Un besoin à reconsidérer : l'avion

Dans Les Besoins artificiels, Razmig Keucheyan montre combien la consommation est un geste politique, non pas parce que les choix individuels auraient le pouvoir de réorienter le marché (une certaine aporie de la pensée écolo-alternative) mais parce que l'union des consommateurs, sur le modèle de l'union des travailleurs à laquelle elle fut d'ailleurs liée, est un outil sous-estimé et sous-utilisé pour ne plus subir l'offre et contribuer à une démocratie économique. Tout intéressant qu'il soit, cet ouvrage ne pose pas comme il le promet la question de la construction des besoins, notamment par l'offre.

J'ai bien peur que nous ne soyons pas dans L'An 01, appelé·es à reconsidérer nos besoins pour imaginer ensemble une société décente… J'ai bien peur que ce qui nous attend ne soit pas un grand banquet démocratique où les idées les plus généreuses et les moins bêtes triompheront… J'ai néanmoins envie de poser ici cette question au sujet de l'avion, stimulée par des débats récents du confinement et par ma relative déception devant l'ouvrage de Keucheyan. Tentant de faire la part entre besoins authentiques et besoins créés par l'offre, celui-ci affirme : « Voyager est devenu un besoin authentique. (…) La démocratisation du voyage est un acquis. »


Quelle massification des voyages en avion ?

Cette « démocratisation » est une massification des voyages en avion. Ce qui était un luxe (je ne parlerai ici que des vol inter-continentaux) est devenu abordable et les touristes s'égayent dans le monde entier. Mais pas qu'eux et elles. Les colloques universitaires inter-continentaux se multiplient, les étudiant·es en sciences sociales peuvent faire financer facilement un échange ou un travail de terrain lointain. Les migrations de travail ne sont plus des adieux déchirants avec son pays mais appellent des vacances annuelles, voire plus fréquentes encore. Les rencontres mondiales, jadis réservées à des organisations professionnelles aisées, sont maintenant à la portée de nombre d'ONG. Tout cela, du tourisme au travail, noue des relations qui demandent à être entretenues : les couples bi-nationaux ont à leur tour des enfants bi-nationaux ; des amitiés lointaines donnent envie de refaire le voyage. Et malgré tout, cette massification laisse encore une majorité de personnes sur le carreau. Voyager loin reste un privilège, simplement étendu de la grande à la petite bourgeoisie, c'est à dire toujours limité aux classes les plus audibles dans l'espace public. Pourtant, une proportion significative d'entre nous ne fera jamais de voyage lointain et la proportion est plus grande encore dans les pays plus pauvres.

L'avion, un droit humain ?

L'idée de réduire significativement le transport aérien, pourtant particulièrement inégalitaire, nous choque. Le fret aérien à la limite : tant de marchandises peuvent voyager en bateau et nous sommes plus nombreux et nombreuses disposé·es à trouver inacceptable et inutile le transport de fruits exotiques frais (1). Mais contraindre la circulation des personnes, c'est Mozart qu'on assassine ! Le voyage est devenu un droit humain, j'en parlais ici, de retour de la piste du Sud-Est asiatique, piste battue et rebattue de touristes – dont j'étais. Se prévalant de la rencontre (asymétrique) avec l'Autre exotisé, de la nécessité de se cultiver ou de parfaire ses études en voyageant, les classes voyageuses excusent la consommation de kérosène, même celles qui montrent du doigt le carburant des vieux diesel et des SUV flambant neufs. Le fantasme d'un Grand Tour éducatif et culturel, d'un terrain anthropologique (chaque touriste est un peu anthropologue… et réciproquement !) justifient la plupart des voyages qui sont d'une bêtise crasse, des actes de consommation comme les autres avec une vague teinte culturelle ou équitable. (Nul regard surplombant de ma part, j'ai fait les deux et je suis en admiration devant les retraité·es qui préparent pendant des années, avec force lectures, leur voyage à Angkor Vat.)

Une construction des prix aberrante

Ces échanges, qui nous sont aujourd'hui « vitaux » ne l'étaient pas il y a quarante ans, ils le sont devenus. Or, ils tiennent moins aux besoins spontanés des personnes qu'à la disponibilité de vols bon marché depuis quelques dizaines d'années. Ces prix sont construits par la fiscalité sur le kérosène, sur les activités aéroportuaires et d'aviation, et par les subventions qu'elles reçoivent. Ils sont construits comme les prix du train et (surprise) le Paris-Nice en train coûte plus cher qu'un Paris-Varsovie en avion. Ces prix, de même que la mondialisation (installée sur des accords commerciaux), ne sont une fatalité et leur construction est préjudiciable au bien commun puisque les externalités négatives de l'avion (poids sur le marché mondial de l'énergie, effet de serre, nuisances sonores, qualité de l'air), ces conséquences sont subies ou payées par d'autres, par l'ensemble du corps social, le même dont on a décidé qu'il ne prendrait plus en charge l'entretien du réseau ferré, pourtant plus efficace énergétiquement que la route ou l'avion.

Quand l'offre crée la demande

Il y a quelques mois, un ami me racontait son projet de voyage à Taïwan, attiré par les prix exceptionnellement bas de la compagnie locale. Étudiant en chinois, il allait certainement tirer le plus grand bénéfice d'un voyage dans ce conservatoire de langue et de culture. Mais il prévoyait un voyage d'une seule semaine et avait réussi à y engager un ami pour qui le prix du ticket était une motivation encore plus haut placée. C'est bien l'offre de l'industrie qui crée sa demande avec des prix tirés par le bas par les stratégies commerciales et les politiques favorables à l'aviation. Il y a vingt ans, une grande ONG écologiste n'envisageait pas d'assemblée générale mondiale mais elle en fait désormais tous les deux ans… Mêmes ces héros de la cause (parmi lesquels j'ai d'estimables amies) pratiquent l'hypermobilité que par ailleurs ils condamnent. Dans ces conditions, faire appel au civisme de chacun·e est illusoire.

Pour une décroissance équitable des transports aériens

Si l'impact écologique de l'aviation doit réduire drastiquement, si le nombre de voyages aéroportés effectués sur cette planète doit décroître fortement, ce ne peut être en faisant appel à la responsabilité personnelle. Ce ne peut être non plus en faisant de l'avion un privilège de personnes qui se perçoivent comme « plus utiles » que tout le monde (comme Al Gore, interviewé d'aéroport en aéroport dans Une vérité qui dérange) ou qui ont le pouvoir que donne l'argent. Dans le premier cas, le prestige du voyage en avion en sortirait encore accru et dans le second, le marché est une allocation inéquitable des ressources, qui ne peut donc pas être acceptable politiquement pour celles et ceux qui en sont ainsi privé·es. Il nous faut trouver autre chose…

Voyager longuement

Une des pistes pour réduire significativement le nombre des voyages, c'est de les réserver à des séjours plus longs que cette semaine taïwanaise. Le Grand Tour européen des jeunes gens aisés prenait des mois. Si l'on voyage pour découvrir des pays, pensons qu'il faut bien des mois pour ces découvertes, ils ne se « font » pas en une ou deux semaines. Prendre le temps de voyager, maximiser le profit d'un voyage en ne prenant l'avion que pour des séjours de quelques mois, voilà déjà qui en réduirait le nombre, en particulier dans le cas des voyages d'affaires, tout en réservant la possibilité d'échanges universitaires, militants ou de travail. Par exemple, les fameux forums mondiaux altermondialistes, rencontres militantes d'une semaine (pour prendre l'exemple le plus irréprochable) pourraient sans regret disparaître. Ils seraient remplacés par des tournées de personnalités intellectuelles ou militantes, invitées à aller à la rencontre du public d'un continent pendant quelques mois. De simples militant·es pourraient également se déplacer (sur fonds propres ou, dans le cas des militant·es du Sud aujourd'hui privé·es de voyage, grâce aux organisations des pays plus riches qui les accueillent), dans des voyages-découvertes au long cours dont elles et ils rendraient compte dans les groupes dont elles et ils font partie.

Voyager lentement

J'avais un jour décidé de ne voyager que dans des pays dont j'aurais appris la langue (ou au moins commencé) mais c'est une idée plus farfelue dont je ne garde que la dimension de l'effort. Nous payons nos voyages en argent mais plus en effort. Certes les vols de quinze heures ne sont pas une partie de plaisir mais ils sont d'une brièveté et d'un confort hallucinants, même en place éco, quand on considère les milliers de kilomètres parcourus. D'autres manières de voyager sont possibles, pas matériellement inconfortables mais plus lentes. Le bateau rallie New York depuis Le Havre en cinq jours, Rio en quelques jours de plus. Le Marseille-Singapour doit à ce rythme prendre deux à trois semaines. Les bateaux de croisière fleurissent, à grand coût environnemental, et ils ne vont nulle part ! Si remettre au goût du jour la marine à voile semble un objectif très lointain, il est imaginable de réinvestir le trafic passager maritime à propulsion thermique et que les prix soient rendus plus raisonnables par une relative massification et par l'abandon du luxe. Certes, les rythmes de vie actuels ne permettent pas de prendre ce temps… Mais nous sommes à la recherche d'autres manières de vivre et devant la crise écologique nous n'avons que trois choix : continuer à aller dans le mur, adopter une allocation autoritaire et violente des ressources (l'immobilisme puis l'éco-techno-fascisme se succédant) ou changer radicalement de mode de vie. Supposer des vies dans lequel le temps de travail est réduit et assoupli, avec la possibilité de prendre des congés sabbatiques, c'est cohérent avec l'idée d'émancipation dont est porteuse l'écologie – contre les adaptations fascisantes aux contraintes environnementales.

La consommation effrénée de voyages est un impensé pour les classes voyageuses qui ont des surplus à dépenser. Même les écolos ont le plus grand mal à dépasser l'idée que le voyage, la rencontre sont des valeurs positives, quand bien même elles seraient particulièrement carbonées. Mais sortir de cet imaginaire et assumer qu'il s'agit trop souvent et avant tout de consommer le monde, de la manière la plus dispendieuse et la plus inéquitable, est un premier pas pour tou·tes les écolos dont c'est le premier poste de dépenses énergétiques (comme moi). Je ne pense pas qu'il soit utile de conclure sur un engagement que je prendrais de ne plus prendre l'avion ou une flagellation publique pour mon dernier séjour malaisien de seulement deux mois. Il est nécessaire que notre organisation sociale ne fasse pas reposer sur chacun·e le choix de prendre ou non l'avion mais que nous changions la fiscalité des transports, améliorons l'offre de trains (de nuit !), inventions d'autres modes de transport plus lents, d'autres modes de vie, combattions les aéroports (et leur monde) en projet ou déjà construits. C'est aussi une question d'équité.

(1) Bonne nouvelle, les aéroports parisiens sont les champions du fret aérien en Europe. Et investissent pour le rester.

NB : L'illustration de ce billet montre un avion dans le ciel de Yogyakarta. À l'heure où a été prise cette photo (été 2018), les habitant·es du district de Temon étaient expulsé·es pour faire place à un nouvel aéroport, plus grand et plus éloigné du centre.

Commentaires

1. Le mardi, 14 avril, 2020, 18h58 par Bert

"Ces prix sont construits par la fiscalité sur le kérosène"

Vrai, et il serait temps que l'UE s'engage à remettre la question sur le tapis à l'OACI, pour que ce soit au niveau mondial que se développe une politique de taxation.

"sur les activités aéroportuaires et d'aviation, et par les subventions qu'elles reçoivent."

Mouais, c'est moins évident. D'abord parce que nombre de ces activités ne sont pas gérées directement ou indirectement par des compagnies aériennes, ensuite parce que deux types de subventions coexistent: bêtement, celles versées par des entités locales pour tenter de drainer le trafic d'une low cost (habituellement une des deux plus importantes...), et sans que la low cost en question ne baisse ses prix pour autant (l'argent part directement dans la poche des actionnaires) et celles versées par l'état pour le désenclavement. Les prix sont bas, mais c'est aussi parce que le type qui habite à Montauban, par exemple, n'a pas vraiment d'autre moyen de partir à Paris...

"Ils sont construits comme les prix du train"

Non, du tout, et ce n'est même pas le contraire, bien que le train cherche à s'adapter aux modèles économiques de l'aérien.

"et (surprise) le Paris-Nice en train coûte plus cher qu'un Paris-Varsovie en avion."

Quel jour, à quelle heure? Non, je ne pense pas que l'on puisse raisonner sur de simples exemples non significatifs et dont le contre exemple existe aussi.

"Ces prix, de même que la mondialisation (installée sur des accords commerciaux), ne sont une fatalité et leur construction est préjudiciable au bien commun"

Attention à la généralisation. la mondialisation n'est pas liée directement à l'aérien. Si les entreprises délocalisent à l'étranger pour bénéficier de conditions sociales plus favorables à leurs affaires, ce n'est pas du fait du transport aérien.

puisque les externalités négatives de l'avion (poids sur le marché mondial de l'énergie, effet de serre, nuisances sonores, qualité de l'air), ces conséquences sont subies ou payées par d'autres, par l'ensemble du corps socia"

Oui, mais idem pour le camion, les centrales nucléaires...

"le même dont on a décidé qu'il ne prendrait plus en charge l'entretien du réseau ferré, pourtant plus efficace énergétiquement que la route ou l'avion."

Si si, le corps social continue de prendre en charge le réseau ferré. RFF est proprio, mais le délégataire et en charge de l'entretien, c'est la SNCF...

Et on ne peut dire que le train est plus efficace que l'avion ou la route que sur des trajets et transports comparables. Je peux aussi dire que le bateau est plus efficace que le train entre la Corse et le continent, par exemple...

94% des conséquences négatives du transport sur l'environnement proviennent de la route. Dans ces cas là, je crois fermement que l'effort devrait en priorité porter sur cet aspect des transports.
Exemple: la circulation ininterrompue de poids lourds, eux aussi disposant d'exemptions fiscales (ah, les bonnets rouges...), entre Bordeaux et la frontière espagnole, pourrait être considér&ablement réduite par un système de chargement desdits camions en amont de bordeaux et un déchargement après la frontière. (pauvres espagnols, qui j'espère feraient la même chose chez eux...).

Encore une fois, quand on a quatre vecteurs (avion/bateau/train/route) dont un fait plus de 90% des nuisances, je crois qu'il faut dépenser toute notre énergie à réduire celui là.

2. Le mardi, 14 avril, 2020, 21h17 par Lorie

Bonjour, pourquoi une référence en anglais à propos des trains de nuit, alors qu'il y a de très bons articles en français ? Par exemple :
https://reporterre.net/Alternative-...
https://reporterre.net/Train-de-nui...
Merci et vive votre blog !

3. Le mardi, 14 avril, 2020, 21h45 par Aude

Merci pour les références, Lorie, qui sont plus concrètes (et plus en français) que l'article de Kris De Decker que je trouve néanmoins très intéressant, de fond et incontournable sur la question.

Bert, merci aussi pour vos précisions mais vous prenez peut-être mon texte trop à la lettre. Je parle de prix qui sont tous construits par des choix politiques mais il ne s'agit pas dans tous les cas de la même construction. Le mélange de politique (décisions formelles des États), de choix commerciaux, de techniques à disposition est différent dans chaque cas.

Quant à cette question de la route... C'est un autre sujet. Je m'attaque à l'avion parce que c'est un sujet d'écologie peu consensuel, qui touche aux angles morts de classes sociales parmi lesquelles les écologistes sont plus présent·es que dans d'autres. Le fait que vous me répondiez en divertissant mon propos vers la question des transports routiers l'illustre bien. Je ne sais pas d'où vous me parlez mais pointer du doigt un autre sujet ("ailleurs, c'est pire") est dans mon expérience un lieu commun anti-écolo. Or, beaucoup d'écologistes comme moi ne sont pas mono-thématiques et articulent les questions entre elles sans en écarter l'une ou l'autre : j'ai notamment participé à la lutte contre une autoroute en Aquitaine. Je crois important de poser cette question de l'avion parce que ce sont des émissions de gaz à effet de serre significatives, en forte croissance (alors que les transports routiers décroissent en France depuis 2003, il est prévu que les émissions des transports aériens atteignent 20 % des émissions globales en 2050) et parce que leur décroissance est la plus équitable, puisque c'est une consommation des classes les plus aisées.

Il ne va pas être possible de nous départager sur les prix comparés d'un Paris-Nice et d'un Paris-Varsovie puisque les sites de réservation ne fonctionnent pas comme d'habitude en ce moment (j'ai essayé). J'ai payé plusieurs fois 50 € pour un Paris-Varsovie AR (+ 10 € le Paris-Beauvais en bus), somme avec laquelle il n'est pas facile de trouver en France un billet de train pour faire 900 km en TGV.

4. Le vendredi, 29 mai, 2020, 20h29 par Philippe CHEMIN

Version en français :

La grande vitesse est en train de tuer le réseau ferroviaire européen

Le train à grande vitesse est en train de détruire l’alternative la plus précieuse à l’avion, à savoir le réseau ferroviaire européen classique en service depuis des décennies.

https://solar.lowtechmagazine.com/f...

Cordialement,

Philippe Chemin

5. Le dimanche, 31 mai, 2020, 11h18 par Aude

Merci à vous Philippe et à Bertrand Louart pour la traduction !

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