A la recherche de la "sexualité naturelle"

Voici une lettre envoyée en privé à l'animateur d'un blog écolo, en guise de réponse énervée à un billet qui se targuait de critiquer la technique pour justifier son homophobie. Sans réponse de sa part, je décide de la mettre ici à disposition. Entre temps, Stéphane Lavignotte et moi avons publié une tribune dans le cadre du même débat et avec un angle assez proche.

Je lis dans les pages de votre blog des lignes naïves sur la sexualité et la nature. La sexualité est un phénomène social et culturel, c'est entendu, mais une fois cela dit vous jugez tout à l'aune de la satisfaction de l'ordre dit naturel : l'homosexualité ne serait pas naturelle, elle serait "bizarre", "déviante", un "succédané" de la relation hétéro. Et cela semble devoir fonder votre appréciation morale extrêmement négative, pour ne pas dire discriminante. "Ce type de relation sexuelle reste du point de vue biologique « contre-nature ». La nature nous a fait homme et femme pour faire l'amour ensemble, sinon nous serions unisexe."

Je ne vais pas vous faire un cours d'histoire naturelle sur les pratiques sexuelles des autres animaux (encore que j'aime beaucoup l'histoire de la mante religieuse qui mange ses "amants" - vive l'anthropomorphisme). Mais j'ai beaucoup de questions :

-est-ce les lesbiennes qui ne pratiquent que les caresses et le sexe oral (elles sont nombreuses) sont plus naturelles (donc plus méritantes) que celles qui pratiquent la pénétration ? est-ce que celles qui utilisent leurs doigts pour pénétrer leur partenaire sont plus naturelles (dont plus méritantes) que celles qui utilisent des objets sexuels ? est-ce que celles qui utilisent des jouets sexuels dans des matières naturelles sont plus naturelles (donc méritantes) que celles qui utilisent des jouets sexuels en matières artificielles ?

-est-ce que les femmes qui se masturbent à l'aide de jouets sexuels sont plus "contre-nature" que celles qui se caressent la partie externe du clitoris ? quel est le bilan carbone d'un godemiché ?

-est-ce les gays qui ne pratiquent que les caresses et le sexe oral (ils sont nombreux) sont plus naturels (donc plus méritants) que ceux qui pratiquent la sodomie ?

-est-ce que les couples qui pratiquent la sodomie en lubrifiant avec de la salive sont plus naturels que ceux qui utilisent des gels artificiels à base d'eau ?

-est-ce que les 20 % de couples hétéro qui pratiquent la sodomie sont aussi "bizarres" et "déviants" que les homosexuel-les ? est-ce que les (plus rares) couples hétéros qui pratiquent la sodomie avec des jouets sexuels sont encore plus "contre-nature" ?

-quelle est la manière la plus naturelle de pratiquer le coït vaginal ? en levrette on ressemble aux autres mammifères, mais la position du missionnaire correspond à l'idée traditionnelle qu'on ne doit baiser que quand on s'aime, et s'aimer c'est se regarder dans les yeux (et c'est la seule position tolérée par les confesseurs au Moyen-Âge, lire Jean-Louis Flandrin) ?

Les faits sont tirés de la remarquable enquête sur la sexualité des Français-es par Nathalie Bajos et Michel Bozon, à laquelle je vous renvoie pour vous faire une idée plus juste de la variété des pratiques sexuelles de vos contemporain-e-s.

Vous n'êtes pas non plus sans ignorer que si l'hétérosexualité est un phénomène récent (il y a encore un siècle, les relations hétéro ou homosexuelles n'entraînaient pas d'identification automatique de l'individu-e à une identité ou à l'autre, lire Foucault), en revanche cela fait des siècles que des personnes que nous définirions comme gays ou lesbiennes ont des enfants (par la voie naturelle). Et la PMA est utilisée indifféremment par des couples hétéro et lesbiens. Il y a un siècle ou deux, l'identité sexuée passant par le vêtement plus que par les caractères sexuels superficiels (pilosité, tessiture de la voix), des cas de transsexualité accomplie sont documentés, sans opération chirurgicale. Il est donc un peu réducteur d'associer homosexualité, transsexualité et errements de notre modernité technicienne.

C'est juste injurieux et discriminant, donc contraire à l'idéal d'égalité qui anime un bon nombre d'entre nous. Et faire de l'anthropologie sans citer Françoise Héritier et son travail de dévoilement de la construction du masculin et du féminin dans nos sociétés, pour au contraire rappeler le caractère naturel et la différence essentielle entre femmes et hommes (vous me permettrez d'utiliser l'ordre alphabétique plutôt que l'ordre "naturel" que vous choisissez pour citer les deux), c'est donner l'occasion de conforter l'inégalité. Les anthropologues qui s'intéressent à la construction du genre (le genre étant grosso modo la construction sociale fondée sur la différence sexuée) montrent bien que les différences les plus essentielles entre hommes et femmes ne sont pas physiologiques mais sociales, dans les fonctions différentes et inégales que l'on assigne, avec un certain succès, à l'un et à l'autre sexe.

Une copine doctorante me disait récemment que les écolos français-es n'ont toujours pas su s'emparer de la question naturelle, à l'exception peut-être de Serge Moscovici (qui ne figure pas dans la biblio qui m'a fait découvrir votre site). Même Ellul, dont nous semblons apprécier tou-te-s deux les analyses, fait piètre figure quand il parle de la nature et de la différence fondée en nature entre femmes et hommes.

Il nous faudrait travailler un peu plus fort la question de la nature avant de la convoquer pour justifier les exclusions et les inégalités. Et je tiens que nous devons, sur des questions comme celles que vous évoquez, mettre en avant un projet de société fondé sur l'égalité et le droit de chacun-e à simplement exister. Ce n'est pas le droit à la PMA ou à l'adoption que demandent les lesbiennes et les gays, mais les mêmes droits que les personnes et les couples hétéro ont déjà, à l'adoption et à la PMA. Les leur refuser, en mettant en avant un ordre naturel ou divin, ou le caractère peu écologique de ces techniques, c'est vouloir nous faire vivre dans une société où certain-e-s sont plus égaux/ales que d'autres. Que cela se fasse sous prétexte d'écologie, ce n'en est que plus accablant, et je vous renvoie à une dernière saine lecture, celle de l'ellulien Stéphane Lavignotte qui s'est attaqué à ces questions dans La décroissance est-elle souhaitable ? (Textuel, 2010, prix Rêvolutives du livre écolo).

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