La liberté de boire des coups

Il y a cinq ans, suite aux attaques du 13 novembre, certain·es à gauche avaient érigé le fait de sortir et de boire des verres comme l'emblème de notre civilisation. Nous étions attaqué·es dans nos bars et nos restaurants, en tant que civilisation jouisseuse ? Nous allions porter haut et fort les couleurs de la liberté, rouge aux joues et pintes dorées. Et qu'importait que nos assaillant·es eussent été des petites frappes aussi volontiers alcoolisées que nous autres mais récemment converties à un cliché d'islam censé justifier leur haine et leur violence. Qu'importait aussi que cette communion républicaine subversive se fît sous les auspices d'une activité commerciale pas franchement inclusive. Qu'importait enfin que la France eût « éteint les Lumières » en cette sombre année 2015 et qu'il fallût lutter sur tant de fronts, contre le récit du choc des civilisations, contre les lois sécuritaires qui prenaient indifféremment comme cibles des terroristes et des militant·es. Qu'importait, car cette posture du petit-bourgeois satisfait des moments festifs de sa vie était bien la plus confortable.

C'est à ça que me fait penser la révolte actuelle contre les mesures sanitaires. 2015 puis cette crise du Covid nous valent un arsenal répressif hallucinant, d'état d'urgence (sanitaire ou anti-terroriste, on peine à en distinguer les mauvaises raisons, c'est devenu notre pain quotidien) en lois attentant gravement à nos libertés individuelles et associatives. Même les propos critiques de l'agriculture productiviste majoritaire sont sur la sellette : ce serait de l'agribashing, une forme de « complicité de terrorisme » anti-agricole. Mais le plus grave, ce serait qu'on ne peut pas boire de coups dans les bars ni aller au restaurant.

Moi aussi j'aime bien aller boire des coups et manger au restaurant. J'ai la chance de faire partie des groupes sociaux qui peuvent se le permettre (sans enfant à charge, avec un revenu suffisant et un logement à portée de vélo ou de métro de tous les endroits sympa). Et j'ai beaucoup critiqué ici les arbitrages effectués en solo par l'épidémiologiste en chef et futur prix Nobel de médecine qui fait l'admiration du monde entier. Notamment la priorité constante de l'économie sur nos vies : les déplacements autorisés pour le boulot mais pas pour les relations affectives, les cantines scolaires et d'entreprise ouvertes tandis que les restaus étaient fermés, les clusters professionnels pas contrôlés (1) alors que les lieux publics culturels qui mettaient en place des protocoles plus stricts et mieux suivis (2) restaient fermés. « Au boulot et puis à la niche. » Est-ce à dire qu'il faudrait faire exactement le contraire ou lever toute interdiction ?

La proposition que nous sommes nombreuses et nombreux à porter, c'est plutôt de faire entrer la gestion de la crise sanitaire en démocratie. Ce qui ne signifie pas non plus de la libéraliser, façon si tu trouves que c'est dangereux, tu n'as qu'à pas… Car nous sommes tou·tes dans le même bateau et nous payons ensemble un prix élevé quand il y a des trous dans la coque : nous avons des proches qui meurent, d'autres qui vivent avec un Covid qui les handicape durablement, d'autres enfin qui sont privé·es de soins, reportés sine die à cause de l'engorgement des hôpitaux. La démocratie, ça n'est ni la somme des choix individuels ni le plébiscite collectif. C'est des choix informés pris après des délibérations où toutes les parties sont entendues. (Oui oui, comme la convention citoyenne sur le climat et les conférences de citoyen·nes qui les avaient précédées et vu elles aussi leurs travaux finir à la poubelle.)

Dans un monde idéal, nous arbitrerions entre nos différents besoins (l'économie en fait partie) et ce qu'on sait du Covid pour bâtir une politique de réduction des risques. Les savoirs qui la fondent seraient mieux expliqués que dans ces spots de 30" qui nous matraquent sans rien nous expliquer. Ces savoirs serait compris et assimilés, la réduction des risques serait une nouvelle culture, un peu comme la capote des années Sida, acceptée et suivie par une majorité du corps social quand elle est nécessaire. Dans ce monde idéal, plus de mesures incohérentes (entre elles et avec ce qu'on sait des modes de transmission de la maladie) qui gonflent tout le monde car elles sont à la fois contraignantes et inefficaces – le pire des deux directions possible, le Brésil de Bolsonaro et l'Inde de Modi où on peut bien crever et qui offrent leurs variants au reste du monde ou Singapour qui a mis la ceinture et les bretelles mais qui depuis le confinement de l'an dernier permet aux résident·es de vivre leur vie mieux que nous ici (3).

Dans ce monde idéal, vu l'état des savoirs sur les contaminations en plein air, nous ne serions pas tenu·es de porter un masque au milieu de la forêt comme c'est le cas dans la plupart des départements, les terrasses des cafés et des restaurants seraient déjà rouvertes. Mais il ne serait pas non plus imaginable d'en ouvrir dans à peine un mois les intérieurs, soit des endroits non-essentiels où il est techniquement impossible de porter le masque. Et les restrictions ne porteraient pas sur la liberté des personnes, un bien précieux auquel il est grave de toucher (William Dab, un expert en matière de prévention sanitaire, le rappelait en juin dernier) mais sur des activités, arbitrant entre leur nécessité et leur niveau de risque.

Cette réouverture des restaurants, dans un pays où la circulation du virus est encore très élevée et le nombre de personnes hospitalisées proche des niveaux du pic du printemps 2020, est-elle une victoire de la liberté et de l'esprit français que le monde nous envie ? Ou simplement une de ces mesures qui privilégient l'économie aux dépens de nos vies et que le gouvernement est bien content de nous accorder parce qu'on a besoin de lâcher du lest, envie de lâcher des ronds et que lui en a marre de soutenir économiquement le secteur ?

Antoine Perraud notait que la chanson d'HK et les Satimbanks, « Danser encore », qui donne le la de danses impromptues fleurissant spontanément dans les rues des villes, se trouve « sur une ligne de crête discutable » : « recentrement nombriliste ou (...) sédition inclusive ? » Exigeons-nous que la pandémie arrête de nous faire chier et qu'on cache, au moins le temps d'un été, une misère hospitalière que nous ne souhaitons plus voir, parce que « ça commence à bien faire » comme disait Sarkozy des questions écologiques ? Ou avons-nous besoin de respirer un peu, de nous sentir de nouveau exister dans des foules, pour nous donner le courage de lutter – non plus pour un pad thaï à quinze balles mais pour des vies dignes pour tou·tes ? Cette chanson sera-t-elle le tube de l'été ou l'un de ces airs qui accompagnent les plus belles révolutions ?

NB : Reçu dans ma boîte aux lettres cette brochure du BDE d'une école de commerce avec une blague excellente. Tintin essaie de modérer les ardeurs d'un capitaine Haddock très excité : « Spiderman, Superman, Antman… Moi en ce moment, le seul super-héros que je rêve de rencontrer, c'est barman ! » Ce serait très drôle si c'était une blague de fil·les à papa qui n'iront jamais bosser en première ligne et qui répètent les mantras néolibéraux : « La société, ça n'existe pas. » Mais ça vient de la presse anti-tech radicale. La responsabilité, le principe de précaution, le soin aux autres, tout ça... des valeurs qu'on retrouve dans cet excellent billet sur les mondes militants radicaux confrontés à la crise sanitaire.

(1) J'ai chopé le Covid dans un tel cluster où le directeur n'avait pas jugé bon avant le 11 mars 2021 de mettre en place des précautions comme le télétravail partiel ou le port du masque obligatoire. On attend toujours une disposition sur l'aération des locaux, le temps que le savoir ruisselle jusque sur les imbéciles.
(2) Je n'oublie pas le désastre du déconfinement et comment les cinémas ont refusé (et obtenu) de ne pas rendre le port du masque obligatoire en salle, alors que la contamination par aérosols était reconnue dans le monde entier sauf la France qui avait parié sur les gouttelettes et le nuage de Tchernobyl. Cette obligation n'a été effective dans tous les lieux publics intérieurs que fin juillet (honte aux autorités) et dans les cinémas que fin août (honte à la profession).
(3) Pas d'angélisme : Singapour a aussi choisi d'utiliser son application de traçage de cas Covid pour résoudre des affaires policières… Une dérive qui n'importe où ailleurs instaurerait la défiance concernant ce dispositif.

Commentaires

1. Le jeudi, 20 mai, 2021, 06h01 par Aude

Un excellent texte de Cerveaux non disponibles sur le mouvement anti-masque et ses liens plus nourris avec l'extrême droite qu'avec les milieux attachés à la justice sociale et aux libertés civiles.

https://cerveauxnondisponibles.net/...

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