3-Le gouvernement de l'opinion

Le passage d'un gouvernement des partis à un gouvernement de l'opinion est une tendance bien connue, que l'on attribue aussi bien à l'élection présidentielle au suffrage universel dans les années soixante (1) qu'à la place croissante des média de masse, du transistor à la blogosphère en passant par la grand-messe de 20h (2). Bernard Manin la nomme « démocratie du public », Pierre Rosanvallon « démocratie des personnalités ». Elle simplifie les enjeux politiques en les incarnant : les yeux dans les yeux sont tellement plus vrais (et faciles) que la lecture d'un programme. Autre système, autres exigences pour être élu par ses contemporains. Il faut désormais savoir communiquer et parler avec aisance, avoir un physique agréable, susciter la sympathie.

Une campagne hors-parti

Les plus grandes tempêtes contre le gouvernement de l'opinion se sont déchaînées non pas à l'occasion du règne de Nicolas Sarkozy, qui soumet entre autres sa politique pénale à l'actualité des faits divers les plus médiatisés, mais lors de la campagne de Ségolène Royal. Souhaitant recevoir l'investiture du PS pour l'élection présidentielle de 2007, elle réussit à la conquérir entre autres par une campagne en-dehors des structures du parti qui lui assure la sympathie des électeurs de gauche et des arguments de poids face aux autres candidats socialistes. C'est un véritable court-circuitage de la prise de décision au PS, qu'elle force à travers une image de la démocratie comme lien direct entre une personne et le peuple, sans l'intermédiaire du parti... lequel reste toutefois un enjeu important, puisque c'est encore le lieu où se retrouvent ressources politiques, économiques et humaines nécessaires à la campagne. Cette méthode Royal fait naître de grands espoirs mais lui attire également beaucoup d'hostilité.
Car elle aurait donné ainsi le coup de grâce au gouvernement représentatif, laissant le peuple envahir la scène (3). On serait désormais sous le règne de la « dictature de l'opinion », inséparable du « crétinisme démocratique » ou « bigotisme égalitaire » (4) selon lequel toutes les opinions ont une égale légitimité. Il ne faudrait cependant pas confondre gouvernement de l'opinion et démocratie participative (encore moins directe), comme le font aussi bien Royal que ses contempteurs. Les deux s'appuient sur des structures différentes, et si dans les dispositifs participatifs on regrette l'absence d'une partie de la population (voir « Quatre expériences de démocratie directe »), l'opinion est le fait de tout le corps social.

Qu'est-ce qu'une opinion ?

Chacun est sommé de s'exprimer lors d'un sondage, qui recueille – en forçant un peu : allons, vous avez bien une idée sur la question – beaucoup moins de « non-réponses » que le vote ! Celles-ci sont artificiellement réduites à quelques pour-cent, un résultat bien plus satisfaisant que les taux d'abstention actuels. Le sondage est bien le dispositif central du gouvernement de l'opinion. Il sert à naviguer à vue et anticiper la réaction populaire à telle ou telle politique, et en vient même à être commandé dans le but... d'influencer l'opinion ! Où l'opinion ne défait plus les gouvernements, mais le gouvernement fait l'opinion.
En philosophie, l'opinion est une pensée d'avant la pensée. On a une opinion sur un objet avant d'avoir consacré du temps et de l'énergie à s'informer sur cet objet, en avoir discuté, avoir construit des arguments pour étayer son avis. La place de plus en plus forte de l'opinion en politique ne correspond pas au surgissement du peuple, mais à sa « désactivation ». Si l'opinion est bête, ce n'est pas le fait des personnes qui portent cette opinion, et qui ne seraient jamais assez cultivées pour participer au gouvernement (voir « Le peuple est con »). C'est le fait des conditions dans lesquelles s'élabore cette opinion, fruit de la paresse à penser d'un peuple atomisé et rendu apathique.

Dépasser l'opinion

Un certain individualisme qui fait reculer les lieux propices à l'échange (au premier rang les places de quartier ou de village, merci la bagnole et le respect de l'ordre public), le recul sur la sphère domestique (où trône la télé) et amicale, l'exacerbation de notre condition d'homo economicus et la plus grande facilité à nous accorder des vacances que du temps libre au quotidien, tout cela fait partie du projet néo-libéral... et pas seulement pour vendre notre temps de cerveau rendu ainsi disponible ! Puisque la société, ça n'existe pas, comme le pensait Thatcher, alors à quoi bon faire société quand on peut se contenter de constituer un marché ? Samuel Huntington théorise ainsi un « apaisement de la démocratie » (5).
Mais les média ne sont pas en reste, qui pour s'assurer des parts de marché flattent notre désir de « ne pas se prendre la tête ». Et en viennent à ne nous offrir plus que les miroirs de notre médiocrité. Le temps de travail aussi bien que les loisirs contemporains sont des obstacles à l'épanouissement de nos êtres politiques. L'opinion est le résultat d'une absence de médiation (mais non absence de médiatisation  !). Qui ou qu'est-ce qui peut donner du sens à des personnes qui se réunissent ? Le chef charismatique ou la qualité de la délibération ?

(1) Votée en 1962, pratiquée depuis 1965, renforcée par le quinquennat et les élections législatives qui succèdent à la présidentielle depuis 2002, cette structure exacerbe une tendance que l'on voit partout à l'œuvre. « Depuis quelques décennies, les analystes observent dans tous les pays occidentaux une tendance à la "personnalisation"du pouvoir. Dans les pays où le chef de l'exécutif est directement élu au suffrage universel, l'élection présidentielle tend à devenir l'élection principale et à structurer l'ensemble de la vie politique. Dans les pays où le chef de l'exécutif est le leader de la majorité parlementaire, les élections législatives s'organisent autour de sa personne. » Bernard Manin, op. cit., p.280.
(2) Excellent documentaire sur ce sujet, La Démocratie des Moi revient sur un siècle de mise en scène du personnel politique, de Clémenceau à Obama (Bernard George, 2009).
(3) Il s'agirait plutôt de la mise en scène par l'équipe Royal d'un lien personnel avec le peuple...
(4) Jacques Julliard, auteur de La Reine du monde, dans l'émission « Les Nouveaux Chemins de la connaissance » du jeudi 7 février 2008.
(5) Voir Michel Crozier, S. Huntington et Joji Watanuki, The Crisis of Democracy: Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, NY University Press, 1975, p.113. Ce que rappelle un proche de Nicolas Sarkozy : « C'est vrai que plus une démocratie est pacifiée, moins les enjeux sont passionnels et moins on est au bord de la guerre civile, et moins il y a de participation. Les alternances successives ont rendu notre peuple un peu plus sceptique sur la politique et c'est une des formes de la sagesse. » Patrick Devedjian, Le Monde, 4 décembre 2002. Tous deux sont cités par Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde, Fayard, 2004.

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