Les personnes les premières concernées

On parle beaucoup des « personnes les premières concernées » mais rarement des « deuxièmes concernées ». J'ai déjà écrit à ce sujet : les prostituées sont certes les personnes les premières concernées par leur activité mais la prostitution et sa reconnaissance gravent dans le marbre la disponibilité des femmes aux hommes, du male entitlement à la culture du viol. Les autres femmes sont elles aussi concernées par ce que fait la prostitution à la société qui la réprime ou qui l'accepte (sachant que la France fait les deux, réprimant des prostituées dont elle soumet le revenu à l'impôt).

Clore toute discussion sur l'avis des « personnes les premières concernées », c'est pousser un peu loin la théorie du point de vue selon lequel notre expérience du social nous donne une sensibilité, des connaissances et des intérêts, plus prosaïquement, qui ne sont pas ceux de tout le monde. Dans un texte où je critiquais avec Aude Vincent les oppositions très fortes – presque toutes masculines et peu suspectes de proféminisme – à la PMA, je me souviens d'avoir noté l'angle mort d'un auteur sur la critique des paternités tardives alors qu'il nous faisait frémir d'horreur sur les femmes qui procréent encore à 45 ans. Marrant, je me suis aperçu plus tard que m'avait échappé un élément intéressant en raison du même biais : mon genre.

Postuler que les personnes concernées ont, au-delà de cette expérience et de ces intérêts, un avis commun, c'est poser que nous ne sommes pas doté-e-s d'entendement et que des automatismes nous suffisent. Non, on peut penser dans un large spectre à partir d'une expérience singulière, on est orienté mais pas déterminé. Sans compter qu'aucune position singulière n'est assez semblable à une autre pour lui être assimilée. La culture, par exemple, est autant une expérience collective (notamment la culture politique des militant-e-s) qu'un parcours singulier (même si certains bouquins provoquent des lectures virales).

Bref, tout ça pour dire que si ces arguments (dont je dois une partie à Irène Pereira) peinent à convaincre, regardons ce qui se passe à Notre-Dame-des-Landes aujourd'hui. Le gouvernement, empêtré par la résistance à l'aéroport, apparue dans toute sa puissance à l'automne 2012 et qu'il avait visiblement mal estimée, tente un dernier recours pour faire sortir le dossier des scandales climatiques où il se trouve en bonne place. Miser sur une augmentation du trafic aérien et détruire des hectares de zone humide ? Les arguments qui tiennent à la protection de la nature que nous avons en partage s'épanouissent sur ce dossier. Pour couper l'herbe sous le pied des écolos, décroissant-e-s, éco-anarchistes et autres, rien de mieux que de sortir de ces enjeux globaux qui nous dépassent, pas vrai Pimpin, et de revenir à des enjeux qu'on maîtrise. L'arme fatale : le référendum local.

Qui dit local dit que personne ne va être invité-e à venir de la Zélande ou des Philippines nous faire la leçon sur le changement climatique ou la disparition de la biodiversité au nom d'un patrimoine mondial et que chacun-e est invité-e à revenir à ses fondamentaux : la vie locale. La polémique se déplace sur l'établissement du périmètre des « personnes les premières concernées ». C'est ballot, les zadistes n'en font pas partie, ils et elles sont habitant-e-s en titre de logements plus conformes et pas forcément situés en Loire atlantique. Mais ce n'est qu'un effet collatéral de la nouvelle définition du débat, qui revient s'imposer une fois décidé son caractère local : est-ce que cet aéroport sera pratique ou pas ?

En réduisant le périmètre au département, alors que les financements de l'opération le dépasseront largement, le référendum réduit aussi le contenu. Et les politiciens du Morbihan de se plaindre de ne pas faire partie des « personnes les premières concernées » alors que ça les arrangerait bien, de ne pas aller jusqu'au sud de Nantes, étant donné qu'eux viennent du nord. (Ouais ben moi aussi j'aimerais une gare TGV au sud de Lille parce que courir jusqu'au nord me fait perdre plus de temps que si je descendais tranquillement la porte des Postes… comment ça on ne va pas multiplier les équipements jusqu'à ce qu'il y en ait un devant chaque porte ?)

C'est cela que j'essayais de faire toucher du doigt dans ma critique des « personnes les premières concernées » : cette amputation de nos autres dimensions, comme celle de personne pensante qui a en partage avec le monde social et naturel qui l'entoure, me semble délétère. Tout le monde a droit à une position politique singulière. Même les habitant-e-s du Morbihan.

Commentaires

1. Le mercredi, 24 février, 2016, 10h20 par Un partageux

Bonjour Aude,

Pour apporter de l'eau à ton moulin un autre exemple pris dans l'actualité. Le projet de loi travail propose de rallonger à 10 heures/jour et 40 heures/semaine le temps de travail des mineurs en apprentissage. Eh bien "les personnes les premières concernées" n'ont pas protesté plus que ça. Ce qui prouverait aux yeux du gouvernement qu'elles sont d'accord... On ne va tout de même pas s'interroger sur la capacité à se faire entendre de gamins dispersés dans des milliers d'entreprises de petite taille...

2. Le jeudi, 25 février, 2016, 10h35 par Aude

Oui, c'est un outil d'acceptation, comme les accords d'entreprise plutôt que de branche, comme les référendums sur le travail du dimanche, etc. Cette manière d'utiliser les besoins individuels des premièr-e-s concerné-e-s contre une vision du bien commun. Dans les exemples où la vulnérabilité des personnes les premières concernées n'est pas évidente (des jeunes travailleurs consuméristes qui ont envie de bosser le dimanche pour gagner plus), on sait répondre. Mais quand elle l'est plus (des femmes qui n'ont pas accès à un revenu décent hors-prostitution), c'est plus compliqué. Ça nous oblige à penser l'interdépendance, ce qui nous relie. Il n'y a pas les salauds qui ont décidé de nous penser comme des atomes sans lien ni responsabilité les un-e-s avec les autres.

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