualifie le viol de crime et prévoit de le punir de quinze ans de prison, plus quand les circonstances sont aggravantes.</p>
<p>(2) Éric Dupond-Moretti a été nommé ministre de la justice après avoir défendu maints violeurs en tant qu'avocat (tout le monde a droit a un procès mais il y a des avocats comme EDM qui font fructifier la culture du viol en blâmant les victimes, en suggérant que le refus d'une femme est incompréhensible, etc.). Cet été, il a demandé dans le cadre de ses fonctions comment on pouvait avoir des données sur des violences qui ne font pas l'objet de plaintes. On peut donc être avocat pénaliste puis ministre de la justice sans connaître le principe des enquêtes de victimation ? Celles-ci (comme l'Enveff, « Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France », ou l'enquête « Cadre de vie et sécurité » de l'Insee ou encore <a href="https://www.cairn.info/revue-population-et-societes-2016-10-page-1.htm">Virage</a>, « Violences et rapports de genre », de l'Ined) sont faites dans la population générale avec des méthodes sociologiques quantitatives pour connaître la prévalence des agressions, différente du nombre de plaintes.</p>
<p>(3) « Dans le Val-d'Oise, une enfant de 11 ans a eu une relation sexuelle avec un inconnu de 28 ans. Elle l'a suivi, puis a subi l'acte sans protester, ce qui fait dire au parquet qu'elle était consentante. L'homme devait être jugé pour "atteinte sexuelle", et non pour viol. » Michaël Hajdenberg, <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/250917/relation-sexuelle-11-ans-le-parquet-de-pontoise-ne-poursuit-pas-pour-viol">« Relation sexuelle à 11 ans : le parquet de Pontoise ne poursuit pas pour viol »</a>, 25 septembre 2017.</p>
<p>(4) Cas d'école, cet extrait qui ironise sur une accusation de viol qui serait trop tardive : « Huit ans après une coucherie de fin de soirée, dans l'ivrognerie partagée, la fille s'estime victime d'un viol. » Tom J'aurais, l'auteur du texte, est un ami de l'accusé et il a des mots d'une belle empathie pour une seule femme dans cette histoire… l'actuelle compagne du violeur présumé. « Alors du coup », 2019, sur les meilleurs sites web. <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Justice-d-Etat-justice-populaire">J'en parlais déjà ici</a> à propos de la nécessité de faire mieux quand des agressions sont commises dans les milieux libertaires, notamment en ne traitant pas les gens comme des monstres.</p>
<p>(5) C'est l'une des raisons pour lesquelles les peines de prison ne servent à rien, ce qu'explique brillamment Gwenola Ricordeau, à qui l'on doit <a href="https://luxediteur.com/catalogue/pour-elles-toutes/"><em>Pour elles toutes. Femmes contre la prison</em></a> (Lux, 2019).</p>Pour vivre heureux, vivons égaux !urn:md5:8fdd95e1234789d574785c23fd46a8a12020-12-12T13:04:00+01:002020-12-12T13:06:54+01:00AudeLecturesDémocratieIndividualismeLibéralismeUltra-droite<p><strong>Kate Pickett et Richard Wilkinson, <em>Pour vivre heureux, vivons égaux ! Comment l'égalité réduit le stress, préserve la santé mentale et améliore le bien-être de tous</em>, Les Liens qui libèrent, 2020, 416 pages, 8,90 €</strong></p>
<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/Bouquins/.livre_affiche_612_m.png" alt="livre_affiche_612.png, déc. 2020" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="livre_affiche_612.png, déc. 2020" /></p>
<p>On se doutait que l'inégalité est préjudiciable aux personnes en bas de la hiérarchie, qu'elle est responsable de maux physiologiques et psychologiques. Les hommes de classe populaire meurent jusqu'à dix ans plus tôt que les cadres et à l'extrême, le dénuement cause jusqu'à des retards de développement chez les enfants mal nutris. Mais ce que nous apprennent Pickett et Wilkinson, c'est que l'inégalité s'attaque au bien-être dans l'ensemble de la société. Les deux Britanniques, déjà auteur·es d'un ouvrage intitulé <em>Pourquoi l'égalité est meilleure pour tous</em> (Les Petits Matins, 2013), s'attaquent ici plus précisément aux questions de santé mentale à partir de leurs recherches en épidémiologie, soit une approche statistique des questions sanitaires. Leur propos se fonde sur des corrélations entre les inégalités économiques et d'autres faits établis (la proportion de personnes schizophrènes, d'enfants victimes de harcèlement scolaire, les performances en mathématiques) dans une variété de pays, majoritairement européens et anglo-saxons (ainsi que le Japon et Singapour), et quand il s'agit d'indicateurs plus communs le panel est encore élargi à des pays moins bien étudiés. Puisque une corrélation ne prouve rien, elle et il vont chercher dans la psychologie expérimentale, l'économie ou l'anthropologie physique et sociale de quoi étayer leurs hypothèses. Leur ouvrage est dense, leur approche quantitative leur permet de couvrir nombre de sujets, au point de parfois noyer leur lectorat sous les tableaux, mais le résultat est passionnant. Et il constitue un désaveu criant du choix de l'inégalité qui a été fait depuis environ 1980 dans les économies développées.</p> <p>Depuis quelques années, les libraires témoignent de la part prise par les ouvrages de développement personnel dans leurs rayons, parce qu'ils se vendent mieux. Les livres de sciences sociales ou de philosophie ont laissé peu à peu la place à d'autres qui proposent non plus de comprendre, de remettre en question l'ordre du monde et d'œuvrer à le changer mais de faire avec et d'agencer sa vie au mieux pour ne pas (trop) souffrir de sa condition d'être humain surnuméraire ou pas loin dans des sociétés toxiques. Cette approche « pragmatique » constitue en soi une idéologie, individualiste et rétive au politique, <a href="https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2017-2-page-38.htm">comme l'a bien montré le sociologue belge Nicolas Marquis</a>. Il est illusoire d'imaginer s'en sortir seul·es, nous disent Pickett et Wilkinson en dressant le tableau clinique de la situation : nous sommes de plus en plus nombreuses et nombreux à développer des angoisses sociales, des angoisses liées à notre statut, à la crainte de déchoir ou de ne pas réussir. Plus les inégalités sont fortes et plus les enjeux sont importants, plus l'appréciation des autres compte. Ce sont les autres qui nous embaucheront, nous offriront une promotion ou accepteront de nous augmenter, salueront notre livre, notre billet de blog ou notre sortie sur Twitter. Ou bien nous insulteront, nous humilieront, nous attaqueront ou nous priveront de notre principale source de revenu. Celles et ceux qui nous conseillent (sagement !) de nous abstraire de ce regard oublient à quel point il est déterminant dans nos vies. Certes les gratifications économiques offertes par un buzz sur les réseaux sociaux sont inexistantes mais notre dépendance à l'appréciation des autres est bien matérielle dans beaucoup d'autres dimensions, comme le marché de l'emploi <strong>(1)</strong>. Et cette dépendance est terrifiante. Nous réagissons donc à cette terreur par le stress, un facteur très important de mauvaise santé physiologique, et par des comportements aberrants : en évitant maladivement les interactions sociales (ou au contraire en les recherchant avec frénésie, ajouté-je, quand bien même elles nous feraient mal), en nous dévalorisant dans la dépression ou bien en nous survalorisant – ce qui est aussi un problème, abordé dans le chapitre « La folie des grandeurs » en partie consacré à ce que Pickett et Wilkinson appellent une « épidémie de narcissisme ».</p>
<p>Les personnalités narcissiques (qui se survalorisent et manquent d'empathie pour les autres, voir <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Les-Narcisse">l'ouvrage de Marie-France Hirigoyen à ce sujet</a>) sont plus nombreuses dans les sociétés inégalitaires et à mesure que les sociétés deviennent plus inégalitaires. C'est l'une des causes des violences observables dans les sociétés plus inégalitaires. Pickett et Wilkinson montrent la violence des puissant·es et des riches. « On est toujours barbare envers les faibles », écrivait Simone Weil dans ses <em>Réflexions sur la barbarie</em>, <a href="https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/051220/olivier-abel-l-emancipation-s-est-retournee-en-solitudes">citée ici par Olivier Abel</a>. Les inégalités, accroissant l'asymétrie, autorisent les forts à être d'autant plus violents. Les automobilistes sont par exemple d'autant plus inciviques qu'ils et elles conduisent des voitures chères <strong>(2)</strong>. Paul Piff, chercheur en psychologie sociale à Berkeley, a ainsi démontré que les pauvres aux USA avaient des valeurs morales plus élevées que les riches, donnaient une plus grande proportion de leur revenu à des œuvres de charité, certainement car elles et ils ont conscience de la précarité de leurs vies et des bénéfices de l'entraide. Les riches, croyant ne devoir leur statut qu'à leurs personnes <strong>(3)</strong>, s'arrogent des droits qu'elles et ils n'ont pas formellement, volent et trichent plus que les autres dans les expériences de laboratoire auxquelles elles et ils participent. Ces écarts de comportement (décent chez les pauvres, antisocial chez les riches) ne s'observent pas dans des sociétés plus égalitaires ou quand des riches font l'objet d'expériences de laboratoire qui les ont préalablement sensibilisé·es aux valeurs égalitaires. C'est bien un climat social qui libère (ou non) la violence des puissant·es. Jusqu'aux cours de récréations qui sont plus violentes dans les sociétés inégalitaires.</p>
<p>On apprend dans l'ouvrage de Pickett et Wilkinson que les personnes en bas de la hiérarchie sociale ont de meilleures capacités en matière de coagulation sanguine. Nous avons gardé ce trait (qui se développe dans les situations de stress) de notre passé très lointain. Les grands singes ont chacun leur forme d'organisation sociale mais nos ancêtres les hominidés vivaient dans des sociétés plutôt plus hiérarchisée, c'est à dire que les mâles plus faibles étaient constamment menacés d'être mordus par des mâles dominants et de perdre leur sang. Est-ce notre nature, sommes-nous donc condamné·es à vivre de plus en plus mal dans des sociétés de plus en plus inégalitaires ? Les auteur·es font une brève histoire de l'inégalité, qui est loin d'être un fait essentiellement attaché à l'humanité. <em>Homo</em> devenant <em>sapiens</em> a développé une organisation sociale beaucoup plus égalitaire qu'on retrouve dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs documentées tout le long du siècle dernier par les anthropologues (aujourd'hui beaucoup sont dégradées ou en danger, serait-ce seulement d'intégration à la société dominante). Les sociétés humaines préhistoriques, comme les sociétés de chasseurs-cueilleurs, étaient foncièrement égalitaires, rétives à la concentration des richesses, capables de mettre en œuvre des mécanismes sociaux pour l'éviter. Et, c'est une nouvelle étonnante, nous leur ressemblons encore beaucoup malgré les discours aristocratiques omniprésents, malgré les préjugés de classe et la doxa méritocratique. Ou peut-être connaissons-nous le risque de l'inégalité, celui d'être le faible d'un·e autre ? Les expériences de psychologie qui nous laissent choisir librement entre partir avec cent euros ou les partager avec la personne en face de nous qui n'y a absolument aucun droit donnent pour résultat moyen une répartition légèrement inégale de 60-40. Les États-unien·nes, interrogé·es en laboratoire sur la répartition sociale des richesses idéale, qui satisfait à la fois leur sens moral mais aussi leur goût pour le mérite et la possibilité d'ascension sociale, sont globalement d'accord sur une répartition qui est celle des pays les plus égalitaires du monde, les pays nordiques.</p>
<p>Même dans ces pays-là, les inégalités socio-économiques ont progressé depuis les années 1970 ou 1980. Dans le monde entier aujourd'hui, la vague égalitaire due à l'échec du capitalisme en 1929 et à la force du mouvement ouvrier jusque dans les années 1970 s'est affaissée et les inégalités ont retrouvé leur niveau des années 1920. Le coût est élevé, sanitaire, éducatif mais aussi écologique puisque l'inégalité est un très fort moteur de distinction par la consommation ostentatoire. Alors qu'il est possible d'avoir assez pour vivre bien d'après les critères de développement humain, avoir plus que les autres nous engage dans une course sans fin qui ne profite à personne sauf à l'organisation économique qui repose sur l'accumulation des richesses. Pour sortir de l'inégalité, Pickett et Wilkinson nous proposent une sortie douce du capitalisme à travers la démocratie économique. Les efforts en matière de fiscalité pour réduire les inégalités sont trop faibles et trop dépendants du moindre retournement de majorité, les auteur·es proposent donc un dispositif de cession progressive des actifs des gros entreprises à leurs salarié·es. Un dispositif en apparence utopique mais qui fut expérimenté en Suède… jusqu'à l'arrêt du mouvement par une majorité néolibérale, on n'en sort pas. La trahison des sociaux-démocrates, la libération de la prédation des richesses sociales orchestrée par les néolibéraux, tout cela conduit nos sociétés au bord de l'explosion : la soif de contrôle et de puissance de certains, assise sur les outils techniques, nous prive de la moindre des libertés (manifester, ne pas être fiché·e pour ses opinions, être à l'abri de la violence arbitraire de l'État) ; la haine pour les autres a envahi nos écrans, qu'elle soit le fait des chroniqueurs installés sur les plateaux de Bolloré ou du moindre pimpin patriote, LREM ou simplement « de bon sens ». Ce monde devient invivable, matériellement et humainement. La seule question qui se pose aujourd'hui, c'est par quelles voies le changer : réforme ou révolution ? Le regarder se dégrader n'est pas une option.</p>
<p><strong>(1)</strong> Nous sommes également évalué·es au travail en continu par les client·es dans certaines professions de service… mais aussi quand nous utilisons ces services. Il suffit désormais d'être peu loquace ou d'avoir le mauvais look (pas seulement de mal se comporter avec les conducteurs) pour être mal noté·e sur des plateformes de taxi à la demande et de perdre ainsi l'accès à tout ou partie du service.<br />
<strong>(2)</strong> Il faut ajouter que les voitures les plus chères sont aussi celles qui produisent le plus de blessures aux autres en cas de collision. Aujourd'hui <a href="https://cqfd-journal.org/L-automobile-propre-stade-ultime-d">presque la moitié des nouvelles immatriculations sont des SUV</a> (c'est aussi le nouvel équipement auto des forces de police et de gendarmerie), soit des véhicules d'autant plus émetteurs de gaz à effet de serre, dangereux pour les autres et, c'est un détail, plus larges et qui sont donc plus que les autres amenés à opérer aux dépens des personnes à vélo des dépassements dangereux (petit rappel de la loi : la distance de sécurité lors d'un dépassement est d'un mètre en agglomération, 1,50 m hors-agglo).<br />
<strong>(3)</strong> Les inégalités scolaires et l'accès limité aux études supérieures leur ont pourtant permis d'échapper à la compétition des enfants des classes inférieures.</p>