Autour du revenu garanti

On a les utopies qu'on mérite : le revenu garanti

Ici quelques lignes de remerciement aux personnes qui ont accompagné la publication de mon dernier billet en me proposant quelques arguments de défense du revenu garanti. Bon, c'est l'été, c'est calme, et beaucoup ayant été formulés à l'oral ma mémoire pourrait moins bien les traiter, mais voici un début de réponse.

La RTT avec l'eau du bain

Entre 1997 et 2002 la gauche plurielle s'est livrée à quelques jolies réformes sociétales dont la plus fameuse est la RTT. Pourquoi une réforme sociétale ? Parce que les conséquences socio-économiques ont été bien faiblardes au vu des conséquences culturelles, celle d'une petite bourgeoisie salariée qui réapprend à jouir d'une demi-journée libre par semaine. Pas de baisse substantielle du chômage, et côté salarié-e-s vulnérables en revanche, l'annualisation a dégradé les conditions de travail. Les classes populaires ont peiné à reconnaître la valeur de cette réforme (comme on dit dans la grande presse). Bref, les 35 h de Martine Aubry n'ont pas été une grande avancée sociale... mais pourquoi réduire le concept même de réduction du temps de travail (l'indispensable à opposer à la productivité accrue du travail) à cette réforme merdique ? Pourquoi ? Dans certains beaux projets réformistes on travaille 32 puis 28 h par semaine, dans L'An 01 on est passé à deux heures par jour : moins soumettre les vies au travail reste un projet politique excitant, et l'objectif associé de travailler moins pour travailler tou-te-s s parle de répartition des richesses autant que de solidarité.

Le surtravail pas effleuré

Le revenu garanti réduit la solidarité à son versant monétaire (ou au mieux à son versant consumériste plus largement, à travers les dotations en nature du projet décroissant) et ne s'adresse pas à l'organisation du travail de ceux et celles qui resteront salarié-e-s parce qu'illes en reçoivent de fortes gratifications (symboliques ou économiques). Seul levier du revenu garanti sur l'emprise du travail sur les vies des salarié-e-s : la possibilité offerte de déserter, dont je répète qu'elle est jouissive pour les boulots de merde mais peu opérante pour les autres, quand surtravail et présentéisme sont devenus les deux mamelles de l'emploi des cadres, des professions intellectuelles supérieures et inférieures (pour ne rien dire des professions indépendantes car je les connais mal) – et il ne s'agit pas ici de pleurer sur elles mais de reconnaître que leur vision du travail et du social est structurante parce qu'elles dominent culturellement. A-t-on vraiment envie que l'ethos de ces classes dominantes culturellement continue à diverger d'avec celui des classes qui se vivent à tort ou à raison comme dominées ? Vraiment ?

Le surtravail n'est (en France, pour l'instant, et à considérer qu'il commence après 40 h) pas un vécu universel, mais ça n'en est pas moins une plaie humaine et sociale, à titre individuel et collectif (et écologique), à laquelle nous devons opposer une réponse digne de ce nom. Le revenu maximal acceptable, qui complète dans certaines propositions le revenu garanti, ne s'y attaque pas mieux.

L'impensé de l'auto-organisation populaire

Peu de réponses ont été consacrées à ma critique de la soumission à l’État (elle aussi autant individuelle que collective) qu'entraîne l'allocation d'un revenu garanti. Dans un pays où des anarchistes peuvent avoir la tentation de défendre les services publics, ça se comprend. Une solution alternative est proposée : distribuer le revenu garanti dans des structures paritaires, où l’État est minoritaire et soumis au rapport de force avec les bureaucraties des syndicats de salarié-e-s et de patrons. Autant dire une sacrée déprise de l’État, comme en témoignent les victoires successives des travailleurs/ses sur la question des retraites depuis presque vingt ans. Les structures paritaires de l’État-Providence ont à certains titres été une faillite, notamment parce qu'elles ont marqué la fin de l'auto-organisation ouvrière – et certainement du mouvement ouvrier.

Attention, amertume : on est dans un pays qui manque singulièrement de goût pour l'auto-organisation populaire et se contente de peu en la matière (un tissu associatif faiblard – à l'exception des clubs sportifs – et une économique sociale et solidaire qui peine à se comprendre comme un outil révolutionnaire (1)). Comme si nous n'avions pas fini de nous décoloniser de l'idée que la République était seule capable d'assurer la solidarité. Ailleurs des structures communautaires ont ce rôle, mais nous les regardons avec condescendance : la bureaucratie étatique nous semble beaucoup plus juste et beaucoup moins dangereuse (2).

Une critique du travail à sens unique

Le travail est ambivalent : pour reprendre la belle formule d'Hannah Arendt, on met sous le même vocable l’œuvre de l'homo faber et la peine de l'animal laborans. Bien sûr que ça va mal, qu'on tend de partout vers la seconde, à coups de standardisation des processus de production, de cadences toujours accélérées, de déni de l'humain dans les mondes du travail. Mais faire œuvre est aussi et demeure malgré cela satisfaisant et gratifiant, grâce aux liens que cela suscite (engagement, reconnaissance) et à ce je ne sais quoi qui nous remplit de contentement quand on vient de finir la vaisselle (3).

Une critique à sens unique, qui laisse à Christine Lagarde le soin de s'extasier avec ses ami-e-s sur le travail bien fait pendant que nous disons que c'est caca, perd de vue la nécessité d'être un peu subtil pour aborder pareilles questions. Subtil et cohérent : dans un pseudo-squat catalan (4), des pseudo-punks m'expliquent que le travail c'est mâââl parce que c'est hétéronome, et à ma question de la possible douleur du désœuvrement des allocataires du revenu garanti, répondent : « On trouvera de quoi les occuper ». Du patron à la dame patronnesse (mais avec la crête qui va bien).

Quoi dire de plus ? Qu'il faut avoir été privé-e de travail, de reconnaissance, de lien avec les autres qui engage vraiment (et en Europe occidentale dans l'immense majorité des cas – et dans tous les milieux sociaux que je fréquente – on ne trouve ces liens que dans le triptyque « travail, famille, patrimoine »), pour savoir. Le non-travail, c'est comme faire du camping, c'est très sympa quand on est jeune ou pour changer un peu, mais pas quand ça s'éternise et qu'on commence à avoir mal au dos.

Qu'est-ce que la relégation ?

L'une des raisons pour lesquelles la France a le plus gros taux de productivité des pays de l'OCDE, c'est la relégation des travailleurs/ses moins efficaces. Notre marché du travail est spécialement excluant, séparant le bon grain qu'elle fait surtravailler de l'ivraie à jeter. Est-ce dans ce pays qu'on veut mettre en œuvre le revenu garanti, sachant que nous ne sommes pas capables d'établir des passerelles entre chômage et emploi, ni même entre travail bénévole et travail salarié (5) ? Nous ne sommes pas outillé-e-s pour accepter ces fameux allers-retours entre périodes d'activité et d'oisiveté, d'emploi et de formation, de travail plus autonome et plus hétéronome, qui font une vie intéressante.

L'effet secondaire de relégation qui peut accompagner le revenu garanti quand les structures sociales ne sont pas à la hauteur nous gêne dans la proposition d'extrême-droite d'un salaire maternel. Les femmes exclues de gré ou de force du marché du travail recevraient un revenu garanti qui leur permettrait d'élever leurs enfants au lieu d'aller bosser, et pour les plus vulnérables d'être tirées de la grande pauvreté (rappelons que les enfants sont surreprésentés parmi les pauvres, et qu'il y a là aussi urgence). Pourquoi refuser ? Pas simplement parce que le dispositif exclut les hommes (sexisme) et les femmes qui ne sont pas mères (re-sexisme), mais aussi parce que permettre à des personnes de ne plus participer à certaines dimensions de la vie sociale (qu'elle qu'en soit le prétexte), c'est à terme le leur interdire. Ce phénomène s'appelle la relégation, il est générateur d'exclusion sociale, il est inacceptable.

Pallier (6) l'exclusion avec un filet de sécurité matériel, c'est moins pire que de la regarder avec des yeux de merlan frit, mais ce n'est pas une solution.

Et je suis prête pour la polémique sur le revenu garanti, la fin du travail et les utopies techno...

L'exigence de solidarité universelle ne peut guère donner lieu à d'autres actes qu'à celui, pour l'individu, de se défausser de ses responsabilités au profit d'institutions (l’État, les ONG, etc.) censées s'en charger à sa place. Si l'on veut que les individus cultivent eux-mêmes la solidarité, ce sera forcément dans le champ limité des gens avec lesquels ils sont en rapport.
Aurélien Berlan, La Fabrique des derniers hommes. Retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber, La Découverte, 2012.

Quelques liens

http://www.lecourrier.ch/111821/le_minimum_vital_inconditionnel

(1) Alors qu'elle a tout pour l'être, lire L'Utopie réaliste de l'économiste spécialiste de l'ESS Jacques Prades, L'Harmattan, 2012.

(2) Et j'oubliais l'orthodoxie révolutionnaire dont le propos est qu'il ne faut pas chercher des portes de sortie mais préparer le grand soir. Bon courage.

(3) Ici, prière de ne pas s'arrêter à l'exemple, mais de considérer cette satisfaction qui nous envahit quand on a réussi à achever une œuvre, même modeste. J'en profite pour signaler discrètement le plaisir que j'ai à voir la question du travail abordée aussi sous ces angles-là par la revue Offensive ou la fédération Minga. On ne lutte sérieusement contre le travail aliénant qu'en ayant à l'idée qu'il peut être autre, en pensant la puissance de l’œuvre – que ce soit un soin qui soulage, un tract bien rédigé, la réfection des circuits électriques dans un squat ou – je persiste – la vaisselle.

(4) Mais c'est très bien aussi, d'acheter des endroits où on pourra s'organiser sans précarité.

(5) J'y ai vu des bénévoles bosser 40 h par semaine entre deux échecs à décrocher un boulot, sur des tâches complexes et dans l'indifférence générale de leurs « pairs » sous prétexte qu'illes étaient titulaires des minima sociaux. Lire à ce sujet « Un militantisme à échelle humaine ? »

(6) Du latin pallium (pièce d'étoffe), le verbe pallier est transitif direct (on « pallie quelque chose ») et signifie « poser un voile sur ». Ceci pour aider à la compréhension : il ne s'agit pas de résoudre un problème, mais d'en faire disparaître les plus gros symptômes.

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