Plus post- que moi, tu meurs !

Comment déguiser le retour de bâton que nous connaissons aujourd'hui dans de nombreux domaines et lui permettre d'apparaître comme un sommet d'innovation ? La réponse tient en quatre lettres : p-o-s-t.

Exit le féminisme, aujourd'hui c'est l'ère du « post-féminisme ». Qu'importe si les dit·e·s post-féministes trouvent dans les écrits (bêtement) féministes matière à pensée et se considèrent comme l'une des vagues de cette tradition qui en a connu de nombreuses. L'idée de table rase flatte quelques ego et fait les délices des journalistes et des intellos en mal de nouveauté. Qu'elle suggère aussi que les inégalités femmes-hommes sont maintenant vécues de manière « décomplexée », voilà un dommage collatéral qui nous en touchera une sans faire bouger l'autre.

Autre négation, celle que nous vivrions dans une société marquée par l'industrialisme. Non point, aujourd'hui on dit « post-industriel » et on se satisfait de l'argument selon lequel les ouvrièr·e·s ne représentent plus que 20 % environ des actifs/ves. Et 2 % des amateur·e·s de café à St-Germain des Prés, de quoi donc finir d'agoniser sous un tapis persan. On sera malgré tout étonné d'apprendre qu'il existe encore des usines, y compris dans les cantons ruraux, et y compris pour autre chose que la transformation des ressources locales (abattoirs de volaille et scieries dans les Landes, conserveries dans les grands ports de pêche). Et quand bien même, si les manufactures du monde entier, particulièrement celles de l'Asie du Sud-Est, participaient à plus de 20 % à la relative désindustrialisation de notre continent, est-ce que, « loin des yeux, loin du cœur », nous pourrions pour autant nous flatter d'avoir atteint un nouveau stade de l'Histoire de l'Humanité (car c'est bien au milieu de ces deux majuscules que s'inscrit le modeste « post- ») ? Comme si le faible emploi agricole nous avait définitivement débarrassé·e·s de l'obligation si terre à terre de nous nourrir, le faible emploi industriel nous ferait entrer dans l'ère de l'intelligence. Passons sur le fait que les connaissances d'un artisan coutelier ou d'un ouvrier à l'établi cabossé (2) ont de quoi nous épater plus que celles d'un vendeur de godasses ou d'une hôtesse d'accueil, les petites mains de l'Eldorado des services... La part en apparence moins grande de l'industrie tient surtout au fait que sa productivité augmente toujours beaucoup plus vite que celle des services : nous produisons autant (de produits et de déchets) avec moins (de ressources humaines) (3).

Mais surtout, le mépris de classe de ceux et celles qui s'engouffrent dans ces analyses, des salons parisiens aux salles de cours des lycées, en s'imaginant que désormais tout le monde travaille avec sa culture et sa créativité et évolue dans le monde merveilleux des idées, parviendrait presque à nous faire oublier pourquoi notre société peut à juste titre être qualifiée d'industrielle : les processus de production standardisés sont depuis longtemps sortis de l'usine et ont envahi tous les champs, de l'agriculture aux services, du commerce au... journalisme, en attendant l'enseignement. Que l'on se vautre dans l'analyse « post-industrielle », tout en chattant sur son ordi made in China, en croquant dans un délicieux sandwich baguette industrielle-poulet en batterie-laitue sous serre à flux tendus entre l'Andalousie et l'hypermarché... c'est le signe chez les un·e·s d'un accablant manque de recul, et chez quelques autres d'une victoire idéologique (l'oubli généralisé des conditions de la production) qui sonne peut-être l'ère de la « post-politique ».

(1) Dans « La maman et la putain sont de retour » (Le Monde diplomatique, juin 2012), Mona Chollet décrit bien le prestige grandissant et définitivement « post-moderne » de deux types de destins féminins, maman à quinze ans et pute.
(2) Robert Linhart, L'Établi, éditions de Minuit, première édition en 1978.
(3) « We do not live in a post-industrial age », in Ha-Joon Chang, 23 Things They Don't Tell You about Capitalism, Penguin, 2010.

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