Reductio ad generationem
Par Aude le mardi, 14 octobre, 2025, 07h35 - Textes - Lien permanent
Dans les temps reculés autour de l’an 2000, je militais dans le mouvement de jeunesse commun à plusieurs partis politiques et j’avais été envoyée pour répondre aux questions d’une journaliste sur jeunesse et politique. J’eus droit à ma photo dans le magazine et les platitudes que j’avais racontées tenaient sur un paragraphe, en regard avec celles des représentant·es d’autres mouvements. Il ne manquait rien, même si j’avais repéré quelques imprécisions. La journaliste, Hélène Marronnier, avait repris un sujet à la mode dans les rédactions : le renouveau de l’engagement politique des jeunes. Déjà. Déjà les jeunes étaient hyper conscient·es des problèmes du monde autour d’elles et eux et allaient se battre pour les régler, vous allez voir ce que vous allez voir. À l’époque, je trouvais déjà le sujet un peu bateau (avec sa jeunesse représentée exclusivement par des mouv de partis) et mal traité, notamment parce qu’à mon avis des questions intéressantes n’étaient pas posées sur la particularité de l’engagement des jeunes, le besoin d’entre-soi et de lier la politique et la vie de tous les jours. Pour moi, être dans un mouvement de jeunes, c’était l’autorisation de se tester et de dire et de faire beaucoup de trucs pas très malins mais qu’on ne regretterait jamais, de se faire des potes plutôt qu’un réseau (1), à un âge où on a le temps et où on est gourmand·e de relations sociales. Les mouvements écolo adultes étaient bien plus ennuyeux et exclusifs, on y existait par l’expertise ou on se contentait de tenir les murs.
Aujourd’hui que je suis en voie de péremption (je suis une femme), cette légère distance vis-à-vis de la journaliste de 30 ans avec ses questions à la con est devenue un agacement certain vis-à-vis du cliché selon lequel la génération X, Y ou Z (et on va compter comment après ?) va sauver la planète. Le raisonnement en termes de génération est la première source de cet agacement. Il est d’abord contraint par l’ignorance de l’expression « classe d’âge », que connaissent bien les anthropologues. Ce n’est pas parce que nous étions d’une certaine génération que nous organisions des manifs pour l’appel du 18 joints ou que nous proposions aux passant·es de boire du sirop de sureau maison dans le même verre malpropre pour la journée mondiale anti-McDo. C’était parce que, quand on est jeune, on n’a pas trop peur du ridicule. Et pas de regrets, on s’est bien marré. Être jeune, c’est avoir moins de contraintes et plus de galères, moins de limites et d’auto-censure, moins à perdre et plus de rêves, c’est un âge de la vie auquel il est plus facile de s’engager, y compris au mépris du danger dans des moments ou des mouvements révolutionnaires (2).
Et puis la génération, c’est surtout un concept marketing (3). La première fois que j’ai entendu parler des millenials (comment ça pète !), c’était pour parler des gens qui auraient 20 ans en 2000 parce que les marketeux étaient trop pressés d’utiliser ce terme. Maintenant c’est pour parler des personnes nées dans ces années 2000 et ces générations se renouvellent de plus en plus vite, tous les dix ans il y a un nouveau modèle. Ça sert peut-être à vendre des trucs mais ça n’a pas une bien grande pertinence en sciences sociales si ce n’est pas associé à des éléments matériels comme le fait d’arriver à l’université, sur le marché de l’emploi ou immobilier au moment où… Parce que ça, ça change la vie. Si aujourd’hui en Asie de l’Est on assiste depuis une quinzaine d’années à l’apparition de mouvements générationnels très critiques, les générations Satori au Japon apparue vers 2010, Sampo en Corée en 2011 (4), Tang ping en Chine en 2021 (5), c’est parce que dans ce nouveau contexte un master ne donne plus accès à un travail bien rémunéré et les prix du marché immobilier ne permettent plus d’acheter son logement. Ces mouvements remettent en cause la famille, le travail, la propriété mais aussi les relations amoureuses, l’alcool, le désir, la santé et pourquoi pas la vie (c’est le dixième renoncement du mouvement coréen, Sampo n’étant que le triple renoncement). Mais malgré cette radicalité, nous n’avons pu manquer de constater que ces trois pays ne sont pas à l’arrêt et que la vie y continue à peu près comme avant. Ces mouvements entre prise de conscience spirituelle (le satori est une notion bouddhiste zen) et politique concernent des classes sociales au fond assez isolées.
Les yeux de Chimène de la bourgeoisie pour « la nouvelle génération » ressemblent férocement à de la complaisance pour ses propres gosses. Au mépris parfois de la réalité. La « génération climat » est aussi celle qui s’est habituée à voir l’Europe à 50 € l’aller dans les publicités des avionneurs, elle n’a jamais vécu sans smartphone et c’est celle qui consomme le plus de viande (6). Des caractéristiques qui compliquent fortement la descente énergétique. Pourtant, l’optimisme est à son comble et des idées se sont imposées au sujet de cette génération comme le fait que grâce à elle le genre (ce rapport social entre classes d’hommes et des femmes) serait bientôt une notion dépassée car les garçons aujourd’hui se vernissent les ongles en violet. Et ça va tout changer. C’est bien une vue de l’esprit et une grande méconnaissance du reste de la société car pendant ce temps le sexisme progresse globalement dans les classes d’âge les plus jeunes, au point de normaliser les violences sexuelles et le travail domestique gratuit des femmes. On se regardait le nombril, on se félicitait de voir la fille d’Apolline assumer à 16 ans d’être lesbienne ou le·a gosse de Louise et Thomas être en trouple avec deux adelphes mais pendant ce temps, les gamines de prolos avaient pour modèle des femmes soumises aux diktats de la beauté, de la bonne tenue de leur ménage et/ou du registre de la sexualité pornographique. Surprise ! Et gueule de bois car ça pourrait nous retomber sur la gueule, le jour hypothétique où le Planning familial pourrait éventuellement voir dans certaines régions ses subventions rognées ou coupées, les gamines de classe populaire étant encore une fois au premier rang des personnes lésées.
Il y a quelques jours une autrice de mon âge flattait la jeune femme qui lui avait posé une question en lui disant que sa génération allait tout sauver. La jeune fille souriait, flattée à l’écoute de ce pauvre cliché. Je serais épouvantée à sa place de savoir que c’est sur ma génération que tout repose ! Mais heureusement que ce n’est pas le cas, qu’on ne peut pas compter sur tout le monde pour faire bouger une société mais que les mouvements sociaux qui marchent ont cette particularité de transcender les appartenances et de réunir des groupes sociaux et les classes d’âge. Oui, les jeunes ont plus de raisons de descendre tout bloquer mais non, ça ne suffira pas s’il n’y a qu’eux et elles.
Dernière chose qui m’insupporte à propos du discours laudateur sur la dernière génération avant la suivante, c’est cette invisibilisation de la classe sociale et des conflits sociaux. Les baby-boomers qui ont pourri la planète et détraqué le climat, c’est une explication un peu faible quand soi-même, venant de la bourgeoisie ou de la petite-bourgeoisie, on prend pour acquis un niveau de confort matériel et de mobilité très élevé, qu’on ignore l’histoire de l’écologie politique et ce qu’elle doit aux boomers et à leurs parents né·es en 1915, qu’on part du principe qu’un connard de 25 ans qui trime pour sa start-up comprendra alors qu’une militante de 60 ans qui a été de toutes les luttes féministes, syndicales et anti-coloniales, c’est une connasse dépassée (et si c’est une TERF, qu’elle crève). Comme si nous étions réductibles à notre date de naissance et que notre milieu social ou nos engagements ne comptaient guère à partir du moment où on a passé l’âge. Cette lutte des générations remplace la lutte des classes et plus possible de dénoncer la main-mise du capitalisme qui nous a mené·es où nous en somme. On a des responsables plus près et plus faciles à identifier que des collusions entre dirigeants politiques et conseils d’administration des plus grandes entreprises. J’entends qu’on puisse avoir les boules de ne pas pouvoir se payer son logement alors que ses parents l’ont fait en vingt ans mais il y a des frustrations mieux employées que d’autres (suivez le lien pour lire à ce sujet un coup de gueule salutaire).
Les générations existent bien et ce sont des caractéristiques qui disent quelque chose de nous mais paradoxalement, alors que s’exprime un certain anti-sociologisme selon lequel chacun·e de nous est unique et en aucun point déterminé·e par le monde social, la génération permettrait d’accorder à chacun·e une capacité donnée à comprendre certains sujets, une responsabilité personnelle dans les maux du monde ou au contraire une injonction à le sauver… Elle justifie tous les préjugés et les réductions à la caricature. Mais peut-être que je pense ça uniquement car je suis une fille de boomers.
(1) Ce n’est pas parce qu’on a le même âge qu’on se ressemble et parmi mes ancien·nes camarades certain·es ont fait carrière.
(2) Ou dans une entreprise, lire ici l’analyse d’Anthony Galluzzo sur pourquoi Steve Job et Bill Gates sont nés la même année, les caractéristiques de leur classe d’âge leur permettant de profiter d’une fenêtre de tir technico-économique autour de 1975.
(3) « La culture jeune est dès son apparition – et nécessairement – une culture médiatique et marchande. Elle est entièrement animée par des producteurs de musique et des patrons de presse, par des possesseurs de réseaux qui sont seuls capables de faire circuler ce grand répertoire audiovisuel à travers le monde. C’est le marché qui fournit aux jeunes, de façon continue et croissante, les outils de leur sécession, de leur socialisation à distance et de leur "fraternité consommatoire" » Anthony Galluzzo, La Fabrique du consommateur, La Découverte, 2020.
(4) Le président coréen Yoon Seok-yeol, aujourd’hui démissionné après une tentative de coup d’État, souhaitait passer la semaine de travail de 52 heures à 69. Et pourquoi pas 120, pour celles et ceux qui en éprouvent très spontanément le besoin, « quitte à se reposer après », concédait-il. Problème : avec 1 910 heures travaillées par an en moyenne (contre 1 490 en France), les Sud-Coréen·nes n’en pouvaient déjà plus. La mort par surmenage a un nom en coréen (gwarosa) et une revendication se fait entendre dans le mouvement ouvrier : « Laissez-nous dormir ! » Il ne resterait plus que ça à faire après le boulot, avec une durée légale à 69 heures.
(5) En avril 2021, Luo Huazhong, une vingtaine d’années, poste sur un réseau social chinois un billet intitulé « Se coucher, c’est la justice ». Il présente son mode de vie : pas de boulot fixe, il habite chez ses parents, ne se met pas la pression et réduit ses besoins au minimum. Quand il a besoin d’argent, il va en ville faire de la figuration dans un studio de cinéma, où il joue le rôle… de cadavres. « La vie, c’est rester couché, rester couché et rester encore couché (tang ping) », résume-t-il. Malgré la censure des hashtags, le concept buzze. C’est qu’il résonne avec les désillusions d’une génération de Chinois·es qui y ont cru, travaillent de 9 h à 21 h six jours par semaine (le système 996) mais se heurtent à l’impossibilité de se loger correctement pour élever des enfants. Démographie en berne et inégalités croissantes, la Chine fatigue et n’y croit plus. Au point que le président Xi est accouru à la rescousse pour condamner le tang ping et rappeler les rêves de croissance, de mobilité sociale ascendante et de « prospérité partagée ». Histoire de remettre la Chine au turbin.
(6) Les étudiant·es sont le groupe social qui consomme le plus de viande malgré de plus faibles budgets, sous une forme cachée (lardons, sauce bolo, etc.) plutôt que de morceaux nobles. Cette mauvaise alimentation est un effet de classe d’âge.
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