Peut-on verbaliser les cyclistes ?

A l'heure où les autorités lilloises nous promettent un mouvement sans précédent de verbalisation des cyclistes, il est bon de se demander si l'on peut légitimement coller aux personnes à vélo les mêmes prunes qu'aux automobilistes...

Même si on a pu mettre en place avant 1921 certaines dispositions règlementaires concernant la circulation des véhicules, le code de la route formalisé à cette époque n'est pas aussi vieux que la route, mais que la généralisation des automobiles. De même que le trottoir et le piéton n'ont pas surgi avec l'apparition des jambes. La voiture a créé tout un monde autour d'elle (du bitume aux stations-service, du trottoir au parking), et les risques qu'entraîne sa vitesse pour les autres ont contraint la société à se doter d'abord d'un code de bonne conduite, puis d'un code administratif, étoffé et complexifié au fil des ans. La bicyclette est à peu près contemporaine des premières automobiles, mais ce n'est pas à elle qu'on doit le bitume et le code de la route... elle peut faire sans. Les chemins pierreux des campagnes sont encore pratiqués à vélo, et nous partageons relativement bien la route, entre nous et avec les piéton-ne-s, en raison de notre faible vitesse, de notre prise (visuelle, auditive, sensible) avec l'environnement et de notre intérêt bien compris, puisque c'est dans notre chair que nous sentirons la chute ou le choc. Certaines contraintes auxquelles sont soumises les automobiles et leurs conducteurs/rices ne nous concernent pas (le contrôle technique, le permis de conduire...), alors pourquoi celle-ci le ferait ?

Les piéton-ne-s peuvent recevoir une prune d'une dizaine d'euros s'ils ou elles traversent la chaussée en-dehors des clous ou au feu rouge. Cette mesure est rarement appliquée, donc encore moins souvent interrogée. L'argument le plus classique en sa défaveur est « je fais ce que je veux, s'il m'arrive quelque chose c'est moi qui en subirai les conséquences ». C'est un argument douteux : mon intérêt est bien d'atteindre le trottoir d'en face sain-e et sauf/ve, et comptez sur moi pour tout mettre en œuvre pour le faire, certes... mais une société qui met à ma disposition dans le cas contraire toute une batterie de services médicaux a peut-être son mot à dire. Voilà qui va dans le sens d'une légitimité de la verbalisation des cyclistes. Mais dans quelles conditions ?

Utiliser le même barème d'amendes pour les automobilistes et pour les cyclistes est par exemple un non-sens. Les formulaires le disent bien, qui parlent de « véhicule » et doivent être remplis avec le nom de la marque, du modèle, mais aussi le numéro de la plaque d'immatriculation ! Et le prix de l'amende pour un feu ignoré se rapproche fort d'un budget vélo annuel alors que pour les automobilistes il équivaut à deux pleins hebdomadaires. Difficile de ne pas ressentir l'absurdité et l'injustice de tout cela pendant qu'on remplit votre amende. La moindre des choses serait donc d'établir un barème d'amendes spécifique aux cyclistes, plus proche de celui qui a cours pour les piéton-ne-s... et d'imprimer les formulaires qui vont avec.

Faire du vélo en ville, c'est déjà le parcours du combattant. Si on peut le rapprocher de l'expérience des usagèr-e-s de la voiture, ce serait de celle d'un-e passagèr-e surpris-e par un-e conducteur/rice spécialement désinvolte, trop rapide, à la conduite décidément dangereuse. Assis-e à la bien nommée place du mort, on n'arrête pas d'écraser le plancher, à la recherche d'une pédale de freins imaginaire. Même chose à vélo : un doublement en-deçà de la distance de sécurité, le bruit d'une accélération un peu virile, d'un cliquetis qui ressemble à une ouverture de portière, tout ça nous rend le vélo plus désagréable qu'il devrait être. Nous sommes les usagèr-e-s les plus fragiles de la route, et nous méritons des égards. Il n'en est rien, bien au contraire. Ce qui nous nuit le plus n'est jamais verbalisé. Avez-vous vu un-e automobiliste recevoir une prune pour ne pas avoir vérifié son angle mort de droite ? ouvert sa portière sans un regard ? klaxonné indûment ? doublé sans respect pour la distance de sécurité ? Certains de ces comportements peuvent vous valoir d'être recalé-e au permis, mais pas une prune. Et les autres, même s'ils sont interdits par le code de la route, ne sont jamais sanctionnés. « Comment pouvez-vous coller une prune à une personne qui a klaxonné n'importe comment », disait un jour un policier à vélo ? « Même si cela m'énerve moi aussi, je ne me sens jamais en droit de le faire. »

Si aujourd'hui les policièr-e-s à moto ou en voiture se mettent à nous verbaliser, ce sera de manière arbitraire. Un changement de direction non-signalé, à 45 euros ? « Mais la chaussée est ici complètement défoncée, comment voulez-vous que j'enlève une seule main de mon guidon ? » Un feu grillé, 90 euros ? « Et si je préférais passer en ne gênant personne plutôt que de rester sur la chaussée la nuit sans éclairage ? » Nous faire verbaliser par des personnes qui ne connaissent rien de notre expérience de cyclistes, et pour qui le vélo c'est le truc qu'on met à l'arrière de la voiture quand on va à la campagne, c'est se mettre en mesure de faire naître un énorme sentiment d'injustice. Les magistrats savent qu'une peine n'est utile que lorsqu'elle est comprise. En donnant l'ordre de nous verbaliser, pour des sommes aussi élevées, à des policièr-e-s, dont très peu à Lille circulent à vélo et partagent notre expérience, les autorités accroîtront la tension du côté des cyclistes, et feront naître une génération spontanée de vélos en colère.

Ce fut le cas à Bordeaux entre fin 2005 et début 2009, presque quatre années de verbalisation intense des cyclistes. Le pic fut atteint ce jour où trois camions verbalisèrent toute une après-midi sur l'axe ville-campus les cyclistes (souvent étudiant-e-s et désargenté-e-s) qui roulaient sur les voies de tram. C'est dangereux certes, mais l'agglomération ne s'était-elle pas la première mise en délicatesse avec les textes de loi en refaisant un axe important sans prévoir de place pour les cyclistes ? Des voies trop étroites pour se faire doubler (et encore moins doubler en toute sécurité) engageaient les cyclistes à passer où ils et elles pouvaient... avec le risque d'une prune à 90 euros. Le résultat de ce mouvement inédit (que la mairie disait regretter alors qu'à Lille Martine Aubry semble l'avoir commandé), c'est des vélorutions à 200 personnes, mamies et étudiant-e-s en colère, quasiment tou-te-s ayant été verbalisé-e-s et réprimandé-e-s par des policièr-e-s motorisé-e-s. Les entretiens entre Vélo-Cité et l'hôtel de police restaient stériles, et ce n'est que début 2009 que les cyclistes ont eu la peau du chef de la police, suite au tollé provoqué par la nuit passée en cellule de dégrisement par une cycliste qui avait certes bu quelques verres de bordeaux, mais ne méritait pas un tel traitement et s'en est bien vengée en mobilisant tous ses réseaux médiatiques et politiques. Faudra-t-il en arriver là à Lille ?

Martine Aubry justifie ce mouvement par l'arrivée avec le V-lille de cyclistes peu expérimenté-e-s, qui ont un usage plutôt... poétique du vélo et peuvent en effet se mettre en danger. Mais la meilleure des réponses politiques ne serait-elle pas de contraindre les cyclistes qui n'ont pas respecté le code de la route à suivre des formations à la conduite à vélo en ville ? Certains comportements interdits peuvent être plus sûrs, et des comportements tout à fait légaux, bêtement calqués sur un modèle automobile, être au contraire très dangereux. Défend-on une conduite dans les clous, ou une conduite sûre ? Au fond, veut-on normaliser la conduite des cyclistes, ou assurer leur sécurité ? Il est vrai que verbaliser à tout-va les cyclistes rapporte plus que de les former. Mais comme disait Victor Hugo, si l'école coûte cher, essayez donc l'ignorance...

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