Le$$ivée
Par Aude le lundi, 20 octobre, 2025, 09h34 - Lectures - Lien permanent
Alison Bechdel, Le$$ivée. Un roman comique, traduit de l’anglais (États-Unis) par Lili Sztajn, Denoël Graphic, 272 pages, 28 €
C’est dans les années 1990 que j’ai découvert Alison Bechdel et ses lesbiennes à suivre (dykes to watch out for) à la bibliothèque municipale, dans des petits recueils à l’italienne qui reprenaient ses strips pour des magazines états-uniens alternatifs. Depuis, Bechdel a connu le succès avec Fun Home, une autobiographie sur son enfance qui fait la part belle à son père, prof de lettres et entrepreneur de pompes funèbres (le funeral home du titre). Elle a enchaîné avec C’est toi ma maman ? qui explore cette fois la relation avec sa mère puis Le Secret de la force surhumaine qui rend compte de son addiction au sport, de l’enfance jusqu’à sa vie actuelle dans le Vermont rural (l’État très au nord et très à gauche de Bernie Sanders) avec sa compagne artiste Holly. C’est dans ce cadre-là qu’elle place un nouvel opus autobiographique qui a la volonté d’être aussi une réflexion politique en explorant les questions économiques. La comédie musicale tirée de Fun Home est devenue pour le livre une série télé sur son père empailleur d’animaux mais l’essentiel est qu’elle offre à une artiste un peu underground une aisance matérielle inespérée. Autre volonté de mettre un peu de fiction dans sa vie en BD, Bechdel vit tout près d’une petite ville où se sont installées les « lesbiennes à suivre », toujours en coloc ensemble et à peine vieillies, comme téléportées de leur grande ville des années 1980-2000.
Autant j’avais peiné à trouver dans Le Secret de la force surhumaine une réflexion sur l’accomplissement de soi dans les sociétés capitalistes, avec quelques rares références à l’intrication entre individualisme, développement personnel et culture physique, autant la recherche dans ce nouveau bouquin d’une réflexion sur le rôle de l’argent dans les relations sociales me semble vaine. Certes elle y montre son rapport trouble à l’argent (que celles qui ont une relation parfaitement saine avec le pognon lèvent le doigt) mais la machine tourne à vide, malgré trois cases sur Thomas Piketty et un titre de chapitre qui reprend un concept marxien étalé sur cinq lignes. Le bouquin ressemble moins à ces essais en BD de Liv Strömquist qu’à un récit complaisant sur une autrice névrosée (original) et un groupe de personnes queer satisfaites d’elle-même et qui s’inquiètent de devoir être les prochaines victimes de Donald Trump. Cela en fait-il un livre politique ?
Tout n’est qu’ébauche de réflexion. Bechdel se montre fascinée par les armes à feu dans un contexte politiquement inquiétant mais ça ne constitue qu’un gag alors que la tentation des armes et de l’auto-défense saisit la gauche états-unienne, au risque de perdre une revendication essentielle pour elle (lire à ce sujet cet article de Maëlle Mariette et Franck Poupeau). Ses personnages signalent leur vertu politique à chaque page. C’est parfois pour de vrais engagements dans la vraie vie mais c’est surtout dans leur mode de vie qu’elles et iels dévoilent leur caractère révolutionnaire. Le$$ivée est tellement inclusif que les seules scènes de sexe tournent autour des fantasmes d’une lesbienne assignée gros mec poilu barbu à la naissance et dont l’un des privilèges masculins est celui de se faire régulièrement louer pour être un papa qui reste à la maison (alors que même fifille est partie et qu’il ressemble plus à un coq en pâte qu’à une meuf qui trime gratuitement). Je préfère prévenir les lectrices de la scène de levrette hétéro pleine page auxquelles elles pensaient échapper en ouvrant un bouquin de cette autrice. Heureusement, ma chérie misandre et fan de Bechdel n’a pas réussi à arriver jusque là et le livre lui est tombé des mains avant. (Lisez plutôt Lisa Mandel, une autrice qu’on trouve toutes les deux vraiment drôle et pertinente politiquement.)
La gosse du couple hétéro de la coloc et son adelphe sont non-binaires (par ailleurs ce sont des personnes appelées à être traitées comme de bêtes femmes reproductrices dans un État fasciste) et évidemment asexuel·les et poly-amoureux·ses, en une caricature de radicalitude. Une caractéristique qui permet à ces deux drop-outs du premier semestre, par ailleurs très occupé·es par leur développement personnel et leurs relations hyper-complexes, d’improviser un super podcast anti-capitaliste dont on ne saura pas grand-chose si ce n’est que leur génération est extraordinaire (voir mon billet précédent). Magie de la culture et de la réflexion individuelles contre le système éducatif… Les aliments des personnages sont mentionnés partout (kombucha, seitan et spécialités véganes, aliments bio du marché de producteurs) mais la nécessaire réflexion sur la distinction sociale et l’impossible commensalité que cela génère se limite à deux gags : les gosses non-binaires cuisinent des spécialités véganes qui finissent à la poubelle… pardon, au compost, et iels font la moue devant les œufs bio des poules de Bechdel et sa compagne. Outre que c’est moyennement drôle, quel est le sens de cette légère distance si peu réflexive de l’autrice ? Nous montrer qu’elle n’est pas dupe et encaisser les bénéfices sur tous les tableaux ?
Même début de piste pour suggérer l’incohérence qu’il y a à aller en SUV au marché de producteurs ou à se comporter tout le temps comme une consommatrice avide quand par ailleurs on prétend au homesteading, cette forme de vie à la recherche d’auto-subsistance, comme dans La Petite Maison dans la prairie. Ainsi le matériel essentiel à l’auto-subsistance arrive-t-il d’une quelconque usine par livreurs (dont il n’est pas dit qu’ils sont sous-payés, c’était pourtant le sujet du bouquin), en un gag récurrent, et le courage extraordinaire de l’autrice privilégiée consiste à dévoiler ses factures et le montant de ses frais divers. Côté écologie, Bechdel pleurniche le vivant, comme dirait Frédéric Lordon, dans le petit paradis survivaliste qu’on lui détruit et c’est trop injuste, tout en se vautrant dans son mode de vie états-unien bourgeois et en se demandant : « Mais qu’est-ce que je peux faire ? » Peut-être un livre plus critique ? Je ne doute pas qu’elle soit sincère, autant que quand elle exprime le souci de rassembler, de ne pas contribuer à l’ambiance de guerre civile qui règne dans le bouquin (il mélange des éléments d’histoire récente, dont certains datent du second mandat de Trump). Mais Le$$ivée ressemble plutôt à un manuel pour faire exactement le contraire, réduire les idées anti-capitalistes, écologistes et anti-fascistes aux témoignages de valeur individuelle d’une bourgeoisie et d’une petite bourgeoisie nombrilistes. Si ça n’avait tenu qu’à moi, j’aurais proposé à l’éditeur ce titre : Égologie.
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