Mon blog sur l'écologie politique - Mot-clé - Amérique du Nord2024-03-26T09:56:39+01:00Audeurn:md5:78a731c5da243981157a40ec0da23d7cDotclearLe Mythe de l’entrepreneururn:md5:9a6209f699550a2725d9fe9f09eeaad32023-01-30T08:49:00+01:002023-02-08T08:51:10+01:00AudeLecturesAmérique du NordIndividualismeLibéralismeTechnique<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/2023/.entrepreneur_m.jpg" alt="entrepreneur.jpg, janv. 2023" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="entrepreneur.jpg, janv. 2023" /><strong>Anthony Galluzzo, <em>Le Mythe de l’entrepreneur. Défaire l'imaginaire de la Silicon Valley</em>, « Zones », La Découverte, 2023, 240 pages, 20 €</strong></p>
<p>Auteur de <em>La Fabrique du consommateur</em>, Anthony Galluzzo nous livre ici le pendant de sa remarquable histoire de la consommation, une analyse du mythe de l’entrepreneur aux USA. Son histoire commence par la fin, avec la célébration de Steve Jobs. Galluzzo tente une histoire du succès d’Apple par plusieurs angles. Et si cette entreprise devait tout à Steve Wozniak, l’ingénieur de talent associé à Jobs depuis les fameux débuts de l’entreprise dans un garage ? Ou bien à Mark Markkula, l’homme qui réussit à intéresser les investisseurs au destin de la start-up, avec un succès tel qu’elle dut vite refuser des propositions d’entrée dans le capital ? Ou bien à la Silicon Valley, ce tissu d’entreprises dont Hewlett-Packard où Wozniak fit ses premiers pas et Xerox qui inventa dès 1973 l’interface graphique qui fit le succès d’Apple ? Ou bien à l’État, très volontaire dans la création de ce cluster de laboratoires de recherche fondamentale financés par le public, complété par des entreprises qui en valorisaient l’innovation ? Un peu de chaque, évidemment. Le mythe de Steve Jobs illustre bien ce que François Flahaut appelait le <a href="https://www.fayard.fr/1001-nuits/le-paradoxe-de-robinson-9782842059194">« paradoxe de Robinson »</a>, cette image de l’homme qui ne doit rien à personne – mais qui survit grâce au bateau échoué dont la cale contient tous les outils nécessaires, pour ne rien dire des savoirs acquis en Angleterre et que le naufragé a emportés avec lui sur son île déserte.</p> <p>La biographie de Steve Jobs, ce mythe copié-collé ad nauseam d’article de presse en livre best-seller, avec les mêmes anecdotes et la même interprétation du parcours de cet entrepreneur, s’attache à nier ce que Jobs doit à son milieu. Elle refuse « toute analyse rationnelle et contextuelle de la réussite individuelle et du processus de création », c’est à dire de porter son regard sur la société qui a rendu possible le parcours de Jobs et sur l’état des savoirs et de la technologie qui a rendu possible le surgissement de la micro-informatique à un instant T, ni avant, ni après. Si l’iPod a été inventé à la fin des années 1970, bien avant Apple, la miniaturisation de l’époque ne permettait pas d’en faire un objet de consommation. Il faut bien une convergence dans les contextes social, technologique et même politique pour voir surgir des parcours dont le mythe de l’entrepreneur persiste à dire qu’ils sont singuliers. Une telle convergence s’est produite dans les années 1975-1977, date à laquelle Steve Jobs et Bill Gates, nés tous deux en 1955 (1), ont des conditions idéales pour lancer leur entreprise : ni trop jeunes ni installés dans la vie et ayant déjà trop à perdre professionnellement.</p>
<p>Le même effet de génération a été déterminant pour des patrons nés dans les années 1830 et ayant profité de conditions idéales pour établir chacun dans son industrie une situation monopolistique, encouragés par les effets d’aubaine comme la guerre civile, qui donna lieu à beaucoup de profits, et un contexte législatif favorable aux trusts. Galluzzo consacre un chapitre central à ceux qui ont été qualifiés de « barons voleurs » dans les dernières décennies du XIXe siècle. Un capitalisme féroce se déploie à cette époque (<em>La Jungle</em> d’Upton Sinclair, roman faisant l’histoire d’une famille migrante ouvrière dans les abattoirs de Chicago, donne une idée de l’exploitation des ouvrier·es et des produits alimentaires frelatés vendus par l’industrie, le tout sans autre régulation que le marché). Cette situation perturbe le système de valeurs dominant aux États-Unis et Galluzzo en fait le cœur de son propos sur le mythe de l’entrepreneur et l’individualisme de marché. Les barons voleurs de la deuxième partie du XIXe siècle (Rockefeller, Carnegie, JP Morgan) mettent au défi des valeurs états-uniennes de petite entreprise et d’autonomie, qui valorisent le travail et les efforts. La guerre économique, souvent déloyale, menée par les empires industriels contre les plus petites entreprises, le lobbying et la collusion, la distorsion de concurrence mettent à mal l’idée que chacun reçoit le fruit de ses efforts. Travail, valeur morale et aisance économique ne sont plus associées et les barons voleurs font l’objet de critiques acerbes dans la presse, où leurs méfaits sont dénoncés (c’est de cette époque que date l’iconographie du chapeau haut-de-forme et du cigare). Est-ce une remise en cause du capitalisme ? La presse, qui emmène le débat public, est dans les mains d’autres patrons et les attaques contre les capitaines d’industrie les plus controversés permettent au fond de valoriser d’autres entrepreneurs.</p>
<p>Le mythe de l’entrepreneur se structure à cette époque autour de quelques éléments : le déni des conditions favorables qui ont permis la réussite, comme on l'a vu (2), et la mise en valeur de certaines qualités personnelles, dont la moindre n’est pas la volonté. L’entreprise idéologique consiste à imposer l’image d’un champ économique ouvert et démocratique, dans lequel chacun a la possibilité de s’épanouir mais seuls quelques-uns en sont véritablement capables. On reconnaît le système de valeurs paradoxal du développement personnel décrit par le sociologue Nicolas Marquis et dont j’ai souvent parlé ici : le caractère pseudo-démocratique et la surestimation de l’ouverture à chacun·e des opportunités justifie l’inégalité des conditions. Chaque époque a ses héros – tyrans, hommes de lettres ou sportifs – dont la presse tresse les lauriers. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, les patrons sont sur le devant de la scène, investis de qualités diverses, et leur richesse explose. Galluzzo signale des périodes de reflux de cet imaginaire : la crise de 1929 le remet légèrement en cause et le milieu du XXe siècle est plus favorable aux organisateurs plus conformistes. Né en 1920, Steve Jobs aurait souffert de son autoritarisme et de son incapacité au compromis, qui sont aujourd’hui louées comme génie incompris de l’artiste au-dessus de la mêlée des mortels (une représentation dont Pierre Bourdieu dans <em>Les Règles de l’art</em> (1992) a montré le caractère historiquement ancré). Depuis la vague néolibérale, le mythe de l’entrepreneur providentiel, destructeur-disrupteur qui fait advenir un monde nouveau, a de nouveau le vent en poupe et les rémunérations en témoignent (je conseille cette émission très accessible du podcast <em>Spla$h</em> sur <a href="https://art19.com/shows/splash/episodes/be1f37df-f4b0-4e97-a989-5d9d1b60b239">la rémunération des patron·nes</a>).</p>
<p>Avec les précautions d’usage, Galluzzo compare les parcours d’Andrew Carnegie et de Steve Jobs. Malgré une popularité importante, nourrie d’interventions nombreuses dans les médias, Carnegie a vu son aura entamée par la répression meurtrière de la grève de Homestead en 1892 (un conflit social grave initié par la décision de passer la journée de travail de huit à douze heures). Steve Jobs, au contraire, n’a jamais été mis en cause pour ses positions politiques libertariennes, pour sa participation à un cartel d’entrepreneurs qui s’était donné pour objectif de geler les salaires des ingénieurs de la Silicon Valley ni pour les conditions de travail dans les usines de son sous-traitant en Chine Foxconn. Le quasi-esclavagisme des migrant·es chinois·es de l’intérieur (les <em>mingong</em>), pourtant largement documenté, a été nié par le patron-star avant qu’il ne s’efface sur cette question, refusant d’associer sa personne à la mise en débat des conditions sociales et économiques de production de ses produits, préférant le pur ether de ses cérémonies de présentation du nouvel iPhone ou les interviews de journalistes complaisant·es. Cette coupure symbolique entre Steve Jobs, le patron artiste, et l’activité concrète de l’entreprise qu’il dirigeait a été accentuée, explique l’auteur, par l’éloignement et la fragmentation des chaînes de production. L’éloignement géographique de la Chine l’a accentuée mais la même logique prévaut pour les classes sociales assignées aux emplois ouvriers dans la Silicon Valley (même s’ils sont moins nombreux qu’avant la généralisation des stratégies de délocalisation), classes pauvres, migrantes et habitant le sud de la région, loin des opportunités des villes de la classe moyenne dans le nord de la vallée – celles où a grandi Steve Jobs.</p>
<p>Ce mythe de l’entrepreneur nous en dit beaucoup sur le regard majoritaire porté sur le monde social et explique l’incapacité d’une grande partie d’entre nous à trouver injustes les inégalités de condition et les traitements biaisés, à refuser de se laisser fasciner par la richesse et le pouvoir. Galluzzo, en conclusion, nous prévient que le seul moyen de lutter contre des mythes aussi toxiques n’est pas d’en prouver l’inanité mais d’en créer de nouveaux.</p>
<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/2023/.9782348077678_s.jpg" alt="9782348077678.jpg, janv. 2023" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="9782348077678.jpg, janv. 2023" />NB : <em>La Fabrique du consommateur</em> (même collection, 2020, <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_fabrique_du_consommateur-9782348077678">réédité en poche cette année</a>) est un ouvrage à lire absolument. Si l’histoire de la consommation est globalement assez bien connue, Galluzzo lui donne une cohérence nouvelle, évente quelques mythes (3) et ouvre des pistes pour la reconsidération des besoins. Il n’était pas acquis qu’un regard aussi critique sur la société de consommation, son histoire et celle de la création de besoins par les acteurs capitalistes ouvrît des pistes de reconsidération des dits besoins. Keucheyan, malgré l’histoire bien documentée de la consommation qu’il fait dans l’ouvrage <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Les-Besoins-artificiels"><em>Les Besoins artificiels</em></a> (dans la même collection, 2019), rate son objectif. <em>De quoi avons-nous vraiment besoin ?</em>, livre-programme des Économistes atterrés (Les Liens qui libèrent, 2021), échoue encore plus lamentablement. J'aimerais revenir dessus un jour dans ce blog.</p>
<p>(1) C’est le journaliste Malcolm Gladwell qui propose cette hypothèse, incluant d’autres entrepreneurs et une fenêtre d’opportunité ouverte pour des hommes nés entre 1953 et 1956.<br />
(2) Derrière telle figure de self-made man, un capital familial, économique ou social qui a été laissé hors champ du tableau. Derrière le mythe du garçon pauvre entreprenant, des premiers travaux sociologiques qui démontrent que les chefs d’entreprise sont majoritairement issus des classes privilégiées.<br />
(3) L’un d’eux concerne Edward Bernays manipulant les aspirations des femmes à la liberté pour les engager à fumer. Galluzzo rappelle que Bernays a aussi consacré des efforts à valoriser sa propre personne. Ironiquement, l’ouvrage dans lequel le publiciste surestime ses succès est disponible <a href="https://www.editions-zones.fr/livres/propaganda/">chez le même éditeur</a>.</p>La grande démissionurn:md5:4014216c46f64663c86b5ff0422bcdbe2022-03-17T20:03:00+01:002022-03-17T20:14:03+01:00AudeTextesAmérique du NordCovid-19LibéralismeRevenu universelTravail<p>C’est un spectacle que beaucoup d’entre nous n’avions jamais vu avant, ou alors dans les films ou dans des pays lointains : des avis de recrutement fleurissent devant les commerces, parfois en grand sur des espaces publicitaires. Jamais autant d’efforts n’avaient été déployés pour nous convaincre de prendre un boulot. Avant c’était plutôt le contraire, à nous surnuméraires de séduire les employeurs, d’accepter des temps partiels ou des horaires très étendus, de modérer nos revendications salariales. C’est la loi du marché, il y a peu de postes et tellement de candidat·es…</p> <p>Aujourd’hui, le rapport de force est légèrement inversé. Les entreprises se plaignent de leurs difficultés à recruter. C’est le cas dans des secteurs très <em>corporate</em>, qui n’offrent que de bonnes rémunérations, mais aussi dans les secteurs où les emplois « ont du sens » comme <a href="https://syndicat-asso.fr/adherez/">le monde associatif</a>. Bon, en vrai, on trouve toujours des bac +5 +5 ans d’expérience qui acceptent de gagner 2 000 euros mensuels mais il faut les chercher plus longtemps. Quand j’entends les plaintes des employeurs, je pense à ces employé·es de Pôle Emploi qui me disaient que le chômage de masse avait bon dos, à moi de me bouger les fesses, de rendre mon profil plus attrayant que celui du voisin, de ne pas viser trop haut. J’ai envie de renvoyer ces bons conseils aux employeurs dépités : rendez ces emplois plus attrayants, arrêtez de chercher le mouton à cinq pattes, acceptez d’embaucher des gens un peu plus jeunes, un peu plus vieux, pas assez diplômés, etc. Et surtout, payez-les mieux !</p>
<p>C’est le conseil que donnait il y a peu aux entreprises un homme politique pourtant peu suspect d’anti-capitalisme, Joe Biden : <a href="https://twitter.com/therecount/status/1408131418589384704">« Pay them more. »</a> Aux États-Unis, le phénomène est mieux documenté, il a d’ailleurs un nom : the <a href="https://www.motherjones.com/politics/2022/01/record-quits-great-resignation-labor-workers-pandemic/">Big Quit</a>, la grande démission. La crise sanitaire a épuisé tout le monde, mis en lumière le peu de cas des employeurs pour la santé de leurs salarié·es ou donné le temps de se poser des questions. Beaucoup ont craqué, ne voyant plus l’intérêt de subir d’aussi mauvais traitements ou cherchant à mener des vies qui ont un peu de sens. Les divers confinements ayant forcé les autorités à accorder un peu de protection sociale, beaucoup de travailleuses et travailleurs se sont retrouvé·es pour la première fois depuis longtemps avec un début de sécurité matérielle qui leur a permis de se lever et de se casser.</p>
<p>En France le phénomène est moins visible, moins commenté, mais il est sensible. On peut tenter quelques explications : peut-être que quelques pourcents de femmes, épuisées par un surcroît de travail domestique, ont jeté l’éponge de la « conciliation » entre leur emploi et les obligations familiales qui pèsent sur elles. Peut-être s’agit-il de la montée d’un phénomène de désertion qui touche depuis quelques années les secteurs les moins reluisants de l’économie et qui s’accélère depuis les rêveries sur le « monde d’après ». <a href="https://lundi.am/Desertion-sans-transition">Les ingénieurs désertent</a> à la suite de leurs études pour ne plus contribuer à un monde qui leur fait horreur, les Sciences-po se réfugient dans les associations et à terme certain·es deviennent paysan·nes ou vont s’installer à la campagne pour y mener des activités qui leur semblent plus utiles et moins délétères.</p>
<p>Il ne faut parfois que quelques départs pour mettre un peu de frottement dans le marché de l’emploi mais c’est déjà trop. Et qu’importe que l’on ait peu d’information et d'explications sur le phénomène, les débats sont vite arrêtés par l’appel à moins bien protéger les chômeuses et les chômeurs, quelle que soit leur situation. Macron, qui est toujours plus Trump que Biden, n’invite pas les entreprises à publier des offres plus raisonnables ou à traverser la rue.</p>
<p>Ce contre-coup de la crise sanitaire évoque ceux de l’épidémie de peste noire au XIVe siècle, souvent commentés (par exemple par Silvia Federici dans <em>Caliban et la sorcière</em>) et qui font l’objet en ce moment d’un cours de Patrick Boucheron au Collège de France, <a href="https://www.college-de-france.fr/site/patrick-boucheron/course-2021-2022.htm">« Après la peste noire »</a>. Après une épidémie de peste qui dans les années 1340 tua selon les pays entre 25 et 40 % de la population, l’Europe se trouva confrontée à une pénurie de main d’œuvre. Les classes laborieuses furent courtisées et les salaires se firent plus généreux que jamais, au point que la deuxième partie du XIVe siècle devint un âge d’or ouvrier. Il fallut deux siècles aux classes dominantes pour rétablir leur emprise sur le marché du travail, à force de paniques morales contre la soi-disant fainéantise ouvrière (lois travail et contre le vagabondage) et d’efforts conjugués des États et des églises pour redresser la démographie (efforts dont témoigne une chasse aux sorcières qui prit souvent pour cible les sages-femmes et les passeuses de connaissances sur les plantes abortives).</p>
<p>Pour revenir à aujourd’hui, le Big Quit américain témoigne d’une tendance assez insatisfaisante de nos sociétés libérales. Les mobilisations collectives semblent avoir laissé la place à une vision du travail comme marché plutôt que champ de luttes. À chacun·e de choisir sa stratégie et peut-être qu’une tendance surgira qui bousculera le rapport de forces entre capital et travail. C’est tout l’idée du <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Le-Revenu-garanti-une-utopie-liberale">revenu universel</a>, qui parie sur les défections individuelles pour améliorer les conditions de travail et de rémunération collectives. Cette approche marche parfois, comme on le voit aujourd’hui, mais même une épidémie de peste n’a d’effet que temporaire quand on laisse aux classes dominantes le soin d’organiser notre vie sociale.</p>Pauvre petit Blancurn:md5:1791199fed0bde016a91272fbd0230172021-06-09T08:12:00+02:002021-06-09T08:12:00+02:00AudeLecturesAmérique du NordLibéralismeUltra-droite<p><strong>Autour de Sylvie Laurent, <em>Pauvre petit Blanc</em>, Éditions de la MSH, 2020, 320 pages, 12 €</strong></p>
<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/2021/pauvre_petit_blanc.png" alt="pauvre_petit_blanc.png, juin 2021" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="pauvre_petit_blanc.png, juin 2021" />« Amérique : L’exalter quand même, surtout quand on n’y a pas été. Faire une tirade sur le self-government. » Voilà ce qu’il fallait penser des États-Unis du temps de Flaubert. Aujourd’hui il est de bon ton de déplorer tout ce qui nous arrive d’Amérique du Nord avec dix ans de retard, un peu moins depuis que les idées traversent l’Atlantique en moins d’une seconde. C’est bien connu, tout ce qui nous vient d’Amérique, plus précisément des campus états-uniens, est haïssable. Le vulgarisateur de philosophie Pascal Bruckner n’avait il y a quelques semaines à la radio (1) pas de mots assez durs contre l’expression <em>male gaze</em>, forgée par Laura Mulvey dans les années 1970 et très en usage de nos jours chez les féministes françaises. Si l’on traduit comme il le fait gaze par regard, l’expression n’a pas lieu d’être utilisée en français, si ce n’est pour faire croire qu’on a lu <em>Visual Pleasure and Narrative Cinema</em> en VO. Sauf que le regard, c’est look en anglais, et que gaze est un regard appuyé qui correspond à notre verbe fixer. C’est un universel anthropologique (valable même au-delà de la barrière des espèces) : un regard appuyé est a priori agressif, on ne regarde pas autrui comme on regarde un bout de gras. C’est pourtant comme cela que les hommes s’accordent le droit de regarder les femmes, au motif de leur seul plaisir scopique et sans considération pour ce qui n’est que l’objet de leur regard. J’ai tenté un jour une traduction en français de <em>male gaze</em>, pour faire plaisir à Bruckner, et j’ai risqué <em>relougarder</em>, un mot-valise à la québécoise moyennement satisfaisant… Oui, c’est vrai que nous féministes utilisons beaucoup de mots et de concepts nés aux USA. C’est vrai que c’est parfois ridicule quand cela semble mal plaqué sur la France (le « pro-sexe » à la française, l’« inclusivité » à la française) ou que l’anglais est mal prononcé ou sert de critère de distinction sociale. Mais c’est vrai aussi que les USA accueillent beaucoup de chercheurs et chercheuses de partout, d’Amérique du Sud, d’Inde et même de France… Ça bouillonne et le résultat est partagé avec le monde entier.</p> <p>Les milieux en faveur de la justice sociale (féministes, anti-racistes, etc.) ne sont néanmoins pas les seuls à importer idées et pratiques des États-Unis. « La devise "protéger et servir" est de plus en plus utilisée pour parler de la police française. Seulement, la devise de la police nationale est "pro patria vigilant" ("pour la patrie ils veillent"). » (<a href="https://mobile.twitter.com/Bolchefeuj/status/1359517678248034305">Le Bolchejuif sur Twitter</a>). « To Protect and to Serve » est la devise du département de police de Los Angeles, imité par d’autres départements US… et désormais très informellement par des individus et des institutions françaises (par exemple le <a href="https://mobile.twitter.com/Lyceelegarros/status/855480731430252544">lycée d’Auch, dans le Gers</a>, suite à un stage de sécurité routière avec des gendarmes). Autre importation des « campus américains », la mauvaise habitude de faire irruption dans les hémicycles, comme ce 25 mars à la région Occitanie, dix semaines après l’extrême droite US au Capitole mais version cassoulet, voir le <a href="https://twitter.com/actionfrancaise/status/1375130081752985600">tweet</a> revendiquant cet acte de sédition par l’Action française, association toujours pas dissoute ni même évincée de la plate-forme comme le fut Trump en janvier.</p>
<p>Puisque la France a les yeux rivés sur l’Amérique, autant s’informer aux meilleures sources, comme avec l’ouvrage de Sylvie Laurent, <em>Pauvre petit Blanc</em>. Laurent est historienne et américaniste, et avec elle nous reprenons l’histoire du conflit racial aux USA. Au départ, il y a la colonisation, l’esclavage d’Africain·es déporté·es et les migrations d’Européen·nes pauvres. Même <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Engagisme">« engagé·es »</a>, soit sous statut servile, ces dernier·es bénéficient d’un statut supérieur. Suite à la guerre de Sécession, l’égalité des droits hésite, comme si elle était inacceptable aux yeux des Blanc·hes, comme si ce pays était le leur. Suite au mouvement des droits civiques dans les années 1960, les discriminations les plus flagrantes sont interdites et l’idée s’installe que désormais le problème est réglé. Nous sommes deux générations plus tard et des politiques d’affirmative action ont même tenté de compenser certaines inégalités mais celles-ci demeurent : les Blanc·hes ont en moyenne accumulé des patrimoines dix fois supérieurs à celui des familles noires, ils et elles ont 40 % plus de chances d’accéder aux études supérieures et deux ou trois fois moins de mourir sous les balles de la police. Malgré tout, à l’heure où écrit Laurent, alors que le mouvement #BlackLivesMatter de 2020 vient d’embraser l’Amérique et que le mandat de Donald Trump touche à sa fin, le déni de cette inégalité évidente est de mise. De plus en plus fort. D’où vient cette mauvaise foi ?</p>
<p>Les années 1960 ont été celles du parti démocrate. Nixon le renverse en s’appuyant sur un récit nouveau : les démocrates ont beaucoup donné aux minorités mais rien au petit peuple méritant (blanc), un électorat traditionnellement plus à gauche mais qui aurait été abandonné par son parti. Le républicain choisit de s’appuyer sur une base nouvelle, les Américain·es blanch·es catholiques ou juifs/ves, des classes perçues comme méritantes, travaillant dur pour accéder au rêve américain. Pendant ce temps, les Noir·es vivraient d’allocations. C’est un récit qui a le double intérêt de trouver aux mécontent·es un bouc émissaire et de dévaloriser des politiques redistributives. Ronald Reagan puis George H. Bush n’auront bientôt plus besoin de rappeler la race : pauvres, criminel·les, dépendant·es des aides sociales… ce sont les Noir·es, cela va sans dire. Cela va si bien sans dire que lors de l’avènement du leader nationaliste autoritaire, en 2016, les Blanc·hes pauvres qui pourraient bénéficier de droits aux soins de santé accessibles les refusent, pensant que cette politique ne leur est pas destinée (elle est pour les « pauvres »).</p>
<p>Qui donc racialise la question aux USA ? C’est la droite, pour évacuer la question sociale au profit du mérite individuel. Puis le stéréotype se fige, aussi faux soit-il (aucune <em>welfare queen</em> vivant dans le luxe en multipliant les fraudes aux allocs n’a jamais existé, c’est Reagan qui a forgé le personnage), et ceux qui ont prospéré dessus peuvent désormais se payer le luxe d’être aveugles à la couleur, fièrement universalistes, et de refuser tout rattrapage aux Noir·es. C’est un anti-sociologisme libéral qui justifie le tour de passe-passe et l’idée est florissante, jusqu’à aujourd’hui en France. D’abord la réalité des faits, établie par les sciences sociales, est ignorée, cachée par des clichés qui tournent en boucle à la télé et dans les discours des politiques. Ensuite le récit libéral se déploie : tout le monde est sur la même ligne de départ, il n’y a pas de contraintes, pas d’avantages, seulement une belle égalité, de droit comme de fait. Or on sait à quel point la pauvreté est héréditaire, que se transmettent de génération en génération aussi bien un patrimoine matériel qu’un capital social et culturel, qu’une aisance psychique et que les enfants de pauvres en sont privé·es. Cela court sur des générations parfois et nous n’en avons passé que deux depuis les années 1960. Déni des contraintes propres à certaines expériences sociales, illusion du mérite (le philosophe <a href="https://www.philomag.com/articles/michael-j-sandel-la-tyrannie-du-merite-est-lorigine-de-la-revolte-populiste">Michael Sandel y consacre un ouvrage récent</a>) et… clichés racistes, encore, justifient désormais les inégalités.</p>
<p>La crise des opiacés, dans les années 2010, a souvent été comparée à celle du crack dans les années 1980. Celle-ci avait touché massivement des jeunes Noir·es mais c’était leur faute, c’étaient des dealers. Quand la crise des opiacés touche massivement des Blanc·hes, les excuses fleurissent, ce sont des patient·es victimes de l’industrie pharmaceutique et de médecins douteux (c’est vrai mais l’épidémie de crack avait aussi ses raisons sociales). Laurent raconte comment les clichés racistes entourent a priori les Blanc·hes d’un halo d’innocence et pour les Noir·es de vice. Au fond, les Blanc·hes se sentent menacé·es par les Noir·es. C’est un complexe ancien mais toujours renouvelé. Et depuis quelques décennies de néolibéralisme et de montée des inégalités au niveau national, donc également entre Blanc·hes, alors que la démographie des USA est en passe de leur enlever la majorité numérique, le ressentiment et la crainte de perdre le moindre avantage sur les Noir·es se muent en panique, quelle que soit sa position dans l’échelle sociale.</p>
<p>Ce conflit se déploie sur une vision confuse de la classe sociale (2). Laurent signale que l’une des contributrices au débat, professeure à Berkeley, a dans les années 2010 opportunément reformulé ses études sociologiques sur la « classe moyenne » en études sur la « classe laborieuse », plus présente dans les discours politiques… sans changer de corpus. Le sixième le plus pauvre des pauvres Blanc·hes déclassé·es, meurtri·es, appauvri·es par la mondialisation et mis en avant par tous les discours dominants pour leur contribution à l’accession de Trump au pouvoir, un sixième seulement gagne moins de 50 000 $ par an. À 7,25 $ le salaire minimum fédéral et un temps de travail de 3 000 heures par an (c’est beaucoup), une personne en bas de l’échelle des salaires gagnerait 22 000 $ annuels. Voilà un vote populaire qui n’a existé que dans l’imagination des conseillers politiques, complaisamment repris par les journalistes et validé par quelques universitaires déméritant·es : les électeurs et électrices de Trump avaient plus peur de perdre leurs avantages qu’ils et elles n’étaient les perdant·es de la guerre économique. D’ailleurs, aux USA comme ailleurs, les pauvres votent peu.</p>
<p>Laurent consacre beaucoup de pages à expliquer ce qu’est le privilège blanc, cette certitude de mériter les avantages dont on bénéficie et la crainte d’un jeu à somme nulle où un rattrapage des populations noires nuirait mécaniquement à ses intérêts de classe. L’historienne ne psychologise néanmoins pas à outrance la mauvaise foi et le refus de toute remise en cause de la part des membres d’un groupe social politiquement et économiquement dominant mais hétérogène. Et c’est heureux, puisque cette vision individualiste et moralisante a pris beaucoup d’importance dans les milieux radicaux. Qu’importe donc pourquoi cette militante républicaine, dans le documentaire <em>Hello, White Privilege. It’s Me, Chelsea</em> (Chelsea Handler, 2019, sur Netflix en ce moment), a besoin de ne pas céder et préfère dire que les Noir·es ont des « non-privilèges » plutôt que d’admettre que les Blanc·hes aient ces privilèges.</p>
<p>L’autrice finit sa longue histoire des relations de race aux États-Unis sur la montée de l’extrême droite dans ce pays, qu’elle met en partie sur le compte d’un <em>backlash</em> suite à l’élection de Barack Obama. Elle consacre aussi quelques pages à ses liens avec l’environnementalisme américain, conseil de lecture maintenant qu’écologie politique et survivalisme d’extrême droite convergent parfois. Alors que depuis des décennies la race se cachait derrière la classe, dans une vision par ailleurs confuse des rapports socio-économiques, cette extrême droite (dont des membres de l’élite républicaine, politiques et universitaires, ont fait le lit) est plus frontale. Son prisme principal est la race. Au moins les choses sont redevenues claires. Le propos est riche (cette chronique y fait encore moins honneur que d’habitude), les traductions sont précises et élégantes. Voilà un livre à lire de toute urgence avant de sortir ses idées reçues sur l’Amérique…</p>
<p>(1) Le pauvre vieux se plaignait, dans une émission où il est invité tous les quatre matins depuis trente ans, d’avoir entendu l’expression à la radio et d’avoir compris « merguez ».<br />
(2) Il faudrait parler un jour du flou autour de la classe sociale, des mots pour la nommer, flou qui va jusqu’à son auto-détermination… Une chanteuse queer dit porter en elle la mémoire de la classe ouvrière. Mais de loin, alors, puisqu’elle est fille de profs (d’université, pour papa). L’activiste radical Thomas J’aurais est décrit sur le site de Pièces et main d’œuvre (dans la présentation de la brochure où je suis sa cible principale, « Alors du coup ») comme « un jeune gars de milieu populaire, arrivé d’Amiens »… Il y a fait, comme il s’en est souvent vanté, le lycée dans la même boîte à bac privée catholique que Macron, cet autre <em>provincial</em> de <em>classe laborieuse</em>. Après le genre (voir mon ouvrage <em>La Conjuration des ego</em>), après la race (voir <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Rachel_Dolezal">Rachel Dolezal</a>), la classe socio-économique n’est désormais plus un fait social mais une identité laissée au choix ou à l’appréciation des individus.</p>
<p><a href="https://www.binge.audio/podcast/kiffetarace/pauvres-petit%25c2%25b7e%25c2%25b7s-blanc%25c2%25b7he%25c2%25b7s-alerte-au-declassement">Retrouver Sylvie Laurent dans l’émission « Kiffe ta race ».</a></p>Révolte consomméeurn:md5:2b7b1e08db2c158406c3755bebaff4652020-07-19T21:15:00+02:002020-07-20T19:20:10+02:00AudeLecturesAmérique du NordIndividualismeLibéralisme<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/Bouquins/.Revolte-consommee_m.png" alt="Revolte-consommee.png, juil. 2020" style="float:left; margin: 0 1em 1em 0;" title="Revolte-consommee.png, juil. 2020" /><strong>Joseph Heath et Andrew Potter, <em>Révolte consommée. Le Mythe de la contre-culture</em>, traduit de l'anglais par Élise de Bellefeuille et Michel Saint-Germain, L'Échappée, 2020, 368 pages, 20 €</strong></p>
<p>C'est une drôle d'idée éditoriale, que de republier un ouvrage traduit en français il y a quinze ans (1) et qui se pose aussi fièrement contre le reste de son catalogue : la technique qui dépend de ce qu'on en fait, l'agriculture bio qui n'est pas écologique, l'anarchisme qui est la loi de la jungle… Tout y est, dans cet ouvrage qui finit avec de belles propositions de réforme : un impôt sur le revenu progressif, un marché des droits à polluer et des voitures hybrides. Les amis de L'Échappée auraient-ils perdu la tête ?</p>
<p>Peut-être pas. Parce que malgré tout ça, <em>Révolte consommée</em> pose des questions que ne peuvent plus désormais éviter les ami·es de l'émancipation. Ne serait-ce que parce que la rebellitude et l'hégémonie culturelle se portent très bien à l'extrême droite, ce que les auteurs, écrivant au temps d<em>'Empire</em> (Hardt et Negri) et de <em>No Logo</em> (N. Klein), n'avaient d'ailleurs pas vu venir.</p> <p>Revenons à leur généalogie de la rebellitude : après guerre, le mal absolu, c'est l'obéissance et la marche au pas de l'oie, dont l'Allemagne nazie a donné un exemple glaçant et qui est toujours d'actualité dans le monde socialiste. En Occident, le capitalisme conquérant massifie la consommation, standardise les méthodes de production (pour faire d'utiles économies d'échelle) et le résultat inquiète : ce nouveau monde ne risque-t-il pas de ressembler lui aussi à une dictature ? Les esthètes et les anti-totalitaires sont au front pour dénoncer cet aspect de la modernité. Heath et Potter citent parmi les sources de cette réaction les transcendantalistes Henry D. Thoreau et Ralph Waldo Emerson, pour qui la société corrompait l'individu, lequel devait s'en tenir à l'écart. Une critique esthétique et morale, en rupture avec l'industrialisme dominant.</p>
<p>Portée par les beatniks dans les années 1950, puis par les hippies dans les années 1960, cette critique, moins exigeante à mesure qu'elle se répand dans des groupes plus larges de la société, renouvelle paradoxalement le capitalisme. La massification de la révolte individuelle a suffi pour transformer ce geste exclusif déjà discutable en promotion d'un hédonisme individualiste pour tou·tes : libéralisation sexuelle, promotion de la liberté individuelle aux dépens des besoins collectifs, segmentation du marché (ça tombe bien, le progrès technique offre des alternatives moins coûteuses à une standardisation trop monotone) et participation de ces classes de rebelles au renouvellement des produits par la mode.</p>
<p>Heath et Potter parlent de ce mouvement comme d'une énième expression du désir de distinction identifié par l'économiste Thorstein Veblen : les rebelles créent, les créatifs diffusent, les suiveurs massifient et la masse consomme. Et quand le désir mimétique ne suffit pas, reste la « course aux armements » qui oblige à consommer un bien… parce que les autres le consomment. Par exemple : rien ne sert d'utiliser un bon standard (Betacam) si tout le monde est équipé en VHS ; ou bien : puisqu'en cas de collusion les SUV blessent plus fortement les autres usager·es mais sont relativement à l'abri, autant conduire un SUV et se mettre en mesure de blesser plutôt que d'être blessé·e. Il s'agit d'effets de réseau, de monopole radical, qui donnent des bénéfices à l'adoption d'outils massivement adoptés et rendent d'autant plus coûteux tout autre choix. En mettant en avant ces raisons structurelles et matérielles à l'adoption de produits de consommation ou de modes de vie, les auteurs insistent sur le fait que la volonté individuelle des gens, leur désir loué par la contre-culture, compte peu au regard de l'organisation sociale.</p>
<p>Animées du désir de conquérir une hégémonie culturelle, ces « alternatives » en ont oublié, selon Heath et Potter, de changer concrètement le monde, avec des réformes qui ne font pas rêver mais rendent meilleure la vie quotidienne des masses. Un exemple de cette trahison serait le film de Michael Moore, <em>Bowling for Columbine</em>, dans lequel celui-ci, plutôt que prôner une baisse organisée de l'équipement en armes (rendant obligatoire le permis), en appellerait à faire disparaître la culture de la peur qui pousse les États-Unien·nes à s'armer. Le désarmement ne peut pas tenir à la bonne volonté des acteurs, trop contrainte par l'existence d'autres utilisateurs d'armes, mais doit être l'objet d'une politique publique.</p>
<p>J'utilise le conditionnel parce que je ne retiens pas du film de Moore, vu il y a quinze ans, un refus d'encadrer le port d'armes aux USA. J'ai peut-être mauvaise mémoire mais Heath et Potter font parfois preuve de mauvaise foi et j'ai en eux une confiance limitée : <br />
-les « altermondialistes » seraient opposé·es à toute intégration des pays du Sud au commerce mondial (d'où le mot alter- qu'ils et elles ont réussi à imposer) ; <br />
-il faudrait arrêter de subventionner notre production agricole pour permettre aux pays du Sud d'exporter au Nord (leur paysannerie ne demande aucun accès au marché des pays du Nord, seulement que <a href="http://terreaterre.ww7.be/lait-l-europe-est-vache-avec-l.html">ces subventions cessent de la détruire à coups de dumping de marchandises</a>, et la réduction de ce commerce ne nous priverait pas de riz basmati et de lait de coco) ; <br />
-les poules élevées en plein air ne sont pas élevées en plein air (leur mettre à disposition un parcours ne suffit pas, elles en utilisent certainement 15 % en moyenne, mais les éleveurs de volaille bio ont à cœur de rendre leurs poules plus nomades – ce qu'elles sont naturellement, comme le savent les ruraux qui essaient sans succès d'empêcher leurs poules d'aller picorer partout) ;<br />
-l'agriculture biologique n'est pas écologique, elle gaspille et rejette des pesticides (l'accusation n'est ni étayée ni sourcée).</p>
<p>Arrêtons-nous sur le cas de l'agriculture bio. Traité en quelques lignes par Heath et Potter, bien que l'agriculture représente un quart de nos émissions de gaz à effet de serre, le sujet a fait l'objet de réponses vives qui ont éclipsé le propos des auteurs dans les polémiques. Oui, les produits biologiques sont devenus une marchandise qui permet de se distinguer (on peut aussi se mentir et le nier mais à quoi bon ?). Chère, elle n'est pas une proposition de masse mais elle réduit d'autant le revenu disponible des personnes qui consomment comme ça (ce que les auteurs prônent par ailleurs, disant avec raison qu'avant tout, la simplicité volontaire commande une réduction du revenu). Quoi faire avec ce tissu d'attaques désordonnées et mal étayées, qui reprend les clichés les plus éculés sur les « bobos bio » ? On pourrait aller plus loin et dire que l'agriculture bio est une stratégie de perdant·es puisque le mouvement qui la fait vivre depuis des décennies s'est moins attaché à refuser des pratiques agricoles néfastes pour tou·tes qu'à proposer une « alternative » amenée à co-exister avec l'agriculture polluante conventionnelle. Que ce qui devrait faire l'objet de nos luttes, ce n'est pas la possibilité de consommer autrement si on en a les moyens mais la disparition de pratiques conventionnelles qui détruisent les sols, nous rendent malades, mettent en danger notre capacité à terme à nous nourrir (ses rendements sont décroissants et ses cultures plus vulnérables) – qu'on mange bio ou non – et par ailleurs font du secteur un émetteur de GES alors qu'il a vocation à être neutre ou à capturer ces gaz dans le sol. Mais Heath et Potter ne vont pas jusque là et se contentent d'un propos dont la légèreté et l'hostilité sont dignes d'un dessin de presse dans le Figaro.</p>
<p>Autrice d'un <a href="http://www.lemondealenvers.lautre.net/livres/egologie.html">ouvrage consacré aux « alternatives » écolo</a>, dans lequel il était tentant de se payer de telles bonnes tranches d'ironie, j'ai apprécié dans leur livre leur généalogie de la contre-culture, leur constat qu'aucune « alternative » n'a selon eux réussi à sortir de ce schéma en offrant une véritable rupture avec le capitalisme. Mais leur côté tonton de la FI qui caricature l'écologie, la technocritique ou l'anarchisme dévalorise singulièrement leur travail. Alors même qu'anarchistes, technocritiques et écologistes, nous avons besoin d'entendre leurs arguments, de nous demander à quel point notre critique sociale est artiste et ce qu'est notre projet pour l'ensemble de la société. Leur constat d'une trahison des masses est justifié quand la petite bourgeoisie s'amuse à être écolo : ne proposons-nous pas parfois de « manger de la brioche » à celles et ceux qui souffrent de ne pas être assez intégré·es à une société capitaliste toxique et violente ? Pas forcément : nombre de décroissant·es promeuvent des politiques publiques qui prévoient un usage sobre assuré pour tou·tes et une taxation forte du mésusage, soit un marché fléché plus intéressant que le marché de droits à polluer devant lequel les auteurs se pâment.</p>
<p>Leur appel à un compromis avec la société industrielle, qui nourrit, chauffe, soigne des masses de population, pâtit de leur incapacité à dresser un bilan qui ne soit pas un panégyrique, une statue dressée à la médecine de haute technologie, à l'industrie et au commerce mondialisé. Tout occupés à descendre en flèche les idées de la contre-culture, ils refusent d'examiner la moindre contre-productivité du capitalisme industriel (Ivan Illich et Jacques Ellul ont été jetés avec l'eau du bain), autrement que pour demander un léger encadrement de ses effets les plus néfastes sur l'environnement et l'égale dignité des personnes.</p>
<p>La lecture de cet ouvrage est néanmoins extrêmement stimulante et permet de penser comment on a pu en arriver là, pourquoi une bourgeoise conformiste de ma proche banlieue riche de droite, en temps de pandémie de Covid-19, peut se flatter en public de ne pas utiliser un outil de réduction des risques très simple : « Moi je suis une rebelle <em>(sic)</em>. Rien à foutre de cette connerie de masque. » Fringues élégantes, mèches blondes et chères, cette femme qui a l'air d'une employée d'agence immobilière dotée d'un mari riche se présente comme une <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Deconfinement-et-rebellitude">« rebelle »</a>. Celles et ceux qui voient comme elle une atteinte inadmissible à leur liberté dans l'obligation du port d'un masque sur la bouche vivent néanmoins très bien d'être traité·es comme du bétail humain dans des lieux publics organisés comme des abattoirs avec un sens de la visite. Elles et ils semblent en outre ne pas comprendre que certaines contraintes, comme le code de la route, peuvent être assez utiles pour s'éviter de plus grandes peines. Aujourd'hui la rebellitude se porte à droite, parfois très à droite, et tout le monde se flatte de ne pas être dupe, de se torcher avec le bien commun, de refuser les règles qui permettent de vivre ensemble à 7 milliards et de tracer sa route d'individu singulier. D'être eux-mêmes, en-fin ! Et c'est le compromis qui est en passe de devenir un geste d'opposition subversif dans la lutte pour le respect de l'intégrité de toutes les personnes… Va comprendre ! Ce livre y aide un peu.</p>
<p>(1) <em>Révolte consommée. Essai sur l'inefficacité de la contre-culture</em>, Naïve, 2005.</p>Chemins de fer et colonisationurn:md5:691711c56203f1e79472ad32bb6d86062020-03-01T16:40:00+01:002020-03-02T07:58:14+01:00AudeTextesAmérique du NordAsieTechnique<p>S'il est une chose bien matérielle que les pays occidentaux pensent avoir
apportée aux pays qu'ils ont colonisés, c'est les chemins de fer.
« Rendez-vous compte, grâce à nous ! » nous disent celles et
ceux qui malgré des années passées sur les bancs des écoles, collèges et
lycées, ignorent tout un pan de l'histoire de leur pays, celui qui concerne sa
relation avec une partie du monde qu'il a tenue sous sa dépendance coloniale.
Rien que ça. Cette histoire compte pour comprendre le monde d'aujourd'hui mais
notre ignorance à ce sujet est assez crasseuse. Alors si vous ne la connaissez
pas bien, plongez-vous dedans, d'autant qu'il est d'autres manières de
s'instruire, plus agréables que des cours magistraux. Dans <em>Terre
d'ébène</em>, son livre de reportages en Afrique de l'Ouest constamment réédité
depuis 1928, Albert Londres rappelle que le chemin de fer Congo-Océan n'a pas
été construit par la métropole mais par le travail forcé des locaux dont
17 000 moururent dans les travaux (<a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/congo/ligne-congo-ocean-100-ans-apres-les-morts-toujours-presents_3069133.html">ce
pour quoi la République française et Spie Batignolles ont été poursuivies</a>).
Comme beaucoup de personnes éduquées en France, je ne connais pas mieux cette
histoire mais j'ai la chance d'avoir suivi quelques cours sans complaisance sur
une autre partie du monde.</p> <div>
<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/Malaisie/16450388000_ef7f987858_b.jpg" alt="" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" title="16450388000_ef7f987858_b.jpg, fév. 2020" />Voici la Malaya, une colonie
britannique au bout de la péninsule sud-est asiatique, riche en bois tropicaux,
latex sauvages et cultivés (mais pas encore recouverte de palmier à huile) et
mines d'étain. Je vous invite à observer le tronçon Taping-Port Weld, le
premier qui ait été inauguré, un peu au-dessous de l'île de Penang sur la côte
ouest. Il relie l'intérieur à la côte en quelques dizaines de kilomètres. Notez
également, un peu plus au sud, le tronçon de Tapah Road, celui de Kuala Lumpur,
celui de Seremban. Tous ceux qui n'ont pas été inclus dans une ère
métropolitaine ont été fermés. Pourquoi donc ? Ce sont des tronçons
courts, est-ouest, qui n'ont pas pour intérêt de faire voyager les gens et les
biens de consommation le long d'une péninsule orientée nord-sud. Le principal
usage de ces lignes était d'envoyer les cargaisons d'étain vers le port le plus
proche pour les valoriser sur le marché mondial. Ce sont ces tronçons-là que
les colons britanniques ont jugé bon d'ouvrir en premier.</p>
</div>
<div>
<p><img src="https://railwaywondersoftheworld.com/wpimages/wp49279a2f_05_06.jpg" alt="" /></p>
</div>
<p>Même logique à Java, sauf que l'île est cette fois allongée d'est en ouest.
Java Est est bien quadrillée, par les lignes est-ouest toujours actives mais
également par de courts tronçons nord-sud. La région était sous l'ère coloniale
dédiée à la production intensive de canne à sucre et de tabac. Dans certains
districts (comme Bondowoso) la population est encore majoritairement maduraise,
elle a été déportée par les Néerlandais depuis la petite île à peine au nord
pour travailler dans les champs (et peut-être également dans la construction du
chemin de fer en question). Le tronçon qui innervait ce district et envoyait
les cargaisons vers Situbondo a été fermé – assez récemment et à l'instar
d'autres tronçons semblables.</p>
<p>Loin d'être une entreprise au service des populations locales, ces chemins
de fer étaient la structure matérielle d'un système <a href="https://www.franceculture.fr/oeuvre/extractivisme-exploitation-industrielle-de-la-nature-logiques-consequences-resistances">
<em>extractiviste</em></a> d'exploitation des richesses locales par les
puissances coloniales. Voilà à quoi ressemble l'entreprise civilisatrice de
l'Europe et d'autres pays ont encore d'autres histoires à raconter dans
d'autres domaines. Et voilà peut-être <a href="https://www.chloloula.com/wet-suwet-en-fr">« pourquoi les Premières
Nations canadiennes bloquent les chemins de fer et pourquoi c'est
important »</a>...</p>Crowdfunding à la françaiseurn:md5:b8999f50c2ec5a342017fdc2a8c51f2b2015-10-13T14:32:00+02:002015-10-14T10:28:32+02:00AudeAnnoncesAmérique du NordIndividualismeMiliterÉcologie politique<p>Lors d’un séjour aux États-Unis à Portland, Oregon, j’ai eu le plaisir de
donner un coup de main régulier dans un cinéma associatif. Tous les samedis on
pouvait me trouver derrière la caisse à jongler entre le logiciel d’édition des
billets et les coupures de dix dollars, quand je ne partais pas passer le balai
dans les salles. Pendant mon séjour, et deux ans après avoir financé ainsi de
nouveaux sièges, le cinéma a lancé une opération de <em>crowdfunding</em> sur
Kickstarter pour rénover sa <em>marquee</em>. Voici le cinéma avant, quand j’y
balayais le pop corn, et après, suite au succès de la levée de fonds populaires
(sachant que le cinéma a aussi des mécènes <em>corporate</em>, dont Nike qui
est basée à deux pas). Pas mal…</p> <br />
<img title="hollywood_sunset.JPG, janv. 2013" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.hollywood_sunset_m.jpg" /> <img title="Marquee-Lighting.jpg, oct. 2015" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/Marquee-Lighting.jpg" /><br />
<em>Photos : moi-même (gauche) et Hollywood Theater (droite).</em><br />
<br />
En rentrant j’ai découvert le <em>crowdfunding</em> à la française : pas
de traduction (« levée de fonds populaire » ?) mais un plaquage
hors sol d’une notion mal importée. Mélangez du <em>storytelling</em> avec du
<em>community management</em>, ouvrez un compte chez un acteur
<em>corporate</em> et hop, levez les sous. Tiens, pourquoi vous ne feriez pas
de <em>crowdfunding</em>, à <a href="http://www.lan02.org/"><em>L’An
02</em></a>, la revue écolo qui peine à trouver de nouveaux abonnés ?
Déjà, on n’a pas une histoire à vendre mais un objet déjà produit, à savoir
sept numéros d’une belle revue de 60 pages en couleurs pour mettre en valeur le
boulot d’iconographie fait par Hazel et Mikaël avec des artistes qui ont plein
de choses à dire (et ça, contrairement aux articles, ça ne sera jamais mis en
ligne). Ensuite le <em>community management</em> nous botte un peu moins que
l’animation d’une communauté de lecteurs et lectrices. On se rencontre sur
<a href="http://seenthis.net/people/lan02">Seenthis</a>, un réseau social à
taille humaine avec lequel on partage des valeurs, mais aussi de visu quand on
tient des stands à la braderie de Lille ou dans un Alternatiba. Et on prend la
peine de répondre au courrier. On a cédé un temps au compte Paypal, malgré tout
le mépris qu’on peut avoir pour le fondateur de cette boîte, mais depuis que
nos lecteurs et lectrices ont délaissé ce moyen de paiement et se sont
plaint-e-s de ne pas pouvoir régler sans ouvrir un compte, on a fermé le nôtre.
Ils et elles mettent les 60 centimes que Paypal aurait pris sur la transaction
dans l’achat d’un timbre et on reçoit des petits mots très agréables dans des
enveloppes parfois décorées et bidouillées (voir la 4e de couv’ du n°2, dans
laquelle on donnait tout ça à voir). Paypal, c’est fini et on ne va pas
travailler avec une autre boîte qui se sucrera au passage : on paye déjà
une banque.<br />
<br />
Tout ça pour dire que si le <em>crowdfunding</em> à la française est une
monoforme propre à lever du pognon par des communicants qui maitrisent les
codes pour buzzer sur le net et n’ont pas de souci avec l’emprise des géants de
l’Internet sur ce dont on aimerait faire un bien commun, <em>L’An 02</em> ne
peut pas jouer le jeu. Si en revanche le <em>crowdfunding</em> c’est la levée
de fonds dans les poches de gens qui en ont marre que les aides à la presse
concernent des magazines dont l’intérêt collectif est aussi avéré que
<em>Voici</em>, qui en ont marre de n’entendre que la voix du pouvoir et de ses
larbins quand il est question d’écologie (« fermez le robinet, signez la
pétition, inscrivez-vous dans une Amap et le tour est joué »), qui ont
envie de lire autre chose mais sous une forme qui fasse plaisir aux yeux, là on
peut parler...<br />
<br />
Le <em>crowdfunding</em> est né aux États-Unis dans une société basée sur les
communautés et méfiante envers l’État. Une société aux accents libertariens (la
violence sociale y est peu régulée) mais, et c’est son bon côté, où
l’auto-organisation populaire a plus de sens que chez nous. C’est dans ce cadre
que la circulation d’argent privé s’organise pour entretenir des biens communs.
Plutôt que de plaquer cette pratique sur une société individualiste et étatiste
comme la nôtre, tentons de traduire l’idée que nous pouvons un peu en faisant
circuler de l’argent dans une économie en adéquation avec nos valeurs. Que dix
euros ne valent pas grand-chose à la Fnac mais qu’ils représentent beaucoup
pour un micro-projet éditorial, politique ou artistique.<br />
<br />
Depuis que je me suis engagée dans la recherche (pas vraiment couronnée de
succès) de financements pour <em>L’An 02</em>, quand je vois passer dans mon
entourage des appels à souscription je ne me demande plus si le spectacle ou le
film me plaira mais combien je peux donner. Parce que, qu’il s’agisse d’un
<a href="http://ohayo.bandcamp.com/album/all-you-need-is-gone">disque de
chansons folk</a> ou d’une <a href="http://passerellesud.org/">plate-forme de
conférences en ligne</a>, cultiver la solidarité me semble plus important que
mes goûts et mes couleurs. Si vous ne lisez pas la presse alternative… au moins
achetez-la. Et si vous ne faites que l’acheter, <em>L’An 02</em> trouvera
quelqu’un-e pour la lire. <a href="http://www.lan02.org/2015/10/vive-lan-02/">Voir ici pour l’annonce de numéros
« suspendus », payés par les un-e-s et disponibles pour les
autres</a>. Je paye déjà un pack de mes numéros préférés, « Ensemble,
c’est trop ? » et « Altercapitalisme », n’hésitez pas à le
commander. Bonne lecture !Bruturn:md5:56530dc95c016a5149097dafd46d690f2015-07-20T16:15:00+02:002015-07-23T11:29:56+02:00AudeLecturesAmérique du NordEnvironnement<strong><em><img title="N_Huston_LUX_Jaquette_C1_site.jpg, juil. 2015" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.N_Huston_LUX_Jaquette_C1_site_s.jpg" />Brut. La Ruée vers l’or
noir</em>, David Dufresne, Nancy Huston, Naomi Klein, Melina Laboucan-Massimo
et Rudy Wiebe, Lux éditeur, Montréal, 2015, 108 pages, 12 €</strong><br />
<br />
Du brut. Par millions de barils. Ou comment donner à voir l’exploitation des
sables bitumineux du Canada. Barils, dollars, gaz à effet de serre, degrés de
réchauffement… On connaît l’histoire mais voici une invitation à en découvrir
jusqu’aux acteurs les plus modestes, en un livre composite où se mêlent
reportage, témoignage, plaidoyer et littérature, et autant de voix. Fort
McMurray, dans le Nord-Est de l’Alberta, est la capitale de ces hydrocarbures
que l’on dit non-conventionnels : leur exploitation, plus polluante et
plus coûteuse que partout ailleurs, souille 90 000 km2 de terres et le bassin
du fleuve Mackenzie, l’une des principales sources d’eau douce au monde. Dans
des mines à ciel ouvert, des camions de trois étages chargent ce mélange de
sable, d’argile et de bitume. Moins visible, l’exploitation par forage consomme
plus d’eau et relâche plus de produits toxiques. Le transport par pipe-line,
ensuite, déverse lors de fuites régulières des millions de litres jusque dans
l’océan Pacifique. <br />
La contamination rend la région invivable mais pourtant on y vit. D’abord les
personnes des premières nations, dont la militante écologiste Melina
Laboucan-Massimo se fait ici la porte-parole en brossant un premier tableau des
dégâts infligés aux terres des Cris lubicons, une pollution massive des
« taïgas, fleuves, plaines, zones humides ou tourbières »
<strong>(1)</strong> dont ils tiraient leur subsistance. Ensuite les
travailleurs du pétrole ainsi que ceux et celles qui entretiennent Fort
McMurray, ville-champignon et capitale des <em>tar sands</em>. D’un ramasseur
de canettes à la maire, d’un tenancier de bar à filles à la directrice de la
banque alimentaire, David Dufresne brosse leur portrait. Et en creux celui des
jeunes hommes qui viennent travailler pour l’industrie pétrolière, gagner des
sommes folles, en claquer une partie tout en espérant partir un matin, sans
prévenir, avec un bon magot (compter 50 000 $ par semestre et ne pas imaginer
rester plus de deux ans). Dufresne examine les relations entre société et
<em>big business</em>, ici au niveau municipal, en posant la question : le
pétrole est-il soluble dans la démocratie ? Pour Nancy Huston et Naomi
Klein, dont un dialogue est retranscrit, Fort McMurray est le visage de
l’horreur. La loi du profit détruit les conditions d’une vie authentiquement
humaine : un environnement où trouver sa subsistance, qui ne rende pas
malade, et quelque chose comme une communauté politique, où le bien commun soit
mieux pris en considération que l’avidité individuelle. Partout dans le monde
cette vision recule mais Fort McKenzie présente un état très avancé de ce que
peut faire la loi du profit sur les paysages et les personnes.<br />
<br />
<em>Brut</em> est bref mais entrouvre les portes d’un de ces enfers
extractivistes qui nourrissent la machine industrielle. La plongée est rude
mais salutaire : est-ce dans ce monde-là que nous souhaitons vivre ?
Au milieu de justes indignations, cependant, la plainte de Nancy Huston sur les
travailleurs du pétrole contraints à la prostitution (entendre :
contraints à recourir aux services de personnes prostituées – dont on apprend
par ailleurs qu’elles se partagent un joli gâteau) pourrait presque nous faire
oublier la violence que les hommes exercent sur les femmes, là-bas plus
qu’ailleurs. Partout au Canada on déplore les violences, assassinats et
disparitions dont sont victimes les femmes autochtones et que les industries
néocoloniales (qui comme la guerre livrent des territoires entiers à des hordes
d’hommes prédateurs <strong>(2)</strong>) exacerbe. Serait-ce que l’Alberta
échappe à la malédiction des agressions sur les prostituées et de la violence
envers les femmes des premières nations ? Les débats parisiens et la bonne
idée de l’auteure canadienne d’établir pour les jeunes filles un service civil
du vidage de couilles sont une chose, l’oubli de faire état dans ce contexte
d’une violence spécifiquement dirigée contre les femmes en est une autre qui me
semble plus grave. D’où une légère déception que cette question n’apparaisse
pas, à plus forte raison dans un livre qui présente une certaine diversité de
regards, féminins notamment. Si une société se distingue par la manière dont
elle traite les personnes les plus vulnérables, les dangers qui pèsent sur les
femmes autochtones ne sont pas un détail de l’histoire. <em>Brut</em> reste
malgré cela un riche petit ouvrage, qu’il est possible de prolonger grâce aux
œuvres de David Dufresne : autour des mêmes rencontres, le journaliste a
produit un <a href="http://www.davduf.net/-fort-mcmoney-">jeu-documentaire</a>
puis un film. Plongée d’autant plus réaliste dans cet univers sordide, le froid
et les odeurs d’hydrocarbures en moins.<br />
<br />
Sur ce même blog, des textes sur des sujets proches<br />
<a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Qu%C3%A9bec-cap-au-Nord">Québec : Cap au
Nord !</a><br />
<a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Carbon-Democracy">Carbon Democracy</a><br />
<a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Paradis-sous-terre"><em>Paradis sous terre. Comment le Canada
est devenu la plaque tournante de l’industrie minière mondiale</em></a><br />
<br />
Quelques ressources sur <a href="http://www.canadiangeographic.ca/magazine/so07/indepth/">le fleuve Mackenzie
et son delta</a><br />
<br />
(1) Melina Laboucan-Massimo, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=qz3nSscXamI">« Du pétrole en territoire
lubicon »</a>, photo-essai sur un texte très proche de celui qui est
traduit ici.<br />
<br />
(2) J’ai rencontré un jour une responsable de l’ONU en charge de la lutte
contre le trafic des êtres humains en Bosnie. Hélas, déplorait-elle, les
casques bleus étaient les premiers prostitueurs de Sarajevo. Faible mixité et
virilisme au sein de l’armée, manque global d’intérêt pour la lutte contre la
prédation sexuelle (élément de la culture du viol), différentiel de revenus
avec la population locale… la mission contre le trafic était de peu de poids
face à la présence des casques bleus.Sorcières, sages-femmes & infirmièresurn:md5:4bf2260e58a56996e8dcc302275cd8d22015-03-23T14:33:00+01:002015-03-23T18:04:33+01:00AudeLecturesAmérique du NordFéminismeTechnique<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;"><strong><img width="305" height="448" title="sorcieres-sages-femmes-infirmieres-couv.gif, mar. 2015" style="margin: 0 1em 1em 0; width: 121px; height: 191px; float: left;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.sorcieres-sages-femmes-infirmieres-couv_m.jpg" />Barbara Ehrenreich
et Deirdre English, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Sorcières,
sages-femmes & infirmières. Une histoirE des femmes soignantes</em>,
traduction L. Lame, Cambourakis, collection « Sorcières », 2015, 124
pages, 16 €.</strong></span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">En 1973, Barbara Ehrenreich et Deirdre English publient une
brochure féministe, à mi-chemin entre le pamphlet et l’ouvrage de vulgarisation
historique, dont le succès les surprendra. Les éditions Cambourakis reprennent
aujourd’hui ce texte, accompagné de deux introductions par les autrices (1973
et 2010) et d’une postface, le tout constituant un ouvrage modeste mais
stimulant. Que celles qui comme moi n’ont pas encore osé ouvrir <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Caliban et la sorcière</em> (1) n’hésitent
pas.</span></p> <p><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">L’histoire de
la chasse aux sorcières a connu ces dernières décennies quelques polémiques,
sur lesquelles les autrices reviennent en 2010. Le nombre des victimes a pu
être surévalué et leur attachement à la religion chrétienne parfois ignoré. Ce
qui, en revanche, fait consensus depuis longtemps mais reste hélas relativement
ignoré, c’est que ces pages de notre histoire ne furent pas une regrettable
parenthèse, un moment de folie populaire, mais une étape essentielle de notre
modernité, une guerre organisée des élites contre les femmes et les savoirs
populaires (2). La médecine savante du XVe au XVIIe siècle n’a pourtant pas de
quoi être fière : inféodée aux dogmes théologiques, reposant sur nombre de
superstitions, elle est trop coûteuse pour être utile en-dehors de la grande
aristocratie… et tant mieux puisqu’à tout prendre les soins modestes, assis sur
une méthode empirique, et l’usage des plantes médicinales étaient souvent
moins nocifs qu’une saignée. En traquant sorciers et sorcières, et avec
d’autant plus de virulence s’ils et elles dispensent des soins bénéfiques,
l’université et l’Église tentent d’imposer la rupture des classes populaires
avec la nature, le monopole des classes dominantes sur les soins du corps, le
discrédit des femmes et de leur sexualité ainsi que leur écartement durable de
la sphère du travail non-domestique (3). C’est un juste retour des choses que
les féministes, dès les années 1970, s’inspirent de cette figure mal aimée,
encore caricaturée de nos jours.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">À cette histoire que nombre d’entre elles connaissent désormais,
en partie grâce à elles, Ehrenreich et English ajoutent dans une seconde partie
celle, moins connue en France, de l’établissement de la profession médicale aux
USA aux dépens des femmes, des classes populaires et des NoirEs. On découvrira
ici le Popular Health Movement ou mouvement populaire pour la santé qui à son
apogée, dans les années 1830 et 1840, réunit problématiques socio-économiques,
féministes et raciales pour permettre à l’ensemble du peuple de
s’auto-dispenser conseils et soins de santé à travers éducation populaire et
formation de soignantEs issuEs de tous horizons, le tout reposant sur une
approche préventive basée en grande partie sur l’hygiène, l’alimentation et le
recours aux plantes médicinales. Devant ce succès, il faudra tout l’activisme
des grandes fondations capitalistes, quelques décennies plus tard, pour faire
accepter le monopole médical, savant et marchand sur les pratiques de soin. Le
mouvement, pas étranger à la libération d’appétits économiques, y est
d’ailleurs plus fort qu’en Europe puisque même les sages-femmes y sont exclues
de la profession médicale et qu’en 1973 il y a 7 % de femmes parmi les médecins
contre 24 % au Royaume Uni.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">Les autrices, après un passage par l’histoire des infirmières qui
les montre moins émancipées que fidèles aux stéréotypes de genre, concluent sur
ce fait que la profession médicale est moins sexiste parce que la société l’est
qu’intrinsèquement sexiste, historiquement attachée à déposséder les femmes de
la connaissance de leur corps. La lutte qu’elles proposent, qui a eu de très
beaux jours et continue çà et là (4), tient à l’apprentissage collectif de
connaissances anatomiques, médicales et sanitaires. Les mêmes, un regard
positif sur la sexualité en plus, que tenait le Popular Health Movement au
XIXe, déjà en non-mixité (classe !).</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">La postface de l’ouvrage par Anna Colin renseigne sur les suites
de cette première histoire populaire et féministe des sorcières. Elle lie de
manière convenue enclosures précapitalistes, à peu près contemporaines de la
chasse aux sorcières, et enclosures d’aujourd’hui. Nul doute que le mouvement
<em style="mso-bidi-font-style: normal;">open source</em>, auquel elle fait
référence à deux reprises, défasse ce que des siècles de capitalisme ont
accompli. Et que les cyber-sorcières post-industrielles défassent les sorts de
la société industrielle. À défaut de détruire, subvertissons…</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">(1) Silvia Federici, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Caliban et la sorcière. Femmes, corps et
accumulation primitive</em> (2004), traduction Senonevero, Entremonde,
2014.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">(2) Je recommande à ce sujet la lecture du chapitre consacré aux
sorcières dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Histoire populaire des
sciences</em>, Clifford D. Conner, traduction Alexandre Freiszmuth, L’Échappée,
2011.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">(3) Au début du Moyen Âge, avant la création des corporations,
les femmes exerçaient couramment plus de métiers qu’au milieu du XXe siècle.
Chapitre liminaire sur le travail des femmes dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">18 millions de bonnes à tout faire</em>,
collectif, Syros, 1978.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">(4) Autour de moi quelques initiatives fleurissent comme un
groupe de patientes gynéco et un atelier chatte à modeler. Il y en a peut-être
près de chez vous. Ici pour un <a href="https://gynandco.wordpress.com/">guide
établi par des féministes</a> de soignantEs pratiquant une gynécologie
respectueuse des femmes et des lesbiennes.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;"> </span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">À lire dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">L’An
02</em>, la revue que j’anime, le dossier « Ogres et sorcières. Autres
regards sur la société technicienne », n°3, hiver 2012-2013, dont un
<a href="http://www.lan02.org/2013/05/entretien-starhawk/">entretien inédit
avec Starhawk</a>. Et n°7 (printemps 2015, en vente courant avril), chroniques
de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Caliban et la sorcière</em> de
Silvia Federici et <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Plaidoyer pour
l’herboristerie</em> de Thierry Thévenin.</span></p>Le continuum du male entitlementurn:md5:ce869e849c14df6706d05dd762dc548a2014-09-07T19:24:00+02:002014-09-08T16:50:23+02:00AudeTextesAmérique du NordFéminismeGenreLibéralisme<span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Colette
Guillaumin, dans un article sans complaisance (« Pratique du pouvoir et
idée de Nature (1). L'appropriation des femmes », <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Questions féministes</em> n°2), parle de
l’« accaparement » des femmes par les hommes dans l’idée de
bénéficier de services sexuels, domestiques ou reproductifs. Vous aurez reconnu
la putain, la servante et la maman. Le texte date de 1978, à peine treize ans
après que les femmes ont conquis le droit de travailler ou d’ouvrir un compte
bancaire sans demander à leur mari, et alors que le viol conjugal n’est pas
encore reconnu comme tel. Quand on s’aime un jour, on doit dire oui tous les
jours… Seules des violences « graves et répétées » (attention à la
conjonction de coordination) peuvent être considérés comme des torts. Pour le
reste, on aura compris que le mariage était un système de mise à disposition de
l’un-e à l’autre, soit dans la pratique des femmes aux hommes.</span> <p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"><br /></span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Cette logique patriarcale où un homme s’assure le bénéfice de sa
relation avec une ou plusieurs femmes, quel qu’en soit le mode (conjugal,
filial, etc.) fait partie d’un droit plus diffus que tous les hommes peuvent
être tentés de s’arroger sur toutes les femmes, un droit que les féministes
anglophones ont appelé le <em style="mso-bidi-font-style: normal;">male
entitlement</em> – et je crois qu’au Québec on peut parler de « dû ».
Quand l’inconnu vous aborde dans la rue comme si vous n’attendiez que lui et
son avis sur votre physique, lui s’imaginant que vous êtes un objet qui tourne
autour de sa personne… alors que c’est le contraire. Quand il faut dire au
copain qu’il ne doit pas vous prendre pour acquise, ce qui après tout n’est pas
une découverte : vous n’aviez pas fait mystère de votre humanité. Quand votre
voisin dans les lieux publics mord sur votre espace personnel pour s’aérer
l’entre-jambes ou parce qu’il est doté de coudes – et pas vous. Quand il faut
faire des pieds et des mains pour arriver à faire entendre un
« non », et pas seulement dans un contexte de drague mais dans
n’importe quelle relation où il est entendu que vous devez consentir, au pire
céder à l’argumentaire, à la ténacité ou au passage en force. Toutes ces
relations partent du principe acquis de notre disponibilité.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Dans le domaine des relations non-sexuelles, c’est la manière si
féminine (« vous avez quelque chose contre la féminité ? ») dont
nous allons être là pour écouter, soigner, divertir. Être là et pas ailleurs.
Nous sommes les premières à nous flageller les unes les autres quand nous ne le
sommes pas, disponibles : « égoïste », « tu ne penses qu’à
toi ». Conseils familiaux, amicaux et professionnels castrent les femmes,
les culpabilisent, s’attaquent à leurs exigences pour leur faire rejoindre le
niveau acceptable. La peur de déplaire et de vivre seule le restant de ses
jours, la peur de l’hostilité et de la montée en agressivité font le reste chez
beaucoup d'entre nous. Voilà qui rend difficile de poser des
limites.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Ayant passé deux ans à être prise pour acquis par un groupe
d’hommes, je me demande si je pourrai un jour m’en remettre. J’imagine alors le
sort plus dur d’autres femmes, abusées sexuellement ou qui se réveillent après
des décennies de service couronnées d’ingratitude... L’amertume qui est la
nôtre à la sortie de relations inégales (alors qu’on croyait l’amour, l’amitié
ou la posture militante au-dessus de ces détails), la rage d’avoir parlé,
demandé, voire exigé, sans que nos mots signifient autre chose qu’un bruit de
fond, parfois pénible. Objet ou éternelle mineure, nous avons été niées au plus
profond de nous-mêmes, dans un total irrespect, n’engageant aucune réciprocité.
« C’était ton choix », nous dira-t-on si on nous fait enfin l’honneur
de répondre, ou bien « Ah non, à proprement parler tu t’auto-exploites [et
qu’importe que ce soit à mon profit] ». Comme si l’adhésion à des rôles
sociaux désavantageux était à proprement parler un choix.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Certaines personnes bénéficiant d’un peu de notoriété font état
d’un phénomène où, leur bouille étant familière, on peut d’emblée être familier
avec elles. Des personnages publics. Imaginez une femme publique. La définition
des femmes sur lesquelles tout le monde a des droits est une lutte féroce.
Repoussoir pour les femmes, pour qui il est l’un des deux écueils de
l’injonction paradoxale (pas séduisante/un peu pute), le statut de prostituée
peut leur tomber dessus au gré des accès de courtoisie de parfaits inconnus.
Autant parler de condition féminine. Est-ce que le statut que les dominants
souhaitent accorder aux dominés peut être favorable à ces
derniers ?</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Des débats sur la prostitution, le <em style="mso-bidi-font-style: normal;">male entitlement</em> sort formalisé.
L’accès au sexe désiré devient un droit de l’Homme… tout le monde a droit à une
sexualité épanouie, non ? Qu’importe que ce droit de l’individu se réalise
à travers la sujétion d’autres, venant de classes dominées (femmes, pauvres et
souvent migrantes) et soit exercé par des dominants (hommes solvables). Dans
des discours libéraux-libertaires où l’on entend à tour de bras l’appel à la
reconnaissance de la vulnérabilité, la compétition est rude pour établir celle
qui obligera <strong>(1)</strong>. Et retour à la case départ, puisque c’est
<a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/On-ne-prete-qu-aux-riches">la vulnérabilité la mieux armée</a>
(!) pour réclamer qui obtiendra gain de cause. Énième abdication à la
« démocratie libérale », ce système où l’on est plus habitué <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Des-droits-et-des-devoirs">à faire valoir des droits individuels
grossièrement définis qu’à être à la hauteur de ses devoirs</a> (comme c’est le
cas dans des sociétés traditionnelles) ou à faire circuler les obligations
réciproques.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">L’un des arguments les plus pathétiques en faveur de la
reconnaissance sociale de la prostitution tient à son rôle supposé dans la
baisse de la violence contre les femmes : « comme ça on arrêtera de
violer », question de mécanique des fluides. Les chiffres semblent
indiquer le contraire, que quand il est acceptable de prendre certaines femmes
comme moyen de sa satisfaction, toutes perdent un peu de leur intégrité et les
violences augmentent au contraire significativement <strong>(2)</strong>. Si
les femmes autochtones sont particulièrement vulnérables à la violence dans les
villes-champignons du grand Nord canadien ou du Dakota, où ingénieurs et
techniciens mâles exploitent à fond les ressources naturelles pour le compte de
grosses compagnies, est-ce dû au manque de potentielles partenaires sexuelles
ou au caractère autochtone, donc d’autant plus négligeable, des femmes en
question ? C’est peut-être que les violences contre les femmes n’ont pas voir
avec la quantité de frustration sexuelle accumulée dont un paluchage ne saurait
venir à bout, mais avec l’image sociale des femmes et aux droits acquis sur
elles.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Quand la frustration sexuelle sert d’argument pour exiger l’accès
au sexe des femmes, il devient nécessaire de prendre le mal à la racine et
d’interroger ce <em style="mso-bidi-font-style: normal;">male entitlement</em>
en tant que tel, plutôt que de se satisfaire que les femmes en questions seront
rémunérées. Car de droit à la sexualité, déjà problématique, on passe à
l’exigence de services sexuels sur mesure. Ainsi peut-on gloser sur l’origine
des nouvelles exigences masculines en matière de sexualité, et penser qu’elles
ne viennent pas <em style="mso-bidi-font-style: normal;">automatiquement</em>
de la culture porno mais le fait est que « la plupart des sexologues […]
témoignent d’une recrudescence de désaccords au sein des couples, en
particulier à propos de la sodomie » <strong>(3)</strong>. En clair :
il est devenu courant de prendre la sexualité non pas comme un terrain de
rencontres dans un respect réciproque mais comme une série de services, dans
une gamme toujours plus étendue, à se faire rendre par les femmes et à leur
demander quand ils ne sont pas offerts <strong>(4)</strong>, les refus donnant
lieu à des conflits et à de la violence.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Ce « dû » est fondateur dans la culture du viol et dans
d’autres attitudes violentes. On n’est jamais plus violent que quand est refusé
ce qui est dû, pas ce qui donnait lieu à de simples espérances. C’est à ce
prisme du <em style="mso-bidi-font-style: normal;">male entitlement</em> qu’il
faut interpréter les crimes de haine à l’encontre des femmes, compagnes sur le
départ ou inconnues. « [Elliott] Rodger enrageait tellement de ne pas
avoir reçu ce qu’il méritait, en tant qu’homme – l’accès sexuel aux femmes –
qu’il a tué » : les féministes ont vu un cas emblématique de
<em style="mso-bidi-font-style: normal;">male entitlement</em> dans les
meurtres perpétrés par le jeune Californien et qu’il justifiait ainsi :
« C’est au <em style="mso-bidi-font-style: normal;">college</em> que tout
le monde fait l’expérience de choses comme la sexualité et le plaisir. Mais
moi, toutes ces années, j’ai moisi dans la solitude. C’est injuste. Vous les
filles, vous n’avez pas été attirées par moi. Je ne sais pas pourquoi vous
n’avez pas été attirées par moi. Mais je vais vous punir pour ça. C’est une
injustice, je ne sais pas ce que vous n’avez pas vu en moi »
<strong>(5)</strong>. J’ai le droit d’avoir un accès sexuel à des femmes, si je
ne l’ai pas c’est le droit qui est bafoué : c’est <em style="mso-bidi-font-style: normal;">injuste</em>.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Du banal tirage sur la corde de notre complaisance au viol ou au
meurtre, dans un continuum sordide, sommes-nous, femmes et hommes, à l’abri du
<em style="mso-bidi-font-style: normal;">male
entitlement</em> ?</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">La vulnérabilité de trop de femmes, cette incompétence à faire
valoir le respect de notre intégrité et à affirmer assez fort nos besoins,
n’excusent aucune prédation. Il n’y a pas, quoi qu’en disent les <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Contre-le-masculinisme">masculinistes</a>, de responsabilité partagée
dans l’abus. <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Feminisme-pourquoi-tant-d-interet">Être
proféministe aujourd’hui</a>, ce n’est pas s’indigner devant les sorties d’Éric
Zemmour, c’est s’interdire de prendre les femmes pour acquises, s’assurer de
leur consentement (pas seulement de leur acceptation) dans tous les champs de
la vie. Être proféministe aujourd’hui, ce n’est pas ne pas frapper, ne pas
violer, ne pas tuer. Il faut s’attaquer en profondeur à l’imaginaire de
disponibilité des femmes. Ne pas se faire envahissant. Se demander où est notre
intérêt, ce qui suscite notre désir. Ces « non » qu’on s’interdit de
dire, les entendre en étant attentif aux répugnances comme aux manques
d’enthousiasme. Parce que ce n’est pas notre choix de dire oui, c’est
l’adhésion contrainte à un rôle social, dans ce système impitoyablement
asymétrique qu’on appelle le patriarcat.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"> </span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"> </span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">(1) « La prostitution, c’est aussi un vieux monsieur qui a
besoin de tendresse, un jeune qui veut apprendre comment donner plus de plaisir
à son partenaire, un homme handicapé qui vit dans l’isolement social, ou bien
un homme qui ne répond pas aux critères de beauté de notre culture et qui n’a
pas les habilités nécessaires en matière de séduction. » Viviane Namaste
dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Le Devoir</em> du 9 juin 2014 n’a
pas un mot pour les femmes, moches, pauvres, vieilles ou inadaptées, qui font
ceinture.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">(2) Les violences sexuelles au Nevada, état qui autorise la
prostitution (en milieu rural), sont deux à cinq fois plus élevées selon les
sources que dans les autres états américains.</span> Melissa Farley, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Prostitution and Trafficking in Nevada: Making
the Connections</em>, Prostitution Research & Education, San Francisco,
2007.</p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">(3) <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/%20http://www.metronews.fr/blog/ovidie/2013/08/21/les-deux-conseils-sexo-que-me-demandent-les-hommes/">
Ovidie</a>, 21 août 2013</span><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">(4) Une enquête sur la sexualité des adolescent-e-s fait état du
fait que la sodomie hétérosexuelle est dans cette classe d’âge « souvent
douloureuse, dangereuse et marquée par la contrainte, en particulier pour les
femmes », avec des jeunes hommes qui pensent devoir persuader, jusqu’à
recourir au viol, des partenaires qui se refusent. Les motivations principales
sont les images pornographiques et la compétition entre
hommes. </span><a href="http://bmjopen.bmj.com/content/4/8/e004996">“Anal
heterosex among young people and implications for health promotion: a
qualitative study in the UK”, C. Marston et R. Lewis</a>. <span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Qu’il s’agisse ici de sodomie
me rappelle que c’est justement un terrain où la liberté sexuelle, la joie
d’expérimenter de nouvelles choses… s’arrêtent pile aux portes de l’anus de
l’homme hétérosexuel, sanctuaire interdit de pénétration. Lire à ce sujet
<a href="http://gendertrouble.org/article195.html?lang=fr">« De la sodomie
en régime hétéro-patriarcal »</a>, Tchak, 11 février 2014.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;">(5) Meghan Murphy cite Elliot Rodger dans
<a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/%20http://rabble.ca/blogs/bloggers/feminist-current/2014/05/male-entitlement-begets-male-entitlement-on-elliot-rodger-mi">
“Male entitlement begets male entitlement: On Elliot Rodger, misogyny and the
sex industry”</a>, 25 mai 2014.</p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"> </p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"> </p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><strong><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Quelques textes en vrac sur le <em style="mso-bidi-font-style: normal;">male entitlement</em></span></strong></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">« On ne doit des relations sexuelles à personne. Ni parce
qu’ils sont gentils, ni parce qu’ils sont dominateurs, ni parce qu’ils sont
manipulateurs, ni parce qu’ils sont attirants, en encore moins simplement parce
qu’ils sont un homme. »</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><a href="http://everydayfeminism.com/2013/01/male-sexual-entitlement-hurts-everyone/"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">http://everydayfeminism.com/2013/01/male-sexual-entitlement-hurts-everyone/</span></a></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"> </span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">« En tant que socialiste, je suis entièrement d’accord avec
l’idée que toutes sortes de choses nous sont dues : de l’air pur, de la
nourriture, un abri, des soins médicaux, etc. Mais je ne suis pas d’accord avec
l’idée que des relations sexuelles sont dues aux hommes. »</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><a href="http://francoistremblay.wordpress.com/2012/07/26/the-male-sense-of-entitlement-to-sex/">
<span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">http://francoistremblay.wordpress.com/2012/07/26/the-male-sense-of-entitlement-to-sex/</span></a></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"> </span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">« La plupart des hommes pensent pouvoir se faire juges des
femmes. Ça commence tôt. C’est renforcé par les médias. Par l’idée que les
corps de femmes et tout le reste sont exposés à l’attention des hommes. Et pas
pour elles-mêmes ou pour les autres femmes. »</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><a href="http://fatbodypolitics.tumblr.com/post/19857749358/re-resisting-male-entitlement">
<span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">http://fatbodypolitics.tumblr.com/post/19857749358/re-resisting-male-entitlement</span></a></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"> </span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">À un homme qui n’a pas de relations sexuelles « on ne
demande pas de travailler sur son look ou sa façon d’être. Il s’assied et il
chouine sur sa gentillesse et le fait que les femmes n’aiment pas les gars
sympa. (Pendant ce temps, les femmes qui n’ont pas de relations sexuelles ou
affectives sont sommées de se remettre en question et de se demander ce
qu’elles ont loupé). »</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"><a href="http://thehathorlegacy.com/rape-culture-and-male-entitlement-to-sex/">http://thehathorlegacy.com/rape-culture-and-male-entitlement-to-sex/</a></span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"> </span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">La plus forte indépendance des femmes leur permet de ne pas se
plier aux désirs masculins. « D’où l’intérêt pour les femmes plus jeunes,
économiquement vulnérables ; d’où l’intérêt pour des épouses commandées
par correspondance. D’où les attaques misogynes contre les femmes indépendantes
et les institutions (l’université, le marché du travail, le système politique)
qui tentent d’encourager cette indépendance. »</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><a href="http://www.hugoschwyzer.net/2012/04/18/feminism-made-women-too-picky-male-entitlement-male-rage/">
<span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">http://www.hugoschwyzer.net/2012/04/18/feminism-made-women-too-picky-male-entitlement-male-rage/</span></a></p>
<br />
<br />
« Les hommes ont le droit de vous parler n’importe quand, dans n’importe quelle
situation, n’importe où… point final. »<br />
<br />
<a href="http://www.singleblackmale.org/2013/12/20/male-entitlement-mans-right-holla/">http://www.singleblackmale.org/2013/12/20/male-entitlement-mans-right-holla/</a><br />
<br />
<br />
<br />
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><a href="http://d1o2xrel38nv1n.cloudfront.net/files/2014/07/owesex.jpg"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"><img alt="" src="http://d1o2xrel38nv1n.cloudfront.net/files/2014/07/owesex.jpg" /><br /></span></a></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"> </span></p>Vaches, cochons, poulets et TAFTAurn:md5:57bc1884aaf5efbe6dd3cd6f041dd3ff2014-06-11T00:20:00+02:002014-06-11T00:20:00+02:00AudeReportagesAgricultureAmérique du NordEnvironnement<p class="MsoNormal" style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">C’est la course aux aliments les plus
efficaces pour permettre aux bêtes de grossir vite et à moindre frais. Mon
premier contient « 25 à 50 % de protéines brutes et de 55 à 60 % de
substances nutritives digestives, le tout sur matière sèche, et est riche en
minéraux essentiels ». Il s’agit de l’excrément de poulet, défendu dans
une étude pour la <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Food and Drugs
Administration</em> américaine en 2001 par deux chercheurs de l’université de
Virginie (voir <a href="http://www.fda.gov/ohrms/dockets/dailys/01/Nov01/110501/ts00014.doc">« Utilisation
of Poultry Litter as Feed for Beef Cattle »</a>). Vache folle oblige, et
car les poulets eux-mêmes sont nourris aux restes de bovins, en 2003 la FDA
interdit la pratique pour l'alimentation bovine… pour l’autoriser de nouveau
sous la pression de l’industrie. Seule précaution, puisque « les
excréments de poulet sont une source potentielle de micro-organismes
pathogènes » (rappel : on parle toujours de caca, bien que de caca
alimentaire), « les excréments devraient être traités avant d’être donnés
à manger ».</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">Mon second est riche en kératine, une
autre protéine : la farine de plumes. Encore une fois, l’industrie de
production animale recycle ses déchets, comment lui en vouloir ? Seule
ombre au tableau, sans compter votre grimace : à force de recycler, on obtient
une accumulation de matières toxiques. Vous n’en aviez pas mangé la première
fois ? Une étude de 2012 coordonnée par un chercheur de la John
Hopkins University parle de « réentrée de produits pharmaceutiques […]
dans la chaîne alimentaire » (<a href="http://pubs.acs.org/doi/abs/10.1021/es203970e">« Feather Meal: A
Previously Unrecognized Route for Reentry into the Food Supply of Multiple
Pharmaceuticals and Personal Care Products »</a>) et dresse une liste
inquiétante d’antibiotiques, hormones et autres substances chimiques de
synthèse.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">Et mon troisième, pour aider la
digestion des bestiaux, se présente sous forme de fibres. Mais on a trouvé
mieux que les végétaux pour l’« optimisation de la rumination »
(<em>sic</em>). Les brevets se sont multipliés sur les fibres
artificielles, des polymères. Ici encore, aucune révélation, la pratique a des
années et la consultation de brevets d’<em>artificial roughage</em> <a href="http://www.freepatentsonline.com/3976766.html">comme celui-ci</a> est possible
sur la toile.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">En 2009, des associations de
consommateurs et de défense du bien-être animal montent une pétition auprès de
la FDA contre l’utilisation des excréments de poulet dans l’alimentation bovine
et arguent de son interdiction au Canada, en Australie, en Nouvelle Zélande et
dans l’Union européenne (<a href="http://www.motherjones.com/environment/2013/12/we-feed-cows-chicken-poop">« We
Feed Cows Chicken Poop »</a>, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Mother Jones</em>, décembre 2013). Sans
succès.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">Si vous vivez dans ces derniers pays,
mon tout n’est pas encore dans votre assiette. Mais les traités de libre
échange que Barack Obama promeut au-delà des deux océans, Atlantique et
Pacifique, avec chez nous le soutien de <a href="http://ec.europa.eu/commission_2010-2014/degucht/">Karel De Gucht</a> et de la
commission européenne, mettront ces plats au menu, au nom de la
concurrence libre et non faussée. Notre industrie de production animale n’était
déjà pas un modèle en matière sanitaire et environnementale, mais voici qu'elle
sera bientôt dépassée sur les linéaires des supermarchés par plus rentable
qu'elle. Bon appétit !</span></p>
<p class="MsoNormal" style="margin: 0in 0in 8pt;"> </p>
<p class="MsoNormal" style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">Le point <a href="http://www.motherjones.com/tom-philpott/2013/05/7-dodgy-foodag-practices-banned-europe-just-fine-here">
ici, daté de mai 2013</a>, sur des pratiques autorisées aux USA et
interdites dans l'UE.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="margin: 0in 0in 8pt;"><span lang="FR" style="mso-ansi-language: FR;">Et ici pourquoi je ne vais pas pour
autant promouvoir le végétarisme, une <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Un-solutionnisme-ecolo-alternatif"></a><a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Un-solutionnisme-ecolo-alternatif"></a><a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Liberer-les-animaux-ou-vivre-avec">solution sommaire</a>.</span></p>A qui de nous faire préférer le train ?urn:md5:0a5dbcf03585323d6c75e28c292305002014-03-03T10:48:00+01:002014-03-06T14:39:51+01:00AudeTextesAmérique du NordEnvironnementTechniqueVéloÉcologie politique<p>Même aux USA, pays du libéralisme économique, il est possible de prendre le
train à des prix qui ne font pas dresser les cheveux sur la tête. Et
heureusement, car si les cars <strong>(1)</strong> Greyhound ont une belle
réputation, que l'on doit à des films hollywoodiens comme <em>Macadam
Cowboy</em>, il faut revoir ce film et les autres avec un peu moins de
paillettes dans les yeux : le Greyhound, c'est pour les pauvres et
tou-te-s celles qui ne peuvent pas faire le trajet en avion. L'imaginaire
américain prétend que vous aurez de fortes chances de faire le voyage
(interminable) aux côtés d'une personne malodorante et/ou en grande détresse.
Au Canada, un voyageur a ainsi fini son trajet la tête coupée par son binôme de
car (faut dire que c'est long). Le plus grand désagrément que j'aie connu,
c'est de faire les deux heures entre Seattle et la capitale de l'état dans un
car aux vitres tellement crades que je n'ai pas pu voir le Mt Rainier de plus
près. Ah, oui, et la demi-heure de queue avec un vigile grossier qui nous a
demandé d'ouvrir nos bagages à main pendant qu'il commentait le contenu – des
bagages des passager-e-s du wagon à bestiaux précédents. C'est le genre
d'expérience qu'on apprécie d'avoir fait, mais qui ne vaut pas la peine d'être
répétée.</p> <p><img title="pdx_unionstation.JPG, mar. 2014" style="margin: 0 auto; display: block;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.pdx_unionstation_m.jpg" /><em>Portland Union Station</em></p>
<p>D'autant que les trains sont formidables. Pas de trains régionaux, il n'y a
plus (en-dehors du nord-est du pays et de deux zones plus denses) que la
dizaine de trains de légende qui sillonnent le pays en plusieurs jours et qui
partent chaque jour à la même heure. Il y a peu de nœuds ferroviaires sur la
côte Ouest, les gares ont deux quais, les trains passent dans deux directions.
A Portland (Oregon), d'où l'on peut aller au nord (Seattle, Vancouver au
Canada), au sud (Sacramento, Oakland) mais aussi à l'est (Chicago), l'édifice
cossu et les trois directions témoignent d'un temps où la ville était la
capitale du Nord-Ouest américain, avant l'essor de Seattle. A la gare
d'Olympia-Langley (Washington), ce sont des vieilles dames aux cheveux bleus
qui gèrent. Elles font partie d'un groupe de <em>train nerds</em> qui a réussi
à reconstruire la gare sur des fonds privés. Le chef de gare est payé par
Amtrak mais elles sont bénévoles, ainsi que des dizaines d'autres. Autres
souvenirs, la nuit passée entre Portland et Sacramento : le soleil se
couche au moment où le paysage devient intéressant, et pas moyen de choisir un
autre horaire. Ou le Reno-Sacramento, qui suit le parcours de flumes
<strong>(2)</strong> comme dans Lucky Luke et où des retraité-e-s d'Amtrak
commentent au micro le paysage sans oublier de mentionner l'expédition Donner,
prise dans les glaces hivernales de la Sierra Nevada et contrainte au
cannibalisme. Moins sauvage, la dernière étape du Chicago-Portland. Un dimanche
matin, nous sommes trois sur ce qui n'est pas même un quai, et le contrôleur
m'appelle par mon nom en me prenant mon bagage (c'est magique, mais c'est parce
que je suis la dernière des trois et qu'il a nos réservations et nos noms sur
sa feuille de route). Dans le train, de larges sièges, une vaste allée, et des
voyageurs/ses endormi-e-s, dont quelques-un-e-s sont dans le train depuis
Chicago : les couchettes sont hors de prix, particulièrement si on ne
voyage pas à deux puisqu'il faut réserver une cabine entière. Comme dans <em>La
Mort aux trousses</em>, en moins luxueux.</p>
<p>Le train, c'est un mythe américain. L'arrivée du train marquait la fin du
temps des pionnier-e-s, le début d'une emprise coloniale effective, garantie
par l’État et le Capital. Aujourd'hui le train n'est plus rien, même si les
écolos américain-e-s espèrent un second souffle dans les aires urbaines plus
denses : Seattle-Portland, Sacramento-San Francisco-Los Angeles devraient
à les entendre s'équiper en train à grande vitesse, comme Boston-New
York-Washington où circule l'Acela Express, un train qui ne connaît que la
<em>business class</em> <strong>(3)</strong>. La grande vitesse serait-elle le
renouveau du train ?</p>
<h2>Le TGV, l'ennemi du train</h2>
<p>En Europe, on peut désormais dire que la grande vitesse est plutôt l'ennemie
du train, comme on le lira dans <a href="http://carfree.free.fr/index.php/2013/12/19/la-grande-vitesse-est-en-train-de-tuer-le-reseau-ferroviaire-europeen/">
l'excellent article de Kris De Decker consacré à la question</a>. L'allocation
de budgets prioritairement sur les lignes à grande vitesse, pendant trente ans,
a mis à mal le transport inter-cités et s'est alliée avec l'avion <em>low
cost</em> pour le déclin du train de nuit. Le régional doit de n'avoir pas
périclité à la générosité des conseils régionaux, sommés de payer pour faire
circuler les TER. L'équipement en LGV est ruineux, jamais compensé par la
circulation des hommes (et femmes) d'affaires. Avec des billets de plus en plus
coûteux, et plus coûteux que dans les autres pays européens, le train en France
a de plus en plus l'image (méritée !) d'<a href="http://blogs.mediapart.fr/blog/julien-milanesi/080211/qui-utilise-le-tgv">un
moyen de transport réservé aux riches</a>, quand les étudiant-e-s
désargenté-e-s surfent à la recherche du meilleur prix pour leurs trajet en
avion, ou que beaucoup d'usager-e-s se tournent vers la voiture, en covoiturage
entre proches ou avec des inconnu-e-s rançonné-e-s sur Internet
<strong>(4)</strong>. La SNCF, désormais acculée par les redevances excessives
de Réseau ferré de France (RFF), pense pouvoir faire machine arrière. On espère
sans trop y croire.</p>
<p><img title="carte_trains_s-o.JPG, mar. 2014" style="margin: 0 auto; display: block;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.carte_trains_s-o_m.jpg" /><em>Gare St Jean à Bordeaux, la carte de la
compagnie des Chemins de fer du Midi</em><br />
<br />
En attendant, elle nous propose elle aussi... de prendre la route ! Sa
filiale IDBus vous emmènera sur les lignes les plus fréquentées de la
SNCF : entre Paris et le nord, Paris-Lyon et l'Italie, et en PACA jusqu'en
Italie. Pour le prix d'un prem's Paris-Lille, vous aurez le plaisir de voir
filer les TGV depuis l'A1. Rappelons les faits : la France s'est équipée
depuis la moitié du XIXe d'un réseau ferré qui jadis innervait le territoire
comme des vaisseaux sanguins. Et peu à peu, elle les a taris. La carte des
Chemins de fer du Midi (voir ci-dessus : tous les traits sont des lignes de
train), pour touffue qu'elle nous semble, propose un état du réseau déjà en
voie de dédensification. Nous avons construit un patrimoine, et puis nous
l'avons détruit.</p>
<p>Même s'il ne faudra pas oublier de créditer la SNCF de stratégies imbéciles,
il est nécessaire de rappeler que ce déclin est dû à la bagnole, au plaisir
qu'on peut avoir de réserver 500 euros sur son budget mensuel pour un objet qui
nous permettra de partir pile quand on voudra, de se curer le nez en toute
intimité et de ne jamais louper le coche (encore qu'on pourra arriver en retard
à cause des embouteillages). L'invention la plus stupide de tous les temps
oblige chacun-e à s'équiper à grands frais en ne permettant plus de circuler
exclusivement en transports en commun. Elle est également moins sûre et
responsables de nombreux décès (qui ne nous indignent plus maintenant que les
chiffres baissent, mais c'est l'une des plus grandes meurtrières du XXe siècle
et dans les pays du Sud elle reste l'ennemi public n°2 derrière la
diarrhée).<br />
<br />
Alors que le train est plus efficace sur le plan énergétique, avec moins de
frottement qu'un pneu sur l'asphalte, et la possibilité de transporter plus de
mille passager-e-s d'un coup, le car est désormais plus économique malgré tous
ses défauts : il est déjà plus gourmand en travail humain (un chauffeur et deux
hôtes au départ, pour cinquante passager-e-s maximum, à comparer avec le
conducteur du train, quatre contrôleurs/ses et le travail en gare pour deux
rames bien remplies). Quant aux redevances de RFF, les sociétés d'autoroute en
perçoivent elles aussi. Mais les autoroutes (<a href="http://blogs.mediapart.fr/blog/julien-milanesi/171013/autoroute-a65-le-reel-parle-les-masques-tombent">à
l'exception des dernières, construites sur les lubies de barons locaux</a>)
sont plus utilisées, donc plus rentables. Plus le train déclinera et plus le
train déclinera.<br />
<br />
Sans être une dingue de trains, je vois dans cet outil la seule possibilité
d'aller sans peine, à un moindre coût environnemental. Le train fait partie de
mon paysage idéal au même titre que le vélo en ville. Si aujourd'hui il est
menacé, il faut lui chercher d'autres modèles économiques <strong>(5)</strong>
et d'aménagement du territoire, une fiscalité avantageuse, et des outils de
déprise de ce qu'on appelle la dépendance automobile <strong>(6)</strong>. En
nous libérant de la bagnole, les politiques publiques de développement durable
seraient-elles capables, enfin, de concilier écologie et liberté ?</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><img title="liber-t.JPG, mar. 2014" style="margin: 0 auto; display: block;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.liber-t_m.jpg" /><em>« La voiture, c'est la liberté » G.
Orwell (il paraît)<br /></em></p>
<p><strong>Lire sur le même sujet <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/84-h-de-train">« Quatre-vingt-quatre heures de
train »</a>.</strong></p>
<p>(1) J'apprends un jour qu'on dit <em>bus</em> pour le transport de
passager-e-s en ville, avec des espaces de circulation plus vastes, et
<em>car</em> pour les véhicules qui font s'asseoir tout le monde sur une
cinquantaine de sièges.</p>
<p>(2) Ce sont des canaux en bois qui font circuler l'eau. Quand ils sont
gelés, on s'aperçoit de leur manque d'étanchéité : des stalactites de
glace s'en échappent.</p>
<p>(3) Merci au <a href="http://seat61.com/UnitedStates.htm">passager du siège
61</a> grâce à qui vous aurez des infos sur tous les trains du monde.</p>
<p>(4) La manne est partagée : 11 % du prix consommateurs/rices en
moyenne pour le site web leader du marché et le reste, quand la destination est
populaire et la voiture pleine, peut justifier que le conducteur, s'il fait le
trajet plusieurs fois par semaine, s'équipe d'un monospace pour maximiser ses
profits.</p>
<p>(5) Attention à la gratuité, qui peut favoriser l'étalement urbain jusqu'à
100 km des grandes villes, 250 pour Paris !</p>
<p>(6) Frédéric Héran, <a href="http://carfree.free.fr/index.php/2007/10/25/de-la-dependance-automobile/">« De
la dépendance automobile »</a>.</p>La colocurn:md5:48cfeddba37db966ca7d4f4443d929102014-01-01T12:59:00+01:002014-01-03T20:16:25+01:00AudeTextesAmérique du NordDécroissanceGenreLibéralisme<p>« Plus écolo que moi, tu meurs ! », c'était la devise de la
coloc. Pendant plus d'un an, j'ai embrassé cet objectif de vie comme on devient
chevalier : c'est pas marrant tous les jours, mais on sait pourquoi on est
là, <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Game-of-Thrones-feministe">pour garder le mur et préserver
le royaume des Sept Couronnes d'une invasion septentrionale</a>. Et sauver la
planète. La coloc, c'est un mode de vie qui permet de mettre en commun des
ressources matérielles pour ne pas les gaspiller. De l'espace, puisqu'on peut
être aussi à l'aise avec 25m2 par personne qu'on le serait seul⋅e avec 40m2. De
l'énergie, puisqu'on ne chauffe au final que 25m2 par personne et qu'on ne fait
qu'une popote plus efficace. Des objets, tant et tant : mobilier (les
canapés du salon – oui, parce qu'en coloc on a des salons assez grands pour y
mettre deux canapés, voir ci-dessus), vaisselle et matos de cuisine (ce qui
peut-être intéressant quand on a de toute façon décidé de bien s'équiper,
<a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Une-autre-cuisine-DIY-est-possible">voir mon billet sur DIY et
cuisine</a>), frigo, etc. Ah non, pas frigo, parce que nous c'était une coloc
écolo.</p> <h2>Le frigo écolo</h2>
<p>Nous avions la chance d'avoir un espace de passage, un sas entre dedans et
dehors, non-chauffé, et un gentil papa pour l'équiper d'étagères. L'hiver il y
faisait 8°, alors à quoi bon allumer un frigo ? A Paris, dans des
immeubles des années 20 on voit encore des dispositifs assez intelligents qui
consistent à ménager un espace de ce type, sous la forme d'une boîte
(garde-manger) en-dessous d'une fenêtre (celle de la cuisine) : de dehors
on reconnaît des trous pour laisser passer l'air, de dedans on ne voit plus
rien car la plupart de ces boîtes ont été closes. Et c'est bien dommage quand
on pense à tous les efforts qui sont faits dans les maisons pour reproduire les
températures dont on dispose gratuitement dehors pendant la moitié de l'année.
Le plus ridicule étant que la plupart des ménages s'équipent d'un frigo à la
taille de leurs besoins très spécifiques entre le 24 et le 26
<em>décembre</em>. Sans architecture adaptée, il n'est pas si évident de
trouver de bonnes conditions de conservation : un espace abrité pour ne
pas geler, propre, et à l'accès relativement facile. Les premières semaines,
les gros sacs dans lesquels nous entassions notre nourriture ne satisfaisaient
pas les deux derniers critères. Les étagères, à condition de les entretenir un
peu, oui (j'en vois qui font la gueule en pensant à de la bouffe à l'air libre,
mais moi c'est à l'air libre dans un frigo de coloc qui me fait peur... il faut
tout mettre dans des contenants fermés). 8°, c'est très honnête. Moins que les
4 ou 5° d'un frigo, mais nous n'avions jamais rien perdu et nous allions faire
des courses fréquemment puisque nous avions tout à portée de vélo. Sauf la
viande bio et le lait et les yaourts paysans, auxquels nous n'avions accès que
sur le marché du samedi. Le lait cru, il tenait deux-trois jours, pas moins que
dans un frigo, et le carnisme était réservé au week-end (les charcuteries de
notre producteur tenant plus ou moins longtemps, il nous aurait même été
possible d'en réserver certaines à la « soudure » de la fin de
semaine en cas de nécessité vitale de se nourrir de viande chaque jour, ce qui
n'est pas le cas). A partir du mardi nous étions plus sobres et plus
végétarien⋅ne⋅s. 8° donc, c'est parfait, mais les choses se compliquent quand
il commence à faire 13°. Parce que, rappelez-vous, « Plus écolo que moi,
tu meurs ! »</p>
<h2>La chieuse de la coloc</h2>
<p>Imaginez donc les températures qui augmentent inexorablement, et la chieuse
de la coloc (il y en a toujours un⋅e, et ici c'est moi) qui commence à regarder
avec angoisse le thermomètre, spécialement quand tout le monde est dans la
cuisine, pour rapporter d'un air désinvolte « Tiens, aujourd'hui il fait
10° dans le frigo, ça commence à chauffer ». Non, c'est encore bon. Et
finalement le besoin de poser collectivement une limite : à quelle
température va-t-on décider ensemble que ce n'est plus bon ? Car s'il n'y
a pas de régulation au quotidien, de prise en compte informelle des différences
de stratégie, il faut une régulation formelle qu'on appelle « la réunion
de coloc ». Et mes colocs, les réunions, illes en avaient soupé. Mais, à
l'inverse de mes colocs dans d'autres pays, illes n'étaient pas non plus
disposé⋅e⋅s à l'auto-régulation informelle, puisque, rappelez-vous le slogan,
leur mode de vie était le meilleur au monde. C'est le genre de coloc dont on
sort avec une image de soi dégradée, une image de soi en chieuse de la coloc.
Ailleurs, des signes de bonne volonté pour faire le ménage sont perçus comme
des invitations à augmenter le niveau d'exigence collectif et j'ai eu le
plaisir de voir mes <em>housemates</em> américain⋅e⋅s prendre l'occasion de ma
présence pour mieux tenir la cuisine et malgré tout me trouver «
<em>easy-going</em> » ou mes <em>Mitbewohner⋅innen</em> allemand⋅e⋅s regretter
que mon départ l'ait fait baisser. Alors qu'en France, je me suis fait
reprocher de nettoyer les chiottes tous les deux jours...</p>
<p>C'est une chose connue, dans les milieux où l'on se frotte à l'action
collective, que <a href="http://infokiosques.net/spip.php?article2">l'absence
de régulation formelle laisse s'installer des situations violentes</a>, où
ceusses qui savent le mieux prendre prennent, et où les plus généreux/ses
casquent (et on leur dit ensuite que « c'était leur choix », <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/tag/Lib%C3%A9ralisme">voir l'entrée « libéralisme » de ce
blog</a>). Le manque de régulation formelle, l'abandon aux désirs de chacun⋅e
de la distribution de droits, de devoirs et de reconnaissance finit par créer
cette situation où personne n'est en mesure de reconnaître la participation de
l'autre. Dans un sens comme dans l'autre, puisque je nettoyais les chiottes
tous les <em>lundis</em> et que je me suis sentie blessée par l'image de moi en
maniaque qui va les désinfecter après chaque passage (ce que j'ai fait un jour
de gastro et qui semble avoir déterminé un stéréotype tenace). Mais surtout
dans l'autre, puisqu'une colère, un jour, a donné l'occasion à toutes les
frustrations de s'exprimer : « Oui, et bien moi on me sonne toujours
pour réparer ci et ça, et j'en ai marre d'être le directeur technique de la
coloc ! » Une seule engueulade en plus d'un an, et une engueulade
très raisonnable, où chacun⋅e a dit ce qu'ille avait sur le cœur (sauf la
quatrième, absente, c'est ça aussi l'informel) et ensuite on est allé se
coucher, c'est un miracle... un miracle qui doit à la qualité humaine des
colocs en question. Et à ma capacité à gérer ma frustration à l'aide de ce
dispositif qu'on appelle <a href="https://www.youtube.com/watch?v=J6acPEk9HQ4">la langue de pute</a>, la
ressource de ceux et de celles qui ne savent jamais comment mettre une
insatisfaction à l'ordre du jour du collectif – j'ai aussi testé ça dans les
<del>revues</del> assos et ça revient toujours au même, c'est Langue de pute
qui fait violence, et pas l'individu dont deux protubérances gonadiques sont
posées plus ou moins inconsciemment sur la table avec l'effet de faire taire
tout le monde et d'imposer sa volonté.</p>
<h2>Les régimes alimentaires</h2>
<p>Ceci dit, je m'étais promis d'écrire un billet plus drôle. A l'origine, et
encouragée par ma copine Alice qui ne me dit pas la même chose quand je lui
raconte mes accrochages à vélo (vous avez déjà entendu un⋅e cycliste partir sur
ses accrochages à vélo ? on se comprend), j'en aurais fait un scénario comique,
mais j'ai testé et <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Do-it-yourself">je me suis rendu compte que
c'était un métier</a>. Il est donc plus que temps d'aborder la question des
régimes alimentaires. Les régimes alimentaires des écolos, c'est toute une
histoire... Il y a une blague qui court à Berlin : « Tu sais comment
on repère un <em>vegan</em> dans une soirée ? Il te le
raconte ! » Bien sûr, nous avions dans la coloc <em>veganisme</em>
puis <em>freeganisme</em>, végétarisme évidemment, et la fameuse intolérance au
gluten. Pour ma part, je trouve que tenter de se nourrir sans exploitation
humaine, animale et des sols, en payant quelque chose qui ressemble à des prix
décents (c'est compliqué à calculer, puisqu'on paye à côté les primes agricoles
pour faire baisser le prix de la plaquette de beurre et augmenter le moral des
ménages), c'est déjà pas mal de boulot. Mais non, il faut aussi boycotter la
viande de Jacques, Grégory ou Myriam parce ce qu'illes font c'est mââââl.
Passons, <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Liberer-les-animaux-ou-vivre-avec">j'ai parlé de ça le
printemps dernier</a> et à la fin du mois vous pourrez retrouver <a href="http://www.lan02.org/2013/12/numero-en-cours/">un article de Jocelyne Porcher
sur la question dans le n°5 de <em>L'An 02</em></a>. <em>Freegan</em>, c'est
une invention verbale sur le modèle de <em>vegan</em>, alors que le suffixe
-vore aurait tout à fait convenu, pour décrire le fait de se nourrir de bouffe
gratuite, récupérée. Quand on voit ce qui se jette, ça se justifie... mais des
fois non (un brocoli c'est censé être vert, pas jaune, alors quoi bon manger
des légumes s'ils doivent être complètement dénués de vitamines, et s'il n'en
reste que les fibres pour faire caca mou ?). Trêve de chipotage,
l'essentiel c'est que ton régime ait un nom, et c'est encore plus classe si
c'est un nom anglo-saxon.</p>
<p>Et la mode la plus récente, c'était l'intolérance au gluten. Je viens de
rencontrer une personne intolérante au gluten et elle m'a raconté le calvaire
qui a été le sien avant d'identifier le problème : une incapacité à faire
quoi que ce soit après un repas, pas même parler, tellement sa digestion était
énergivore, des maux de ventre et des problèmes digestifs en continu. Ça
justifie qu'on réduise <em>sans aucune exception</em> sa consommation de
céréales au riz, au maïs et au sarrasin (qui n'est pas une céréale). Et comme
ce sont de sacrés plaisirs gustatifs qui disparaissent avec le refus des
céréales panifiables, je ne peux que me réjouir de voir qu'il existe des
boulanger⋅e⋅s qui produisent des pains et des pâtisseries sans gluten. Dans ma
coloc, l'intolérance au gluten a été assumée sous la forme de choix d'acheter
sur le budget commun un très bon pain, moitié plus cher, au petit épeautre (une
céréale contenant <em>peu</em> de gluten). Mais mes colocs ont vite oublié leur
régime tandis que je continuais à m'y plier. L'intolérance au gluten et les
discours sur les farines industrielles dégueulasses et la sélection des
céréales sur ce critère pour faire des baguettes qui gonflent sans peine et ne
nourrissent personne en échange de cinquante centimes chez Auchan avait dû
laisser place à d'autres préoccupations politiques bien plus importantes. Alors
je veux bien, que des gens très occupé⋅e⋅s à se regarder chier tentent
d'éliminer le gluten de leur alimentation. Mais le fait est que quand illes ne
se flattent pas seulement d'adopter un régime à la mode, illes se nourrissent
de <a href="https://fr.globalvoicesonline.org/2013/11/04/156252/">quinoa
bolivien</a> et de <em>teff</em> éthiopien parce que ce sont des céréales sans
gluten... et parce qu'illes ont les moyens économiques de faire du chantage sur
la paysannerie de ces pays pour qu'elle les leur vende (c'est ce qu'on appelle
le marché agricole international).</p>
<p>Et puis, très concrètement, gérer une multitude de régimes dont aucun n'est
une nécessité sanitaire ou un parti pris éthique inébranlable, c'est un
cauchemar de coloc si personne ne prend sur soi. Comme quand une de mes colocs,
qui n'a pas consenti à trier ses 20 g de lardons bio paysans découpés à la
main dans son assiette de potée de choux de Bruxelles, s'est fait cuire ses
choux sur un autre feu, avec tous les bénéfices environnementaux imaginables de
cette mini-popote... et m'a un peu plus tard raconté une sortie au restau avec
son amant et leur menu à base d'andouillette. Ce qui m'amène au dernier point
des délices de la vie de coloc : le mélange des poils de cul morts au fond
de la baignoire et la différence que ça suppose avec le mélange des poils de
cul encore attachés.</p>
<h2>Une question de poils pubiens, donc</h2>
<p>Ce que mon histoire de lardons et de choux de Bruxelles met en jeu, outre ma
croyance dans le fait que les choux de Bruxelles, c'est encore moins bon sans
viande, c'est la différence entre les relations qui se nouent en coloc et en
couple. Certes on ne partage pas en coloc l'intimité d'un lit, l'haleine pas
très fraîche au matin, les odeurs du corps de l'autre. Mais on partage
beaucoup : les moments où l'on n'aurait pas fait l'effort d'aller
rencontrer ses ami⋅e⋅s, le matin qui va avec une relative nudité ou des
réactions proto-humaines (non, moi je suis très en forme et j'écris tous mes
billets le matin), les petites mesquineries et les faiblesses... on apprend
beaucoup plus de ses ami⋅e⋅s quand on a vécu avec illes. Mais il n'empêche
qu'on prend plus sur soi pour vivre en couple que pour vivre en coloc, et on en
reçoit plus de gratifications immédiates et à long terme <strong>(1)</strong>.
Alors qu'est-ce qui fait tenir la coloc, quand on est tenu de partager autant
avec des personnes qui ne font même pas l'effort de mettre vos lardons sur le
côté de l'assiette ? quand rien ne se construit humainement à long terme
(j'ai vu une seule coloc s'installer en co-habitat) ?</p>
<p>Je ne sais pas, mais la coloc française (et écolo ?) m'est devenue
insupportable par la violence de ses échanges informels-sympa et par la même
inaptitude à négocier son mode de vie qu'un George H. Bush. J'y retrouve, comme
dans le milieu associatif, la même certitude que <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/La-Cause-ne-dit-pas-merci">faire pour une bonne cause</a> justifie qu'on
fasse sans soin et sans exigence. Ne pas être doué⋅e pour l'action collective,
c'est une chose, mais ne pas se mettre en mesure de le devenir, c'en est une
autre. Vous n'auriez pas vu passer une annonce pour un studio décent accessible
même quand on est au chômage ?<br />
<br />
<strong>(1)</strong> Encore que, beaucoup de féministes présentent le couple
hétéro comme une mauvaise affaire pour les femmes (double journée de travail
qui n'est pas justifiée par le partage des revenus avec un homme, quand bien
même il gagnerait 25 % à travail égal, beaucoup plus en vrai car toujours
à plein temps et souvent engagé dans des domaines de la vie économique qui
rémunèrent mieux que des domaines « féminins » comme la culture ou le
soin). Je cite souvent Anne-Marie Marchetti dans <em>Perpétuités. Le Temps
infini des longues peines</em>, Plon, « Terre humaine », 2001, qui
remarque que les femmes en détention longue durée ont l'air d'avoir dix ans de
moins et les hommes dix ans de plus.</p>Quatre-vingt quatre heures de trainurn:md5:78fbe0c6b49ead5f986aaff946057e062013-12-21T11:13:00+01:002014-03-03T11:08:49+01:00AudeReportagesAmérique du NordDécroissanceTechnique<p>Passer trois jours et quatre nuits dans un train ? Non seulement c'est
possible, mais c'est même désirable. Récit du plus beau voyage en train du
monde (enfin, que je sache).</p> Toronto, Ontario, huit heures du soir. Dans le hall surdimensionné de la gare
centrale (il y a longtemps que le rail ne fait plus partie des moyens de
transport les plus communs en Amérique du nord), je me prépare à
l'enregistrement de mes bagages, que je retrouverai à Vancouver, Colombie
britannique, trois jours et demie plus tard sur un mini-tapis roulant. Un peu
comme dans l'avion, sans la folie sécuritaire, je prends avec moi un petit sac
avec mon nécessaire de voyage. De quoi me changer deux, trois, quatre
jours ? Une serviette de toilette ? J'hésite un peu, n'ayant aucune
idée des conditions de vie à bord. Même chose pour l'hygiène que pour la
nourriture : dois-je me préparer des snacks ? Pendre des réserves
d'eau potable pour quatre jours ? Beaucoup des précautions que j'ai prises
se sont révélées inutiles : la vie à bord, c'est un long fleuve tranquille
et des conditions de confort extraordinaires. Comme à l'hôtel, on me prête une
petite serviette de toilette et je prends ma douche quand je veux, de
préférence sur des tronçons un peu tranquilles. Je peux également profiter de
nombreux arrêts du train. Voir <a href="http://seat61.com/Canada.htm#Canadian">ici pour les photos de l'aménagement du
train</a>, des cabines pour un⋅e (grand luxe !) ou deux, des couchettes
pour un⋅e (en longueur, assez spacieuses et closes par un rideau qui suffit
pour se sentir à l'aise, deux superposées, celle du haut moins chère mais sans
vue) et même du wagon-restaurant.
<p style="margin-bottom: 0cm">La ligne de 4500 km, à entretenir dans des
conditions climatiques pas faciles (les rails sont chauffés l'hiver pour éviter
le gel) n'est pas doublée et les trains s'y croisent grâce à des voies de
garage où l'un reste à attendre tandis que l'autre se lance depuis des
kilomètres. C'est toujours le train de voyageurs/ses qui cède la priorité au
fret, et l'on peut attendre vingt, trente minutes. Ces attentes, quelques
arrêts (3-4 h à Winnipeg, Manitoba ; 2 h à Jasper, Alberta) et
une vitesse qui reste très modeste nous font voyager en à peine plus de
50 km/h. C'est d'après mon expérience la même moyenne qu'un train
polonais... et c'est beaucoup plus confortable. Trois repas sont servis chaque
jour à bord et le wagon-restaurant ne désemplit pas. Pas moins de trois
services sont nécessaires pour faire manger tout le monde, chacun durant une
heure (on est vite servi) : cela fait neuf heures de service, étalé sur
onze heures. Le personnel est sollicité sur un rythme épuisant et tient la
moitié environ du parcours avant de descendre à Winnipeg, où se trouve la plus
grande communauté francophone à l'ouest du Québec. Ça n'est pas une
coïncidence, car c'est souvent dans cette communauté (sise à Saint Boniface, de
l'autre côté de la rivière rouge) que sont recruté-e-s nos
accompagnateurs/rices, qui doivent être bilingues pour satisfaire aux standards
canadiens.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><img title="dining_car.JPG, mar. 2014" style="margin: 0 auto; display: block;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.dining_car_m.jpg" /><em>La voiture-restaurant</em></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Les repas sont de très bonne qualité, avec même
un peu de choix, et je n'aurai plus l'occasion avant des mois de retrouver en
Amérique du nord une serviette en tissu dans un restaurant. Nous sommes
placé⋅e⋅s par le personnel pour remplir au mieux l'espace et c'est l'occasion
de rencontrer l'un après l'autre chacun des couples vieillissants de la petite
bourgeoisie aisée qui fait le voyage et raconte en quelque mot son
histoire : à la retraite/ont pris des jours de congé, illes vont/sont
allé⋅e⋅s visiter leur fille/leur fils sur la côte Est/Ouest et font/feront
l'aller ou le retour en avion. Lequel trajet en avion n'est pas beaucoup moins
cher mais même les retraité⋅e⋅s n'ont pas que ça à faire.</p>
<h2 style="margin-bottom: 0cm">Une perte de temps, le train ?</h2>
<p style="margin-bottom: 0cm"><a href="http://carfree.free.fr/index.php/2013/12/19/la-grande-vitesse-est-en-train-de-tuer-le-reseau-ferroviaire-europeen/">
Kris De Decker rappelle ici</a> que dans un train de nuit le temps passé à
dormir ramène le temps de transport perçu à 3-4 h, ce qui fait passer plus
rapidement qu'à grande vitesse un voyage international. Alors que les trains de
nuit disparaissent et rendent plus compliqués que jamais des voyages
continentaux sans passer par <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/L%E2%80%99avion-%3A-macro-syst%C3%A8me-technique-et-imaginaire-hypermobile">
la catastrophe écologique que constitue l'avion</a>, il fait bon le
rappeler : prendre un train de nuit, c'est la meilleure façon de voyager,
ça fait arriver dès le matin en ville sans se lever aux aurores, ça fait
souvent économiser une nuit d'hôtel aux voyageurs/ses et c'est plus écologique
qu'un TGV. A 40 ou 50 euros le Paris-Berlin ou le Paris-Venise pris cinq ou six
semaines à l'avance, c'est l'Europe centrale qui s'offre à vous, la Pologne et
la Tchéquie, l'ex-Yougoslavie et la Grèce. Sans avion. Un train de nuit qui est
supprimé, comme c'est le cas en ce moment de Paris vers l'Italie, et c'est le
monopole de l'avion qui en sort renforcé : jamais des conditions aussi
faciles ne seront réunies à des prix aussi accessibles, et surtout pas avec les
TGV. <a href="http://carfree.free.fr/index.php/2013/12/19/la-grande-vitesse-est-en-train-de-tuer-le-reseau-ferroviaire-europeen/">
De quel progrès parle-t-on, si dans les années 1970 nous pouvions accéder à un
réseau de trains à basse vitesse plus étendu, moins cher et pas beaucoup moins
rapide ?</a></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Il n'empêche que le Toronto-Vancouver, c'est
aussi trois <em>journées</em> à faire passer... Dans mon sac, trois livres qui
seront eux aussi à peu près inutiles. J'arrive certes à finir <a href="http://www.lan02.org/2012/10/paradis-sous-terre/"><em>Paradis sous
terre</em></a> et à écrire sur mon ordinateur (merci l'absence de wifi !) une
recension qui finira dans le n°4 de <em>L'An 02</em>, mais la contemplation des
paysages et la vie sociale à bord suffisent à ma distraction. Là encore nous
sommes chouchouté⋅e⋅s, puisque la même personne qui s'occupe de nous placer et
d'arranger nos couchettes est en charge d'activités comme des <em>quizz</em>
sur les régions que nous traversons (les Canadien⋅ne⋅s gagnent toujours, mais
de peu), des dégustations diverses, un grand film du soir que je serais
toujours trop occupée pour aller voir. Les voitures sont toutes dédiées à des
usages différents : le wagon-lit, le wagon-restaurant, la voiture
panoramique qu'on installe pour traverser les Rocheuses, et la voiture
d'activités où l'on redécouvre les joies du puzzle.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><img title="canadian_shield.JPG, déc. 2013" style="margin: 0 auto; display: block;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.canadian_shield_m.jpg" /><em>Northern Ontario</em></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Quant aux paysages, c'est d'abord l'Ontario du
nord, avec ses bois de bouleaux, ses sapins et ses lacs (le bouclier canadien
est une structure géologique percée de mille trous et l'on dit souvent que
c'est en kayak qu'il se parcours le mieux). Aux premières heures du premier
jour, je me sens comme Jeremiah Johnson, Robert Redford dans un film de Sidney
Pollack. Mais confortablement assise au chaud devant un plantureux
petit-déjeuner canadien. Le deuxième jour viennent les plaines si
redoutées : le même paysage à perte de vue, des champs après les moissons,
quelques mines immondes (voir <em>Paradis sous terre</em>) mais le tout sous un
ciel gris sublime qui me permet enfin de comprendre ce qu'est un <em>big
sky</em> comme dans le western de Howard Hawks. Et le dernier jour les
Rocheuses, qui sont un régal pour les yeux... et l'endroit où se passe en vrai
<em>Jeremiah Johnson</em>, c'est moi qui tenais à l'associer avec les bouleaux
du bouclier canadien. Bref, visiter l'Amérique du nord sans une petite culture
western serait dommage. Avec, c'est un plaisir immense et c'est déçue que le
temps soit si vite passé que j'arrive à Vancouver en même temps que les
premières pluies.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><img title="big_sky.JPG, déc. 2013" style="margin: 0 auto; display: block;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.big_sky_m.jpg" />Big Sky
<em>sur le Manitoba</em></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">On le sait bien, que le temps n'est pas
réductible à sa durée objective, et que tout dépend de sa qualité. Or, à nous
faire voyager toujours plus vite, on nous fait voyager toujours plus mal.
Prendre le temps du voyage (certes 84 h c'est un peu extrême, mais parlons
de pendre 3, 5 ou 7 h ici ou là), c'est aussi se donner la possibilité de
souffler un peu, de se retrouver avec soi-même, de penser à d'autres choses que
la liste des courses ou la prochaine réunion, de lire bien mieux qu'à la
maison, de faire prendre à nos vies un peu d'épaisseur alors même que nous en
arrêtons un temps le cours. La douceur d'un trajet qui se déroule sur des rails
est le confort le plus indépassable et le plus jouissif que nous ait apporté au
XIXe siècle la société industrielle. Je n'ai pas encore vu mieux.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><img title="rockies.JPG, déc. 2013" style="margin: 0 auto; display: block;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.rockies_m.jpg" /><em>Rockies</em></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Dernière note au sujet des tarifs pratiqués par
Via Rail sur ce trajet : ayant pris mon billet deux semaines à l'avance,
je paye 615 dollars, soit presque 500 euros, pour faire 4500 km environ.
C'est cher, même si c'est subventionné par le gouvernement canadien. C'est
peut-être le plus gros achat qu'il m'ait été donné de faire ces dernières
années, mais ça inclut quatre nuits et huit repas pris dehors, et ça vaut le
même prix que onze allers-retours Bordeaux-Agen (136 km) sans la carte Izy
Aquitaine...</p>La Mentalité américaineurn:md5:94a16fc9b4b857f102c8ee09e61094772013-09-05T10:22:00+02:002013-12-19T09:05:18+01:00AudeLecturesAmérique du NordDémocratieMiliterRevenu universel<p><strong>A propos de Howard Zinn, <em>La Mentalité américaine. Au-delà de
Barack Obama</em>, Lux, Montréal, 2009</strong><br />
<br />
Je m'étais promis de ne pas faire mon américaniste à deux sous, parce
qu'<a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Le-voyage-un-droit-humain">un billet d'avion et un permis
touristique</a> ne sont une condition ni nécessaire ni suffisante pour
connaître une culture et gloser à son sujet. Mais le bouquin d'Howard Zinn me
permet de céder à la tentation de parler de la culture politique des USA, une
culture dont j'ai pu constater qu'elle était trop mal connue et considérée, y
compris par des visiteurs/ses plus assidu-e-s que je ne l'ai été.</p> <p>Suite à l'élection de Barack Obama, qui a donné à l'Amérique un visage plus
tolérant et généreux que celui des dernières décennies, les éditions Lux
(auxquelles on doit dans la même collection <em>L'Ordre moins le pouvoir</em>
de Normand Baillargeon et <em>Pour une anthropologie anarchiste</em> de David
Graeber, deux excellents bouquins didactiques et précis) ont réuni quatre
interventions de Zinn, certaines actuelles et d'autres plus anciennes, toutes
abordant la « mentalité (politique) américaine » à travers ce geste
qu'on appelle la désobéissance civile. Comme dans sa fameuse <em>Histoire
populaire des États-Unis</em>, Zinn documente de nombreux recours à la
désobéissance civile, au-delà de l'emblématique nuit passée en prison par
Thoreau, particulièrement le mouvement pour les libertés civiles et
l'opposition à la guerre du Vietnam. Ils sont couronnés de succès ou réprimés,
mais tous sont inséparables d'un certain esprit américain, d'une certaine
culture politique unanimement partagée. Zinn rappelle ici que le refus d'obéir
à des lois injustes n'est pas qu'une injonction morale, mais l'un des principes
constitutionnels états-uniens... au point d'emporter plus souvent qu'on ne
l'imaginerait l'assentiment de magistrats bien capables de faire la différence
entre légalité et légitimité. Il faudrait ne pas oublier que ce principe a
figuré une seule fois dans la constitution de notre pays : en 1793, lors
d'une des pages les plus controversées de notre histoire. On se trouve ainsi
dans l'obligation de réévaluer l'histoire américaine. Certes elle est liée dès
ses premiers jours au capitalisme et à la domination économique :
planteurs, barons voleurs et cartels ont aussi fait les États-Unis. Mais la
mentalité américaine, comme l'exprime Zinn, ne leur est pas réductible, elle
est capable du meilleur comme du pire. Et pas seulement du pire, comme on se
complaît à le penser en France – un pays où le bon sens de désobéir à une
autorité injuste n'est pas aussi partagé.<br />
<br />
Je voudrais en profiter pour soulever le même paradoxe sur un autre sujet. Les
États-Unis sont vécus comme un pays « individualiste » parce que la
protection sociale et les droits des travailleurs/ses y sont moindres. La
situation est en effet rude, et puisque quatre années ont passé depuis la
publication du bouquin de Zinn et son actualité, il n'est pas bien compliqué de
dire que l'élection d'Obama n'a pas beaucoup changé la situation des plus
pauvres aux USA : travailleurs/ses multipliant les petits boulots,
étudiant-e-s endetté-e-s, enfants pauvres, personnes âgées toujours contraintes
de bosser. Mais cela ne fait pas pour autant des USA un pays individualiste,
cela en fait un pays inégalitaire et anti-étatiste. Car à côté du refus de
protéger les plus faibles par cette structure sociale qu'on appelle l’État,
s'organisent toutes sortes d'actions collectives, autour de communautés qui ont
une base géographique, politique, religieuse, sexuelle, etc. Et chacun-e
appartient à une ou plusieurs communautés où s'exprime la solidarité. Bien
insuffisamment au regard des gratifications de notre État-Providence, mais plus
sûrement... Car nous, dans un face à face morbide avec l’État (manifs contre la
énième réforme des retraites, indignation envers l'ANI), nous ne faisons plus
que des concessions et avons abandonné les prétentions à l'auto-organisation
populaire qui ont fait les riches heures du mouvement ouvrier. Loin de moi
l'idée de saluer la qualité du sort fait aux USA aux plus fragiles, mais il
nous faudra un jour faire des bilans moins complaisants du rôle de l’État et se
rendre compte de la manière dont son existence nous a permis de déployer un
individualisme bien plus inquiétant pour l'avenir que celui dont on accuse les
États-unien-ne-s.</p>
<blockquote>
<p>« L’histoire des États-Unis, rappelle Howard Zinn, a forgé des dispositions
politiques qui freinent le progrès social et briment la liberté, et d’autres
qui les rendent possibles. Le contexte politique actuel exige plus que jamais
qu’on sache les distinguer. »</p>
<p><a href="http://www.luxediteur.com/content/la-mentalit%C3%A9-am%C3%A9ricaine">Lux
éditeur</a></p>
</blockquote>Montréal-Portland-Lille : des centres communautaires pour les femmesurn:md5:dc3ae4e6b91d2cc9388945d90042abdb2013-05-22T18:04:00+02:002014-01-04T11:11:13+01:00AudeReportagesAmérique du NordFéminismeGenreMiliter<p><strong>Article à paraître dans <em>L'An 02</em> n°4, juin 2013. <a href="http://www.lan02.org/abonnements/"><br />
Abonnez-vous</a> pour recevoir à la maison la version complète, avec des brèves
dans les marges et plein de beaux articles autour !</strong></p>
<p>Vous avez envie de vous remettre au yoga ? d'apprendre le français
langue étrangère ? besoin d'accéder à un ordi pour votre recherche
d'emploi ? d'un lieu pour accueillir un groupe de discussion
féministe ? Des centres communautaires permettent aux femmes de mener des
activités ensemble. De Montréal à San Francisco, en passant par Portland, et
sur le vieux continent à Lille, des femmes s'organisent pour animer des espaces
ouverts à toutes, en particulier aux plus fragiles.</p> <strong>Accueillir les femmes migrantes</strong>
<p style="margin-bottom: 0cm">Le Centre des femmes d'ici et d'ailleurs, dans le
quartier populaire de Villeray à Montréal, n'est pas tout à fait comme les
autres : dans la mosaïque des centres de femmes qui existent au Québec, il
a une couleur... de toutes les couleurs. Les femmes sont accueillies dans
quatre langues – français, anglais, espagnol et arabe – et le centre est
particulièrement ouvert aux migrantes d'Amérique latine. Il les invite à
apprendre le français, avec des cours et des conversations pour toutes.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm">A San Francisco, The Women's Building est aussi
El Edificio de las mujeres, et utilise les deux langues dans la même mesure.
Dans Mission, le quartier hispanique où il s'impose sur la rue avec des
<em>murals</em> éclatants et récemment restaurés, c'est une évidence, et les
salariées sont pour la plupart des femmes latines. Certaines activités sont
aussi disponibles en cantonais, au hasard des propositions qui sont faites au
centre.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><img title="womens_building_entree.JPG, mai 2013" style="margin: 0 auto; display: block;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.womens_building_entree_m.jpg" /></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Chez VioleTTe, à Lille, est située dans le
quartier de Moulins, toujours en grande difficulté mais investi désormais par
les classes moyennes. Les étudiantes de la fac de droit et les habitantes
originaires du Maghreb ou d'Afrique noire qui y cohabitent s'approprient peu la
rue, et ce fut pour l'association un défi de s'installer dans l'espace urbain
le plus genré de la ville, la place Vanhoenacker. Le centre s'est donné pour
ambition d'aller à la rencontre des femmes les plus modestes du quartier, en
dialogue avec les services municipaux. Et cela va de subventions dans le cadre
des politiques de la ville à des échanges formels ou amicaux avec les
bibliothécaires et les travailleurs/ses sociaux/ales de Moulins. La <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Pourquoi-avons-nous-besoin-d-espaces-non-mixtes">non-mixité</a> du lieu
est vécue comme un atout, le moyen de proposer un espace tout à fait sûr pour
des femmes qui peuvent craindre des échanges avec des hommes (1). Une part des
habitantes de Moulins ne sont plus des migrantes mais toujours racisées
(renvoyées à leur origine sans autre considération), dans une région ancrée à
gauche mais où le FN fait de bons scores en-dehors de Lille. Chez VioleTTe leur
propose à toutes une aide pour rédiger leur CV ou des cours de français langue
étrangère pour celles qui sont le moins à l'aise dans notre langue.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><strong>Des lieux sociaux et
politiques</strong></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Ces centres de femmes s'inscrivent dans des
politiques sociales, et ont des ambitions qui tiennent à la justice et à
l'égalité d'accès pour les plus fragiles. Mais ce sont aussi et surtout des
lieux politiques, dans le sens où on y développe une réflexion féministe et
contre l'ensemble des dominations qui ont cours dans nos sociétés. In Other
Words, à Portland, dans le nord-ouest des USA, fonctionne d'après une charte
qui demande à chacun·e d'être conscient·e des multiples dominations à l’œuvre
et dont peuvent souffrir les femmes, les lesbiennes et les gays, les personnes
handicapées ou victimes de préjugés racistes ou qui concernent leur apparence
physique, leur âge, leur condition sociale, etc. Ouvert en 1993, quand les
dernières librairies féministes « commerciales » disparaissaient du
paysage américain, In Other Words est à l'origine une librairie à but
non-lucratif. A son déménagement en 2006 vers Killingsworth Street dans North
Portland, un ancien quartier afro-américain dont l'embourgeoisement est
aujourd'hui en cours, In Other Words investit un espace qui permet de mener
plus d'activités et de se transformer en 2010 en un vrai centre
communautaire : bibliothèque, lieu d'exposition, de discussion, et parfois
même de spectacle.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><img title="womens_building.JPG, mai 2013" style="margin: 0 auto; display: block;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.womens_building_m.jpg" /></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">A Montréal, on trouve au Centre des femmes d'ici
et d'ailleurs des animatrices qui tiennent au caractère inclusif du lieu et un
accueil vigilant qui propose par exemple, comme à In Other Words, à toutes les
femmes de venir avec leurs enfants. Pour que la charge d'enfants, qui porte
parfois exclusivement sur les femmes, et les plus démunies, n'empêche en rien
leur socialisation. Une « garde solidaire » Chez VioleTTe, avec des
mamans qui se relaient tour à tour le mercredi, leur permet aussi de se ménager
quelques heures de liberté, et pas seulement pour profiter des activités de
l'association. La bibliothèque contribue à l'accueil des enfants, avec un beau
rayon de littérature jeunesse, des albums non-sexistes pour les petit·e·s à une
littérature ado qui met en scène des héroïnes moins engluées dans les clichés
sexistes (voir encadré). L'association s'est encore tournée vers les enfants
lors d'un festival « Genre et enfance » pour lequel elle a investi
d'autres lieux du quartier, et prépare un jeu autour des stéréotypes de
genre.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Le Centre des femmes d'ici et d'ailleurs propose
aux femmes qui le fréquentent de s'emparer de thématiques politiques. Printemps
érable oblige, l'intérêt pour ces questions s'est aiguisé dans l'ensemble de la
société québécoise. Le Centre avertit des prochaines manifestations, permet de
discuter des enjeux politiques qu'elles portent et donne moyen aux femmes (à
toutes les femmes) d'y participer, en organisant des départs collectifs. Dans
une ville étendue comme Montréal, où les transports en commun coûtent cinq
dollars l'aller-retour, un départ collectif pris en charge par l'association
n'est pas anecdotique, en particulier pour les femmes les plus pauvres ou qui
doivent justifier chacune de leurs dépenses à leur conjoint. Le Centre permet
donc à des femmes qu'on voit peu en manif de rejoindre des rassemblements à la
population plutôt jeune et conscientisée. Et c'est un plaisir d'aller faire un
<em>sit-in</em> avec les dames des déjeuners (petits-déjeuners) solidaires du
jeudi. Ça, c'est de l'<a href="http://www.lan02.org/2013/04/a-qui-la-rue-a-nous-la-rue-retour-sur-un-printemps-erable/">inclusivité</a>
!</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><img title="IMG_2513.JPG, déc. 2013" style="margin: 0 auto; display: block;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.IMG_2513_m.jpg" /></p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><strong>Des lieux pour les femmes ou des lieux
féministes ?</strong></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Même si la série télé à succès
<em>Portlandia</em> investit les lieux régulièrement pour mettre en scène une
librairie féministe « Women and Women First » (les femmes, et d'abord
les femmes – et il faut s'accrocher pour rester), dans la vraie vie In Other
Words présente le slogan « Feminism Is For Everybody » (le féminisme,
c'est pour tout le monde) et c'est un lieu ouvert tant aux hommes qu'aux
femmes, en tant qu'usagèr·es ou bénévoles. Aux USA on ne connaît pas <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/trop-queer">les hommes pro-féministes qui expliquent doctement ce que
les femmes devraient faire</a> et qui prendraient sans inquiétude les rênes du
mouvement féministe si on le leur permettait. Ça aide... Étant un lieu plus
politique que social, la non-mixité des activités y a moins d'intérêt que dans
les autres centres, mais c'est un outil qui n'est pas écarté, notamment quand
s'ouvrent des groupes de discussion pour partager entre femmes des expériences
sur le corps ou la sexualité. Et ce sont des femmes (des personnes qui se
perçoivent comme telles ou partagent la spécificité de leur expérience) qui le
dirigent, car elles restent les premières concernées.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Chez VioleTTe, la situation par défaut est la
non-mixité (voir encadré), mais on s'interroge également sur la pertinence
d'ouvrir le centre à la mixité à certaines occasions. Un film de fiction, par
des femmes ou non-sexiste, et qui ne donne pas lieu à plus d'échanges qu'une
auberge espagnole et un moment de convivialité, sera ainsi l'occasion d'inviter
les sympathisants masculins de l'association. Mais un groupe de parole sur la
sexualité, une lecture-discussion autour du <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Beaut%C3%A9-fatale">livre de Mona Chollet <em>Beauté fatale</em></a>,
tout autant que les ateliers (d'écriture, d'arts plastiques, etc.), resteront
des moments non-mixtes. Chaque événement proposé est interrogé à ce prisme lors
de l'assemblée générale qui a lieu chaque mois et où se prennent toutes les
décisions concernant le lieu.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><strong>A la recherche de
l'autonomie</strong></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Chez VioleTTe est un lieu qui cultive
l'autogestion, en faisant tourner les tâches et les responsabilités, prises en
charge chaque mois par des « abeilles » différentes, une rodée et une
qui se rode de préférence, pour permettre à chacune de mettre la main à la
pâte, de découvrir son potentiel... et éviter les situations de concentration
des responsabilités. Pas toujours évident, quand les vocations sont moins
nombreuses. Ce sont les mêmes difficultés auxquelles se confronte In Other
Words, qui a des besoins bénévoles autrement plus exigeants : la librairie
est ouverte cinq jours par semaine, avec deux équipes de deux qui se relaient
entre midi et la clôture en soirée, soit déjà vingt créneaux hebdomadaires à se
distribuer. Et c'est sans compter les équipes bibliothèque, librairie, les
commissions animation, financement et communication. Malgré ces gros besoins
humains, In Other Words refuse d'envisager le salariat pour un autre poste que
celui de comptable. Même choix Chez VioleTTe, pour ne pas se faire prendre au
piège d'une association para-publique ou qui n'ayant plus besoin de s'appuyer
sur le bénévolat ne serait plus aussi attentive à la participation active de
ses adhérentes.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><img title="womens_building_frise.JPG, mai 2013" style="margin: 0 auto; display: block;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.womens_building_frise_m.jpg" /></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Le Centre des femmes d'ici et d'ailleurs, ainsi
que le Women's Building, ont fait d'autres choix qui leur permettent de mener
d'autres actions ou de s'inscrire dans une autre temporalité. Tous ces centres
jonglent avec deux dimensions, sociale et politique, de soin et de lutte, qui
sont complémentaires mais impliquent parfois des choix stratégiques différents,
sur ces questions de salariat et de mixité, mais pas que (2). Chacun trouve son
équilibre bien particulier, mais tous sont attentifs à offrir des espaces qui
n'existent pas dans le reste de la société, des espaces non-marchands,
inclusifs et qui permettent aux femmes de s'accomplir, individuellement et au
sein d'un groupe.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Merci à Colline, Domitille, Kim, Laurence, Sarah
et Sonia.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><em>Les photos sont celles du Women's Building de
San Francisco.</em></p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><a href="http://www.cdfia.net">Le Centre des
femmes d'ici et d'ailleurs</a>, 8043 rue St Hubert, Montréal</p>
<p style="margin-bottom: 0cm"><a href="http://inotherwords.org">In Other
Words</a>, 14 NE Killingsworth St, Portland, Oregon</p>
<br />
<a href="http://www.youtube.com/watch?v=Ew5dI_zlhRA">(Une visite de IOW dans
l'esprit Portlandia mais où l'on distingue des bouts de ce qu'est le
centre.)</a><br />
<p style="margin-bottom: 0cm"><a href="http://www.womensbuilding.org">The
Women's Building</a>, 3543 18th St, San Francisco</p>
<p style="margin-bottom: 0cm; font-style: normal"><span style="text-decoration: none"><a href="http://chezviolette.over-blog.org">Chez
VioleTTe</a>, 19 place Vanhoenacker, Lille</span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">(1) La non-mixité de l'accueil est un outil utile
pour <a href="http://lechappee.over-blog.com/">L’Échappée</a>, association qui
accueille et oriente les femmes victimes de violences sexistes et sexuelles.
L’Échappée, qui partage les locaux de Chez VioleTTe, contribue à l'offre
parfois insuffisante dans ce domaine, mais surtout apporte une dimension
clairement politique et féministe dans sa lutte contre les violences de
genre.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm">(2) Dilemme Chez VioleTTe : les cours de
couture non-mixtes sont l'activité de l'association qui fait venir les femmes
des horizons les plus variés. Mais dire que la couture, c'est pour les femmes,
et uniquement pour les femmes, c'est aller dans le sens de présupposés
sexistes. L'approche sociale et l'approche politique semblent être
contradictoires. Après une discussion sur ce sujet, les violettes décident
pragmatiquement de conserver la non-mixité de l'activité, pour ne pas en priver
des femmes qui ne viendraient pas dans d'autres conditions.</p>
<br />
<p style="margin-bottom: 0cm"><strong>Le test de Bechdel</strong></p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Alison Bechdel, auteure de romans graphiques
remarqués (<em>Fun Home</em>, <em>Are You My Mother?</em>), propose au cours
d'une série de <em>comics</em> étalée sur plus de vingt années de production,
<em>Les Lesbiennes à suivre</em>, un test en trois questions simplissimes pour
reconnaître les fictions sexistes.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm">-Est-ce que le film ou le roman présente plus
d'un protagoniste féminin ?</p>
<p style="margin-bottom: 0cm">-S'il y en a au moins deux, est-ce qu'à un moment
elles se parlent ?</p>
<p style="margin-bottom: 0cm">-Est-ce qu'elles parlent d'autre chose que d'un
homme ?</p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Quand le test porte sur des protagonistes
masculins, toutes les fictions y satisfont (à part <em>Huit femmes</em> de
François Ozon ou <em>The Women</em> de George Cukor, dont le défi est justement
de ne présenter que des personnages de femmes !). Mais quand c'est de
personnages féminins qu'on attend ce genre d'exploit (se parler,
mazette !), la liste rétrécit comme une peau de chagrin. Même quand elles
brossent « de beaux portraits de femmes », une majorité de fictions
offrent l'image de femmes complètement désocialisées, ou en relation exclusive
avec des hommes (filiation, séduction). Accablant. La bibliothèque de Chez
VioleTTe utilise ce test pour guider ses choix d'achats, vous pouvez donc venir
emprunter un bouquin les yeux fermés.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm">Andree O. Fobb</p>Nature writing au fémininurn:md5:cb953761e75963f809072bc4e02c18922013-01-27T18:42:00+01:002013-12-19T10:54:46+01:00AudeLecturesAmérique du NordEnvironnementFéminismeGenre<p>J'écrivais il y a plus d'un an, pour le n°2 de <em><a href="http://lan02.org">L'An 02</a></em>, une <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Les-femmes-peuvent-elles-%C3%A9crire-de-la-nature-writing">chronique</a>
sur l'absence d'auteures femmes dans le catalogue des éditions Gallmeister,
dont je suis avec beaucoup d'intérêt les collections « Nature
Writing » et « Noire ». En mars 2013 une troisième auteure est à
paraître, après Kathleen Dean Moore et Terry Temple Williams : Dorothy M.
Johnson, pour un recueil de nouvelles, <em>Contrée indienne</em>. Voici
d'autres auteures, jamais traduites en français, ou bien il y a longtemps, ou
bien récemment rééditées (Mary Austin !) ou bien encore très bien éditées en
français (Annie Dillard), qui font de la <em>nature writing</em> une écriture
aussi féminine.</p> <p>Elles sont fermement enracinées ou voyageuses, mères de famille ou
solitaires, jeunes filles ou vieilles dames, autochtones ou d'origine
européenne, engagées en tant que féministes ou écologistes, en prise avec la
<em>wilderness</em> ou avec des espaces cultivés, la Nouvelle Angleterre ou le
Sud-Ouest américain. Elles écrivent en couple ou seules, elles enseignent la
littérature ou mènent une ferme, elles sont scientifiques ou poétesses, en lien
avec les mouvements littéraires de leur temps ou dans leur monde à elles,
saluées par un Pulitzer ou publiées sur le tard, pionnières du XIXe siècle ou
contemporaines, mais elles écrivent toutes de la <em>nature writing</em>.</p>
<p>Elles s'appellent Susan Griffin (auteure de <em>Woman and Nature. The
Roaring Inside Her</em>), Linda Hogan (poétesse chickasaw), Sally Carrighar
(comparée à Rachel Carson pour la valeur scientifique et poétique de ses
descriptions animalières), Marjorie Kinnan Rwalings (<em>The Yearling</em>),
Barbara Dean (qui est aussi éditrice), Pattian Rogers (qui collectionne les
prix de poésie), Theodora Stanwell-Fletcher (scientifique et
environnementaliste), Susan Fenimore Cooper (fille de, citée par Thoreau dans
son journal), Celia Laighton Thaxter (animatrice d'un salon littéraire
fréquenté par Emerson et Hawthorne), Katharine S. White (éditrice au <em>New
Yorker),</em> Laura Ingalls Wilder (auteure de <em>La Petite Maison dans la
prairie</em>, mais aussi essayiste), Hannah Hinchman (illustratrice et
essayiste), Mary Austin (<em>The Land of Little Rain</em>, récemment réédité
chez les Mots et le reste), Mabel Dodge Luhan (qui fit découvrir le peuple
pueblo à D.H. Lawrence), Leslie Marmon Silko (poétesse pueblo), Judith Minty
(poétesse mohawk), Annie Dillard (auteur de <em>Pilgrim at Tinker Creek</em>,
bien éditée en France par Christian Bourgois), Meridel Le Sueur (qui fit partie
d'une communauté anarchiste avec Emma Goldman), Edna Brush Perkins (qui après
le désert mojave décrivit le Sahara), Ella Higginson (parolière et poétesse),
China Galland (<em>Women in the Wilderness</em>), Willa Cather (romancière),
Ina Coolbrith (première Américaine à recevoir un prix de poésie et proche de
Twain et d'Ambrose Bierce), Josephine Johnson (<em>Now in November</em>), Alice
Walker (romancière célébrée et éditrice à Wild Trees Press), Edna St. Vincent
Millay (poétesse environnementaliste et féministe), Maxine Kumin (<em>Up
Country. Poems of New England</em>), Anna Botsford Comstock (<em>Handbook of
Nature Study</em>), Barbara Meyn (cofondatrice de la revue écolo de poésie
<em>Green Fuse</em>), Anne LaBastille (<em>Woodswoman</em>), Anne W. Simon
(dont l’œuvre peut être comparée à celle de <a href="http://www.librairiemeura.com/livre/1859914-printemps-silencieux-semi-poche-rachel-louise-carson-wildproject">
Rachel Carson</a>), Adrienne Rich (<em>Your Native Land, Your Life</em>),
Isabella Bird (<em>A Lady's Life in the Rocky Mountains</em>, que l'on trouve
dans la petit bibliothèque Payot).</p>
<p>Le recueil <em>Sisters of the Earth</em>, édité en 1991 par Lorraine
Anderson chez Vintage Books, s'attache à les faire connaître. Et l'on découvre
que la <em>nature writing</em> n'est pas seulement une forme dans lesquelles
les femmes aussi sont capables de s'exprimer, mais qui a même longtemps été
jugée plus convenable pour elles que toute autre forme d'écriture.</p>
<p><strong>NB</strong> : A noter, une sélection d'ouvrages sur le site
<a href="http://www.babelio.com/livres-/nature-writing/932">Babelio</a>, qui
ouvre les frontières géographiques de la <em>nature writing</em>.</p>Portland, capitale cinéphile de l'Amérique du Nord ?urn:md5:969b8e9a61c0c201e54c92d3ed471de72013-01-19T04:15:00+01:002014-01-04T11:11:48+01:00AudeReportagesAmérique du NordCinémaTechnique<p>Avant que ne décline dramatiquement la fréquentation des salles de cinéma,
l'exploitation des films était structurée d'une manière assez différente de
celle que nous connaissons aujourd'hui. Au fil des décennies, le nombre de
copies mises en circulation à leur sortie n'a cessé de croître, l'idéal étant
que dans les plus petites salles on puisse accéder aux films huit semaines au
plus tard après leur sortie nationale. La télévision, qui a drainé le public
des salles, stimule aussi la fréquentation des cinémas. Et tout le monde est de
plus en plus impatient de voir dès les premières semaines une sortie
abondamment commentée à la télé. L'offre des salles répond à cette impatience,
les copies déferlent sur tout le territoire pour une durée de vie de plus en
plus courte, et chaque année voit battu le record du nombre de copies pour un
même film (350 ! 700 !). On voit même des multiplexes programmer le même
blockbuster dans plusieurs salles pour qu'il soit accessible à n'importe quelle
heure du jour. On n'a plus jamais loupé l'heure, la prochaine séance commence
en permanence. Tout cela occasionne un gâchis de pellicule auquel le numérique
et ses copies reproductibles sans (presque) de support matériel semblerait
(presque) apporter une réponse écologique (nous y reviendrons dans un prochain
texte). Et une standardisation des salles, qui programment toutes à peu près
les mêmes films au même moment (y compris les films de patrimoine, qui
n'échappent pas à la règle), et dont les différences tarifaires ne tiennent
qu'à un critère : subventionnées ou non.</p>
<p>En arrivant à Portland, sans me douter du sort qui m'attendait en tant que
spectatrice, j'ai fait non seulement un voyage dans l'espace, mais aussi un
voyage dans le temps.</p> <p>Au temps des salles de quartier et des salles de première exclusivité...
C'est dans les premières que sortaient les productions de prestige : en
centre-ville, dans des salles classieuses, plus grandes, plus neuves, elles
attiraient un public aisé ou désireux de se payer le grand jeu. Les films y
étaient projetés au tout début de leur carrière, qui se poursuivait pendant des
mois, descendant chaque fois dans une salle moins prestigieuse, jusqu'à arriver
dans les quartiers. C'est là qu'allaient les voir les gamins avides de cinéma,
les amoureux/ses pas très difficiles sur le choix du film et tout un public
populaire, pas très argenté mais qui se payait facilement une séance
hebdomadaire. Laquelle séance occupait plusieurs heures, entre les bobines
d'actu, les dessins animés, le grand film et la série B. Ce cinéma de
grand-papa, c'est celui qu'on retrouve dans les films qui rendent compte d'une
enfance de cinévore d'après-guerre <strong>(1)</strong>.</p>
<p>Nous sommes en 2013, et il y a à Portland comme ailleurs des multiplexes
avec leurs places à dix dollars, idéalement situés dans des centres
commerciaux, mais aussi des salles de prestige comme celle du NW Film Center,
où je n'ai pas mis les pieds. C'est que les grands films d'Universal, la rétro
Barbara Stanwick, j'en profiterai en Europe si je n'ai pas déjà tout vu dans
les cinémathèques que j'y ai fréquentées (Amsterdam, Valencia, Bruxelles) ou en
DVD. Ici je profite des salles de quartier, qui sont une expérience de
spectatrice fondamentalement différente. Sur la rue, une enseigne vieillotte
qui brille de tous ses feux. C'est le paon du <a href="http://cinematreasures.org/theaters/3326">Laurelhurst</a>, les lettres animées
du <a href="http://cinematreasures.org/theaters/2014">Cine...magic</a> ou la
verticalité du Hollywood Theater. Et de tant d'autres où je n'ai pas eu
l'occasion d'aller tellement les reprises étaient tardives ou les films un peu
trop nuls : le <a href="http://cinematreasures.org/theaters/335">Bagdad</a> et sa déco orientale,
l'Avalon où l'on peut aussi passer la journée sur des jeux vidéo, l'Academia un
peu loin de chez moi mais où l'on sert paraît-il d'excellentes pizzas. A
l'intérieur, juste après la caisse, il faut refaire la queue pour les
<em>concessions</em>, soda et pop-corn ou bière d'une micro-brasserie locale et
pizza elle aussi du quartier. Et dans la salle, il y a des tablettes devant
chaque siège pour pouvoir poser tout ça. Aller voir un film sans passer la
première demi-heure à grignoter semble un plaisir aussi douteux que des cookies
sans un verre de lait... Mais avec une place à trois ou cinq dollars, la soirée
ne vous coûtera jamais aussi cher que la reprise d'un Maurice Pialat en
centre-ville.</p>
<p>Dans certaines salles, le sol poisse un peu, le film est déjà vu et revu, et
trois dollars c'est ce que ça vaut. Au Hollywood, les tarifs hésitent entre
cinq et sept dollars, on est en milieu de gamme, dans une ancienne salle de
première exclusivité. C'est l'unique cinéma associatif de la ville, financé par
son public, ses sympathisant-e-s et mécènes, et quelques fondations. Et le sol
est impeccable, c'est moi qui passe le balai entre chaque séance avec une
cinquantaine de bénévoles. Après <em>Holy Motors</em> ou le docu sur le
changement climatique vu par les glaciers, on s'ennuie un peu. Mais après les
séances de kung-fu de Dan, le programmateur qui distille les perles de sa
collection (la centaine de bobines est à la cave), qu'est-ce qu'on s'amuse à
repérer les verres de bière vides parfois malicieusement cachés entre deux
sièges. Le cinéma fonctionne avec une équipe salariée soutenue par des
bénévoles qui s'occupent de la caisse, de faire péter le pop-corn ou de servir
des verres aux plus de 21 ans <strong>(2)</strong>. A chaque fin de semestre,
il faut se battre pour trouver un créneau libre, parce que c'est le moment où
les étudiant-e-s doivent justifier des heures de bénévolat pour leur cursus.
D'autres mois sont plus tranquilles, et il a pu nous arriver de faire en équipe
légère, mais le public qui attend à la caisse est extrêmement bienveillant. Pas
parce qu'on est bénévole, mais pas ce qu'il est américain, et que râler lui
gâcherait le plaisir de sa sortie ciné, alors il ne lésine pas sur les sourires
et les encouragements.</p>
<p>L'architecture des lieux est propice à la détente : un hall tout en
courbes, un escalier qui donne sur une rampe mystérieuse, des couleurs chair,
le tout assez utérin. En 1926. l'année de sa construction, la grande salle fait
plus de mille sièges, les toilettes sont comme au cinéma avec un boudoir pour
les dames, et le Hollywood entraîne avec lui le développement économique de
tout un quartier du même nom, le long du Sandy Boulevard, percée diagonale au
milieu des carrés du <em>grid</em> et grande ligne de tram. Aujourd'hui le tram
a disparu et le balcon a été remplacé par deux salles d'une bonne centaine de
places, contre 350 en bas. C'est que le/la spectateurice moderne a besoin de
confort, et partant de plus d'espace. Au Hollywood, ille est soigné-e car les
sièges viennent d'être refaits suite à une souscription populaire. Prochain
projet, le remplacement de la <em>marquee</em> des années 70 (ces rectangles de
lumière où l'on place des lettres sombres) par une nouvelle sur le modèle de
celle des années 20. L'objectif des plusieurs milliers de dollars de dons a été
atteint, et les travaux commenceront ce printemps.</p>
<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.hollywood_sunset_m.jpg" alt="hollywood_sunset.JPG" style="display:block; margin:0 auto;" title="hollywood_sunset.JPG, janv. 2013" /></p>
<blockquote>
<p><em>La façade baroque du Hollywood Theater.</em></p>
</blockquote>
<p>Pendant que le Hollywood Theater se refait une jeunesse, et que les
brasseurs locaux McMennamin restaurent d'autres cinémas des années 1920 (comme
le Bagdad), la doyenne des salles à l'ouest du Mississipi (1916 !) et ses
boiseries font un peu la gueule. Propriété individuelle, le <a href="http://cinematreasures.org/theaters/6637">Clinton Street Theater</a>
fonctionne aussi avec du bénévolat (prière de signaler ses films préférés dans
la prise de contact) et accueille des associations et des festivals, mais les
lieux ont besoin d'un coup de neuf un peu plus concret. Est-ce que c'est lors
d'une performance du <em>Rocky Horror Picture Show</em> que l'écran s'est pris
cette tache jaune ? On ne le saura pas, mais tous les samedis à minuit
c'est la fête, une fois sur deux avec une bande de comédien-ne-s, et l'autre
samedi c'est la salle qui assure le spectacle <strong>(3)</strong>. Ce n'est
certes pas la première salle où l'on s'est amusé à jouer le film pendant sa
projection, mais c'est la plus ancienne où on le joue sans discontinuer, une
fois par semaine à minuit. Autre record de cette métropole moyenne (la 28e du
pays) mais qui est avec Los Angeles et New York la troisième capitale
américaine du cinéma (je relativise ici le titre et assume la reprise flemmarde
d'un titre récent).</p>
<p>Faute de budgets publics pour permettre aux petites salles d'accompagner la
fuite en avant du numérique, aux USA la transition est plus longue. Comme dans
les salles privées du Quartier latin, les salles de quartier de Portland ont
gardé leurs projecteurs 35mm. Méfiez-vous des projections
« numériques », ce sera du Blu-ray. Mais pour le reste, c'est ici
qu'on appréciera le mieux la fin d'un monde. Un seul gros studio a décidé de ne
plus faire tourner de copies 35mm, mais on attend d'un jour à l'autre que les
autres suivent. Avec l'impossibilité d'assurer les investissement nécessaires,
ce sera évidemment la fin des salles de quartier, trois ou quatre décennies
après la France. Loin de moi l'idée d'encourager le tourisme cinéphile (je
prévois justement l'écriture d'un post sur les illusions du voyage) et sa
consommation de kérosène, mais il y a dans le monde entier des expériences de
spectateurices à faire, et pour l'Amérique du Nord c'est encore à Portland
qu'elles se font !</p>
<p><strong>(1)</strong> Et c'est celui qu'a pris le temps de me raconter Armand
Badéyan, auquel j'aimerais rendre hommage ici.<br />
<strong>(2)</strong> Il faut pour cela une licence spéciale, la vente d'alcool
est tellement encadrée ici qu'un jour je n'ai même pas eu le droit d'entrer
voir un film au Laurelhurst (et donc de passer à côté du bar) sans mon
passeport ou sans mon papa et ma maman au motif que j'avais l'air d'avoir moins
de trente ans. Bonne nouvelle, pour les spectateurices qui n'apprécient pas
trop les ados, à partir de 19h les mineur-e-s mêmes accompagné-e-s n'entrent
pas.<br />
<strong>(3)</strong> En préparation : la reprise de <em>The Big
Lebowski</em>, façon <em>Rocky Horror</em>, <em>dude</em>, pour célébrer l'un
de nos plus récents films-cultes.</p>
<p>---</p>
<p><strong>D'autres beaux cinémas de la côte Ouest</strong></p>
<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.seattle_cinema_m.jpg" alt="seattle_cinema.JPG" style="display:block; margin:0 auto;" title="seattle_cinema.JPG, mar. 2013" /></p>
<blockquote>
<p><em>Une salle non-identifiée, sur la 45e (?) rue à Seattle, en binôme avec
une deuxième du même modèle. L'une est rose, l'autre bleue.</em></p>
</blockquote>
<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.olympia_cinema_m.jpg" alt="olympia_cinema.JPG" style="display:block; margin:0 auto;" title="olympia_cinema.JPG, mar. 2013" /></p>
<blockquote>
<p><em>A Olympia, WA, pendant le festival du film.</em></p>
</blockquote>
<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.castro_lobby_m.jpg" alt="castro_lobby.JPG" style="display:block; margin:0 auto;" title="castro_lobby.JPG, mar. 2013" /></p>
<blockquote>
<p><em>Le cinéma Castro, dans le quartier du même nom à San Francisco, le
lendemain de la clôture du festival du film noir.</em></p>
</blockquote>Catch féminin et roller derby : ouvrir le champ des possiblesurn:md5:0130ed54dffc5aa968238d90f87f6f0b2013-01-06T22:26:00+01:002013-11-09T18:50:12+01:00AudeTextesAmérique du NordCinémaFéminismeGenre<p>A propos de deux films<br />
<strong><em>GLOW. Gorgeous Ladies of Wrestling</em>, Brett Whitcomb,
2012</strong><br />
<strong><em>Whip It</em> (<em>Bliss</em>), Drew Barrymore, 2009</strong></p>
<p>Le catch dans les années 80 et le roller derby aujourd'hui sont deux
expressions féminines bien particulières, mais qui ont à y réfléchir de
nombreux points communs. Au-delà du jeu (mettre à terre l'adversaire, se frayer
un passage dans le peloton à coups de hanches), ce sont des jeux de rôle qui
permettent de se moquer d'identités stéréotypées (Babe la gentille fille du
fermier), d'en créer de nouvelles, à l'aide de noms et de costumes, souvent
<em>trash</em>, punk ou mauvais genre, toujours ironiques (ici les exemples ne
manquent pas, mais je ne sais pas par où commencer), ou de rendre hommage à son
histoire et à ses racines (Mount Fiji, Rosa Sparks).</p> <p>Les deux pratiques sont très populaires et ne manquent pas de
spectateurices. La « beauté brutale » de femmes entre elles qui se
font les pires horreurs est un spectacle émoustillant pour le mâle hétéro, mais
<em>GLOW</em>, un show télé des années 80, a conquis un public plus varié, y
compris enfantin, et le roller derby fait rêver les petites et les grandes
filles. Les femmes y trouvent leur compte. Le catch et le roller derby mettent
en scène à l'excès l'agressivité et l'anti-conformisme, avec force bas résille
troués et maquillage outrageux. Mais ça fait du bien, de voir qu'on peut être
autre chose qu'une princesse qui ne peut exister sans être l'appendice d'un
prince.</p>
<p>Les femmes se battent, certes, mais elles sont aussi solidaires. Et l'air de
rien, c'est une découverte aussi étonnante que d'apprendre qu'elles peuvent
faire autre chose que la déco. Dans les représentations traditionnelles, les
femmes entre elles échappent rarement au registre de la rivalité. Il est déjà
rare de voir dans un film ou un roman des femmes se parler (quand il y a deux
femmes, ce qui n'est déjà pas évident <strong>(1)</strong>), mais il l'est
encore plus de les voir s'aider les unes les autres. Cette solidarité, c'est ce
qui transpire du récit de l'expérience des GLOW, et c'est ce qui fait le
<em>happy ending</em> de <em>Bliss</em>. Et l'essentiel de l'expérience du
roller derby, d'ailleurs, puisqu'il s'agit autant pour la joueuse de tête
(<em>jammeuse</em>) de passer les joueuses adversaires que pour les joueuses de
l'équipe (<em>blockeuses</em>) de faire de la place pour leur <em>jammeuse</em>
(et on se relaie dans tous les rôles, même dans <em>Bliss</em> qui pourtant
cède un peu plus que dans la vie au <em>star system</em>, avec une protagoniste
qui ne s'abaisse jamais à être <em>blockeuse</em>).</p>
<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.roller_derby_m.jpg" alt="roller_derby.JPG" style="display:block; margin:0 auto;" title="roller_derby.JPG, janv. 2013" /> <em>Un
match de roller derby au Coliseum de Portland, Oregon.</em></p>
<p>L'intérêt des deux disciplines, ce n'est pas de présenter un modèle super
intéressant de féminité. C'est de présenter des contre-modèles assumés, de dire
qu'à côté de ce qu'on a en tête comme stéréotype (la belle meuf en maillot de
bain) il y a une réalité diverse (la belle meuf en maillot de main qui hurle à
la figure d'une grosse meuf musclée qui est en train de l'étouffer dans ses
bras). Une des déceptions de <em>Bliss</em> est d'ailleurs le caractère plutôt
conventionnel des corps des actrices, alors que le roller derby arrive à réunir
dans des arènes de 10.000 spectateurices un publie varié (familles plan-plan,
couples de filles, jeunes branché-e-s) pour voir jouer non pas des hommes
professionnels aux corps d'athlètes mais des filles grandes, petites, maigres,
grosses ou au physique plus passe-partout, qui à côté bossent ou étudient.</p>
<p>Ce dont souffrent les femmes aujourd'hui, c'est qu'on ait envers elles des
attentes bien plus stéréotypées qu'à l'égard des hommes, et qui leur ferment
des carrières (je sais pas, moi, leader politique, administratrice d'entreprise
cotée au CAC40, charpentière), soit qu'elles n'osent pas les envisager, soit
qu'on leur fasse la vie extrêmement dure pour arriver au même succès qu'un
homme médiocre dans le même champ. L'idéal étant d'être jolie mais pas trop,
séductrice mais pas salope, et de chercher à briller dans une profession déjà
assez féminisée pour ne pas devoir essuyer les plâtres. Alors tout ce qui peut
faire voler en éclats ces images simplistes de ce que c'est qu'un métier, un
corps, une attitude, une carrière ou une vie de femme, est plus que
bienvenu...</p>
<p><strong>(1)</strong> Le test de Bechdel propose trois critères pour décider
du caractère non-sexiste d'un film ou d'un livre : 1-la présence d'une
deuxième femme (pas juste princesse Leia, aussi formidable soit-elle) ;
2-un dialogue, à un moment, entre deux femmes ; 3-un dialogue qui ne
serait pas focalisé sur un personnage masculin, ce qui exclut aussi bien le
crêpage de chignon entre rivales que les conseils de la belle doche pour
satisfaire monsieur. Et ils sont rares, les films qui échappent à la
condamnation pour sexisme. Pensez-vous, des femmes qui parlent de ce qu'elles
sont ou de ce qu'elles vont faire ensemble, c'est un spectacle peu
ordinaire !</p>Portland, capitale vélo de l'Amérique du Nord ?urn:md5:95437137e74ec2471637802e0f78b6342012-12-13T07:32:00+01:002014-01-04T11:11:48+01:00AudeReportagesAmérique du NordVélo<p>Jeudi 22 novembre 2012, Portland, devant le café coop de la 12e rue.
Rendez-vous est pris pour une balade festive dans les rues de la ville,
désertées pour cause de Thanksgiving. Une trentaine de cyclistes se sont
réuni-e-s pour profiter du calme et « se mettre en appétit » pour le
repas de 15 h. L'un des nombreux rendez-vous quotidiens qui animent la
communauté des cyclistes de Portland, Oregon. Avec ses 500 000 habitant-e-s
(deux millions dans toute l'agglo, qui s'étend jusque dans l'état de
Washington), la petite métropole du Nord-Ouest fait figure de capitale vélo de
toute l'Amérique du Nord.</p> <p>Est-ce son climat ? Pendant les trois mois d'hiver il y pleut plus qu'à
Brest... Son relief ? Plus doux que Seattle sa voisine, mais ce n'est pas
ça qui fait une ville cyclable, il suffit de considérer l'exemple lillois. Ses
aménagements ? Pendant les années d'après-guerre la ville s'est
« adaptée à la voiture » et des autoroutes traversent toute la ville,
réduisant les possibilités de franchissement entre ses quadrants à quelques
grands axes et à de rares ouvertures cyclables. La dernière <em>freeway</em> a
réuni contre elle assez de suffrages pour ne pas être construite, mais pour
passer sans encombre du quadrant Nord-Est à celui du Sud-Est ou à celui du Nord
(il y en a au total cinq) il faudra planifier son itinéraire ou être un-e
habitué-e. Décidément, il n'y a pas de recette, plutôt une alchimie qui tient à
la culture locale autant qu'au volontarisme des autorités.</p>
<p>Beaucoup a été fait pour les 8 % d'habitant-e-s qui font leur trajet
domicile-travail à vélo : nombreuses bandes cyclables, signalisation
spécifique (y compris sur des axes où la circulation des vélos est interdite,
une bizarrerie), stationnements, etc. Et la ville a avancé depuis des décennies
sur d'autres terrains, avec le premier tramway réintroduit aux USA et un
système de transports en commun qui permet à Portland de compter 20 %
d'automobilistes en moins que dans les autres métropoles du pays. Le résultat,
ça n'est pas seulement une ville qui se rapproche des standards cyclables
français : elle les dépasse. La densité peut être assez forte pour prendre
l'habitude d'annoncer qu'on va doubler (« <em>On your left!</em> »), et on
ne conduit pas ici sa voiture sans penser aux vélos qu'on va croiser. Mais rien
à voir avec Gand ou Amsterdam. Ou pas encore. Car ce qui fait les délices du
vélo à Portland, c'est aussi hélas un modèle urbain insoutenable, celui de la
ville peu dense. Passé l'hypercentre, elle se développe autour de la maison
individuelle avec ses quatre façades, ses espaces verts et son sens du
voisinage. Si les Américain-e-s font de détestables citoyen-ne-s du monde, ce
sont en revanche de bon-ne-s voisin-e-s. Prendre à vélo une rue dans un
quartier résidentiel, en itinéraire officiellement cyclable ou non, c'est
s'assurer un traitement très délicat de la part des automobilistes :
vitesse réduite, au point d'entendre ronronner sans impatience la voiture
derrière soi, et priorité quasi-systématique aux cyclistes, au point d'en
oublier sa droite. Seul bémol : on promène son chien dans le noir, et on
fait du vélo dans les mêmes conditions... attention aux obstacles et aux nids
de poule. Sur les grands axes en revanche, on se sent beaucoup moins accepté,
invisible, illégitime, même si ces axes sont des rues commerçantes, vivantes et
fréquentées. On y est parfois même carrément interdit, comme sur un des huit
ponts de Portland qui pourtant donne sur des axes autorisés au vélo.</p>
<p>Aujourd'hui, ce qui fait croître l'usage du vélo à Portland, c'est aussi
l'immigration des cyclistes. Aux USA, quand on se ressemble on s'assemble.
Quand la réputation de la vie alternative à Portland n'est plus à faire, quand
les aires métropolitaines de Seattle ou San Francisco deviennent un peu trop
chères pour les classes sociales les plus disposées au vélo, Portland attire
une population attirée par sa différence. Et l'attrait du vélo tient autant à
la facilité qu'il y a à rouler dans les rues de la ville qu'à la culture
cycliste : vélocistes pour tous les goûts (de la sacoche en cuir pour
votre Brompton aux pièces de récup offertes ou bradées), ateliers de réparation
mixtes ou féminins ; centre communautaire ; foire artisanale qui
réunit fabricant-e-s d'accessoires ou de bijoux (la chaîne de vélo en bracelet
a un certain succès) ; agenda proposant des sorties pour la santé, le
plaisir ou la revendication (la masse critique a une histoire plus
douloureuse), on peut vivre ici pour le vélo. La communauté cycliste produit
aussi une abondante littérature : guides de Portland à vélo, en passant ou
non par les micro-brasseries qui font elles aussi la réputation de la
ville ; manuel de la cycliste par <em>Women on Wheels</em> ; fanzine
féministe vélorutionnaire trimestriel <em>Taking the Lane</em>
<strong>(1)</strong> ; divers précis d'histoire politique du vélo en
Oregon... Portland est aussi un centre très actif de micro-édition. Avec tout
ça, même si on n'a encore pas atteint une masse critique, même si on peut
l'avoir mauvaise quand on se fait serrer de près par un pick-up chromé sur un
gros axe ou <em>downtown</em>, on sait ici que, même au milieu d'un océan de
grosses berlines japonaises, on est bien entouré.</p>
<p><img src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.bike_pdx_m.jpg" alt="bike_pdx.JPG" style="display:block; margin:0 auto;" title="bike_pdx.JPG, déc. 2012" /></p>
<p><strong>(1)</strong> A retrouver bientôt dans la bibliothèque de CheZ
VioleTTe, place Vanhoenacker.</p>Québec : cap au Nord !urn:md5:4a87e377f58263801a1ee9ad665d1b9d2012-12-12T22:40:00+01:002014-01-04T11:11:48+01:00AudeReportagesAmérique du NordEnvironnement<p>Paru dans <em><a href="http://lan02.org">L'An 02</a></em>, hiver
2012-2013.</p>
<p>Le second pays le plus vaste au monde n'est peuplé que de 34 millions
d'habitant·e·s, massé·e·s sur la frontière méridionale. Autant dire que le
reste n'est qu'une vaste réserve de richesses qui n'attendent que d'être
exploitées. Le Canada s'y emploie déjà, et mines et barrages prospèrent depuis
longtemps au Nord. Mais le pic de Hubbert, un phénomène de stagnation mondiale
de l'extraction du pétrole, et la demande qui va croissant, ouvrent une course
à l'exploitation de toutes les ressources imaginables d'énergie. On connaît en
France la brillante idée qui consiste à polluer les nappes phréatiques d'un
pays densément peuplé pour en extraire quelques litres de gaz de schiste,
imaginons donc les appétits qui s'aiguisent autour des ressources souterraines
d'un pays vécu comme un quasi-désert. Jusqu'ici l'exploitation a été modérée
par des prix trop faibles, mais aujourd'hui tous s'envolent, et l'affaire
devient enfin rentable. Il s'agit de terres rares, délaissées quand la Chine
les bradait, mais qui sont devenues bien précieuses, de fer et d'autres métaux
dont les prix ont eux aussi explosé, et enfin d'énergie sous toutes ses
formes : uranium (les autres fournisseurs de la France sont le Niger et
l'Australie), hydroélectricité et énergies fossiles non-conventionnelles
(sables bitumineux, gaz de schiste). La folie extractiviste s'est emparée du
pays.</p> <h4>Une nouvelle colonisation des territoires du Nord</h4>
<p>Au Québec cette folie a pour nom « Plan Nord », un programme
découvert en mars 2011. Natalie Normandeau, alors ministre libérale des
Ressources naturelles, présente le Plan Nord comme un « vaste projet de
société ». Pour Jean Charest, Premier ministre aujourd'hui démissionné,
c'est « l'un des plus grands chantiers de développement économique, social
et environnemental de l'histoire du Québec ». Le Plan Nord est un énorme
partenariat public-privé (PPP, la star des politique néo-libérales de
privatisation des gains et de socialisation des pertes) : des milliards
d'investissements, surtout publics (infrastructures de transport notamment),
pour aller exploiter toutes les ressources naturelles au nord du 49e
parallèle.<br />
Il est douteux que les redevances minières comblent le déficit :
l'institut de recherche indépendant IRIS estime que la province « devra
payer 8,45 milliards de dollars de plus que ce qu'elle recevra du Plan
Nord ». Mais la motivation principale, assénée à longueur de temps par les
autorités, c'est l'emploi (lequel n'a pas de prix). Non pas l'emploi des
populations autochtones, qui vivent dans les territoires les plus déshérités de
la province et font exploser les taux d'illettrisme, d'alcoolisme ou de
malnutrition. Mais l'emploi des jeunes Blanc·he·s qui n'en veulent, et
accepteront de bosser dix jours de suite dans des villes-champignons pour
rentrer en avion profiter de fins de semaine prolongées à Montréal ou Québec.
Une migration pendulaire organisée, sans souci pour l'équilibre des
territoires. Les loyers des villes-dortoirs ont déjà explosé, mais aussi le
prix des denrées alimentaires. Au temps de la ruée vers l'Or dans le Yukon au
XIXe siècle, un fruit importé valait son pesant de pépites. Toutes proportions
gardées, c'est l'avenir du marché alimentaire local.<br />
Les autochtones, privé·e·s de la ressource économique, seront les grand·e·s
perdant·e·s du Plan Nord. L'arrivée en masse de Blancs, principalement des
hommes seuls, fait en outre craindre une augmentation des cas de violence, et
de violence sexuelle, à l'encontre des femmes autochtones, déjà très
vulnérables, et une déstabilisation des structures sociales et culturelles. Sur
les onze premières nations québécoises, quatre (Innus, Cris, Inuits et
Naskapis) ont été associées au Plan Nord, à travers la consultation de leurs
conseils de bande, des institutions plus folkloriques que traditionnelles et
dont la corruption est abondamment commentée. Et d'autres nations, également
impactées, comme les Algonquins, n'ont pas été inclues dans la consultation. Le
ministre des Affaires autochtones de 2011, Geoffrey Kelley, peut toujours
parler de « grand projet collectif »... ici on traduit dans les
termes du néocolonialisme.</p>
<h4>Développement économique, social et environnemental !</h4>
<p>Tout le territoire au nord du 49e parallèle, c'est 72 % du Québec, soit
1,2 million de km2, 500.000 lacs et rivières qui constituent l'une des plus
grosses réserves d'eau douce au monde, 200.000 km2 de forêts dites
commerciales. Mais rassurons-nous, des engagements ont été pris pour que
50 % du territoire du Plan Nord soit consacré « à des fins autres
qu'industrielles », et même 12 %, puis en 2012 20 %
d'« aires protégées », lesquelles aires pourront cependant être
déplacées au fil des années. Un site déjà exploité pourrait ainsi redevenir un
patrimoine naturel...<br />
Les mines d'uranium et de métaux, qui une fois exploitées sont abandonnées
telles quelles, contaminent durablement les sols et les eaux. La coupe à blanc
des arbres est permise, et bien plus rentable qu'une coupe sélective, plus
écologique et adaptée au rythme de régénération extrêmement lent (120 ans) de
la forêt. Et les barrages, déjà très présents (la compagnie provinciale de
production électrique s'appelle Hydro-Québec), s'attaqueront à de nouveaux
cours d'eau sur la Côte-Nord, qui sont encore vivants et propices à la
reproduction des saumons. Sur les fleuves où sont construits des barrages, les
poissons ne sont plus qu'un souvenir, les oiseaux qui s'en nourrissaient
disparaissent, et les retenues inondent des km2 entiers où pourrissent des
conifères en relâchant du méthylmercure, une substance toxique. Rien à voir
avec une énergie propre, l'hydroélectricité se contente de ne produire ni CO2
ni radioactivité, mais elle bouleverse les équilibres naturels.<br />
Ce sont donc de véritables encouragements à dégrader les écosystèmes du Nord
qui sont délivrés par les gouvernements qui se succèdent au pouvoir, au nom de
l'emploi et du profit, et dans l'ignorance de l'intérêt écologique de ces
régions peu habitées. Le monde entier fait la grimace devant l'exploitation des
sables bitumineux de l'Alberta, on espère qu'il accordera la même intérêt au
Plan Nord québécois.</p>
<p>NB : Merci à Philippe et aux auteur·e·s de <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/%3Chttp://anarchieverte.ch40s.net/partenaires/la-mauvaise-herbe%3E">La
Mauvaise Herbe</a> pour leurs éclairages.</p>
<p>___</p>
<h4>Le Plan Nord mort et enterré ?</h4>
<p>Lundi 1er octobre 2012, la nouvelle ministre des Ressources naturelles,
Martine Ouellet, enterre en fanfare le Plan Nord du Parti libéral. Elle compte
créer un nouvel organisme de coordination et poursuivre l'exploitation,
« mais pas n'importe comment ». Il faudra que tout cela bénéficie
plus au public, grâce à un volet social plus important et à des redevances
minières accrues par rapport aux cadeaux libéraux pour le big bussiness
canadien, et l'utilité des extractions ne sera pas décidée uniquement par le
marché, mais aussi soumis à des études, à des concertations et à des choix
politiques : l'amiante, l'uranium et les gaz de schiste sont déjà dans la
ligne de mire. Mais l'accélération de l'exploitation des ressources du Nord
reste au programme.</p>