En toute impunité (1)

J'ai subi un crime de haine qui est resté impuni. Il y a quelques années je rentrais chez moi à vélo dans le centre de Lille avec un ami. Nous roulions en file indienne, alors qu'il nous était permis de rouler de front, dans un rond-point urbain, la place Philippe Lebon à Lille. Je ne m'explique pas pourquoi, au feu rouge, je remets en question ma position sur la chaussée. Peut-être parce que je me sens déjà menacée par une voiture tout près de nous. Oui, je suis bien placée, je prends ma place sur la chaussée pour éviter d'être fauchée à chaque sortie d'automobile à droite. Un tutoriel de la Sécurité routière suisse explique ici qu'il faudrait même rouler « au milieu de la voie ». Lorsque le feu passe au vert, nous redémarrons. Devant un nouveau feu rouge, cinquante mètres plus loin, parvis Saint-Michel, un automobiliste fait une queue de poisson à mon ami qui est placé devant. Mon ami le prend à partie en tapant sa voiture du plat de la main (note : ce n'est pas comme ça qu'on abîme les carrosseries, c'est seulement pour produire un peu de bruit et capter l'attention).

Le type sort de sa voiture, une Clio grise, pendant que ses deux passagers regardent la scène. Il a une quarantaine d'années, il est un peu épais, sa taille est plus petite que la moyenne des hommes (1,70 m environ), il a le crane rasé mais les sourcils clairs comme sa peau, un peu rose. Son corps bien planté prend toute la place possible dans une attitude menaçante qui attire l'attention de beaucoup de personnes sur la place : des piéton·nes, les consommateurs/rices en terrasse d'un pub, un cycliste. Il nous gueule dessus, nous explique qu'il nous a bien puni·es pour notre placement sur la chaussée en mettant en danger mon ami et nous menace encore. Placé·es plus à droite, nous roulions dans le caniveau et nous nous mettions en danger pour le laisser jouir du rond-point, trois voies de circulation pour lui tout seul puisqu'il n'y avait que nos trois véhicules sur la place. Nous n'avons pas pu le gêner.

Placé·es plus à droite sur la chaussée, nous n'existions plus et c'est sans doute son rêve. Nous ne le connaissons mais nous sommes l'objet de sa haine à laquelle je consacrerai <un billet les jours suivants (et encore ici sur la violence routière). Mon ami et moi avons en commun d'être très colériques. Je bous et j'ai trouvé plus sage de rester loin en arrière, à peut-être dix mètres. Quand, après nous avoir bien intimidé·es, il reprend le volant, mon ami passe à l'action, saisi par l'injustice de la situation, ce type qui prétend dire le code de la route et punir les contrevenant·es alors qu'il est la violence routière incarnée. Il est nos pires mesquineries, nos fantasmes de meurtre quand d'autres nous gênent (et en ville, au vu de la densité, tout le monde est susceptible de nous gêner un jour par sa seule présence), il est notre intolérance face à autrui que nous envions, méprisons, qui devrait nous laisser toute la place et s'écraser.

Mon ami ouvre la portière arrière de la voiture qui redémarre parce qu'il refuse que le type s'en aille après ça, comme si c'était acceptable. Le conducteur fait alors marche arrière et accélère bruyamment. Comme je suis restée loin, il a de la distance pour accélérer, son moteur monte dans les aigus et la voiture me fauche. Je suis projetée la tête la première dans le caniveau (où j'aurais dû rouler, vivre et mourir) et je ne vois pas la suite. Mon vélo, me dit-on, a atténué le choc, il s'est coincé sous la voiture qui l'a traîné sur vingt mètres avec des étincelles qui ont impressionné les passant·es. Mon ami a cassé d'un coup de poing la vitre avant droite, profitant qu'elle était entrouverte. Le type s'est enfui après avoir buté la femelle du mâle bêta qui lui refusait sa soumission.

Plus tard les passant·es viennent me voir, proposent leur témoignage. Dès que le type est sorti de sa voiture, j'ai noté le numéro de sa plaque et je n'ai pas été la seule. Nos observations concordent, sept témoins qui laissent leurs coordonnées et un numéro de plaque sans ambiguïté : BT 626 RP. Plus tard j'apprendrai de mon assurance que la voiture n'est pas volée. Je me dis que l'enquête sera rapide et je retrouverai mon agresseur au tribunal. Les pompiers arrivent sur la place pour m'examiner. Mon vélo a pris tout le choc mais il roule encore et je ne suis pas blessée. Plus tard dans la semaine, mon médecin va noter un gros bleu à ma fesse et une petite gêne au niveau du cou pour laquelle elle prescrira dix séances de kiné. J'ai eu de la chance. Je ne pense donc pas me déplacer à l'hôpital pour faire constater des bobos, l'idée d'un interruption temporaire de travail (ITT) me rebute un peu, c'est de la paperasse et je crois devoir m'arrêter, ce que je ne souhaite pas faire car j'ai trop peu eu la chance d'être en emploi. Mon traumatisme est plus psychologique. J'avais peur de la désinvolture et des erreurs de conduite des automobilistes mais j'ai maintenant peur de leur malveillance. Chaque voiture que j'entends ronronner derrière moi, je me demande si elle ne va pas me faucher, juste pour le fun. Depuis plus de quatre ans, ce cauchemar m'accompagne dans tous mes déplacements.

Au commissariat quelques jours après, les policiers refusent de prendre le témoignage de mon ami ou les coordonnées de tous les témoins. Deux leur suffisent, me disent-ils. Mais je suis soulagée quand l'officier de police judiciaire écrit à deux doigts sur son ordinateur qu'il ne s'agit pas d'un « accident » de la route mais de « violences avec arme par destination » (un objet qui employé hors de son usage normal peut être utilisé comme arme). On me donne le numéro de téléphone de l'agent chargée de l'enquête, Mme Danel. Quelques mois plus tard, son enquête est au point mort. Elle me dit que les témoins n'ont pas souhaité se déplacer (c'est le cas de mon ami et je lui en veux encore). Elle résume la situation : « C'est votre parole contre la sienne. » Plus tard j'apprendrai que dans la procédure l'OPJ aurait dû noter les noms de tous les témoins sans exception et qu'il n'y a aucune trace d'un quelconque appel aux deux témoins. Ça pue.

La suite ici.

Commentaires

1. Le mercredi, 10 juin, 2020, 16h08 par lolo

J’ai 60 ans, sportif et je fais 22 km aller-retour tous les jours en traversant Paris pour me rendre à mon travail. Je suis aussi automobiliste ce qui me donne l’avantage de savoir où les automobilistes vont se placer. Je connais la plupart des pièges qui vous attendent lorsque vous roulez à vélo : voiture qui tourne à droite alors que vous allez tout droit, queue de poisson, portières qui s’ouvrent, déchargement de livraison sur les pistes cyclables, piéton qui traverse sans regarder, bus à soufflet qui vous double, taxi qui démarre de son arrêt sans vous calculer… J’ai compris un truc : le monde de la route est sauvage. Beaucoup de conducteurs se comportent comme des animaux. Il est inutile, voire dangereux de faire justice soi-même. J’ai souvenir d’un reportage de M6 ou une conductrice était devenue handicapée après avoir fait une embardée car elle voulait rattraper un véhicule qui lui avait fait une queue de poisson. Compte tenu de cet état de fait, si je suis victime d’une incivilité de la part d’un véhicule et qu’il n’y pas de contact mais simplement une petite frayeur, je pars du principe que je laisse tomber. Il ne s’agit pas d’une faiblesse ou d’une lâcheté mais je crois que la voiture à une telle place dans notre société qu’un certain niveau de délinquance est toléré car tout le monde est concerné. Combien de fois ai-je vu les policiers activer la sirène le temps d’un carrefour pour passer sans s’arrêter. J’ai même vu des motards de la police emprunter les pistes cyclables qui sont à contresens ! Combien de fois ai-je vu le geste de votre ami qui consiste à taper sur la carrosserie d’une voiture voire à tenter d’ouvrir une portière pour réclamer des excuses ou un pardon ou un « je le ferais plus ». Notre société est malade de la voiture. D’ailleurs ne tolérons-nous pas 3500 morts par an ? Le seul espoir de diminuer la sauvagerie routière serait de diminuer la place de la voiture voire d’interdire son utilisation en ville. Et ça, ça ne sera pas de mon temps.

2. Le mercredi, 10 juin, 2020, 21h37 par Aude

Merci Lolo ! Un jour je suis allée voir (sans faire du bruit sur sa carrosserie) un automobiliste qui m'était passé trop près en banlieue parisienne. Grosse voiture noire, le type a un accent russe, j'ai quelques préjugés qui me font suspecter sa violence mais je suis trop énervée et je l'accuse. Il me répond que je roulais trop loin du bord. Je vais voir de l'autre côté du conducteur à quelle distance lui roule du bord et je lui montre, bras écartés, le mètre cinquante de sécurité que lui s'est arrogé pour ne pas passer à portée de portière (pendant que moi je devrais rouler les genoux dans les rétroviseurs). Il admet son biais, il me dit qu'il comprend, tout finit bien. Il ne faut pas désespérer, il n'y a d'après moi que 10 % d'automobilistes violent·es prêt·es à mettre nos vies en danger.

Sur l'impunité des violences routières, alors que par ailleurs on prétend que les violences sont inacceptables, j'avais écrit ce truc.

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