« Ça dépend ce qu'on en fait »

Brouillon de réflexion sur un lieu commun... On ne s'improvise pas grand exégète ;-).

On dit souvent que la technique est neutre, que ce qui compte est l'usage qu'on en fait, bon ou mauvais selon ceux et celles qui l'ont entre les mains. Malgré la puissance de l'œuvre de Jacques Ellul, qui n'a cessé de prouver le contraire en quarante ans d'écriture, il n'est pas jusqu'à un colloque consacré à cet important penseur où l'on n'entende le président du Conseil régional local revenir en guise d'introduction à cette litanie : « Bla bla j'ai l'honneur en ces lieux dont je suis le maître bla bla Ellul bla bla même s'il a dit des âneries contre la neutralité de la technique bla bla. » Si Jacques Ellul, décédé en 1994, voit maintenant son nom donné à des collèges et à des rues dans sa région d'origine, sa pensée est loin d'irriguer la compréhension actuelle du monde... Des livres ardus, un contexte économico-politique franchement défavorable sont peut-être à l'origine de cette ignorance. Voici quelques exemples qui pourraient contribuer à la dépasser.

La technique concentre

Pendant des siècles, l'être humain a utilisé des techniques simples, dont l'invention pouvait être exigeante et fastidieuse, mais dont la reproduction était relativement facile. Une roue, une faux ou un cadran solaire, mais aussi une semence paysanne, un boulier ou un livre de comptes, furent des avancées techniques que chacun-e pouvait se réapproprier, tant par la compréhension de son fonctionnement que dans sa fabrication et dans son utilisation.

Aujourd'hui, alors que la technique est devenue beaucoup plus complexe, la mise en œuvre de chaque nouvelle avancée technique nécessite un chantier économico-scientifique aux proportions hors du commun. Un réacteur nucléaire, une plante génétiquement modifiée, une crème solaire aux nanoparticules sont les résultats d'années de recherches, de milliards d'investissements, que seuls des États ou des entreprises multinationales peuvent se permettre d'assurer. Plus la technique est complexe, plus la structure qui la promeut ne peut être autre chose qu'une mégamachine, ou concentration de pouvoir et d'argent. Au stade de la production aussi, la technique oblige à des économies d'échelle, dès que le produit ou le matériel nécessaire à sa fabrication atteint un certain degré de complexité. Les outils nécessaires à la fabrication d'un objet artisanal sont facilement reproductibles, dans leur simplicité et leur prix encore accessible. Mais une machine très élaborée est souvent trop chère pour chaque petit atelier, elle ne peut être acquise que par une structure dotée de gros moyens financiers.

Il ne s'agit pas ici de parler de choix économico-politiques de concentration, mais de ce qui en fait une obligation, une conséquence logique de l'utilisation de certaine technique.

La technique modifie l'environnement

Le recours à une technique donnée est, nous l'avons vu, un effort important, compensé par des retombées non moins importantes. Quel intérêt de mettre en œuvre une technique si l'environnement dans lequel elle s'exprimera est inadapté ? Il est obligatoire dans un tel cas de modifier l'environnement pour le rendre favorable.

Le remembrement des terres agricoles mis en place dans les années 1950 et 1960 est la conséquence des avancées de la motorisation en agriculture. Un tracteur reste un investissement inutile si la parcelle qu'il laboure ou moissonne est de taille trop modeste. La communauté agricole est obligée de réunir les terres pour former de grands champs, tout en rasant les nombreuses haies qui délimitaient chaque petite parcelle. Cette organisation des champs se traduit dans l'organisation sociale, avec la concentration des exploitations agricoles, mais aussi bien dans l'environnement, avec la disparition des haies et de la faune variée qui pouvait y vivre et s'y reproduire.

La société française a, plus récemment, fait un autre choix technique lourd de conséquences. L'adoption du TGV au profit d'autres techniques susceptibles de réduire les temps de transport en train s'est faite sur un détail : la possibilité d'épater le monde entier avec des records renouvelés de vitesse en ligne droite. Or, les lignes préexistantes n'étaient pas aussi rectilignes que nécessaire, et la technique du train pendulaire (qui n'a pas besoin de freiner dans les virages et dont la vitesse moyenne reste très élevée... à la différence de la vitesse de pointe qui est trop modeste pour nos ambitions nationales) leur convenait mieux. Le TGV une fois choisi, un tout nouveau réseau de lignes est à construire, pour un prix élevé qui se répercute sur celui des billets. La quantité d'énergie nécessaire à la grande vitesse rend impensable techniquement des arrêts (et reprises de vitesse ?) trop fréquents, et les villes moyennes sont donc exclues du réseau destiné à devenir le monopole du transport en commun à l'échelle nationale. Car, investissements obligent, le TGV ne pourra être cantonné à un usage particulier, celui d'usagers aisé-e-s se déplaçant de métropole à métropole... C'est la technique TGV qui induit un aménagement du territoire peu harmonieux et des déséquilibres entre régions. La SNCF n'a pas une politique peu judicieuse, elle est simplement captive des choix technologiques qu'elle a fait dans les années 1970.

Le mythe qui asservit

Si au moment des choix, individuels, collectifs ou publics, du recours à une technique, quelques unes des conséquences sont appréhendées, la plupart reste méconnue. Et le mythe de la neutralité de la technique permet de refuser de reconnaître comme des choix induits automatiquement les conséquences de la technique que l'on adopte : « les conséquences de la technique ne sont pas aussi automatiques, l'être humain ou la société a une marge de manœuvre qu'il s'agira d'utiliser à bon escient... » C'est donc le refus même de voir que la technique n'est pas neutre qui fait que l'être humain ou la société perd son libre-arbitre sans même comprendre qu'il vient de le perdre. C'est au contraire en se rendant compte de sa captivité que l'on a des chances de conserver son autonomie.

Pour partir à la découverte : Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu de Jean-Luc Porquet, Le Cherche-midi, 2002.

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