Le Revenu garanti : une utopie libérale

Le Revenu garanti : une utopie libérale, Aude Vidal, Le Monde à l'envers, 2020, 5 euros, 96 pages

Un extrait

« Allô, madame la ministre ? C'est pour signaler un accident du travail. » En 2019, un compte sur un réseau social interpelle les pouvoirs publics, faisant chaque semaine le décompte morbide des mort·es au travail. Chaque semaine sont mortes entre 4 et 7 personnes, de tous âges, plutôt des hommes dans des emplois ouvriers. Et c'est sans compter les travailleurs et travailleuses qui meurent à petit feu de l'exposition à des polluants dans leur emploi, comme les femmes de ménage ou les petites mains des salons de beauté. Sans compter les personnes qui se suicident sur leur lieu de travail, épuisées par un management féroce générateur d'angoisse ou par la perte de sens de leur métier – en particulier dans le service public. Le travail tue et casse les corps. Même si les politiques « n'adore[nt] pas le mot de pénibilité parce que ça donne le sentiment que le travail serait pénible » (1), cette pénibilité existe. Elle fait mourir plus tôt les ouvriers que les cadres et baisser leur espérance de vie en bonne santé. Quant aux contreparties, elles sont maigres.

L'emploi, auquel se résignent une bonne partie d'entre nous, est de moins en moins capable d'apporter un revenu décent. Travailleurs ubérisés (2) et femmes à temps partiel qui se déplacent hors temps de travail pendant plusieurs heures par jour peuvent travailler toute la semaine sans atteindre le Smic. L'expression working poors, longtemps réservée au monde anglo-saxon, se traduit désormais en français : « travailleurs pauvres », en-dessous de la ligne de flottaison. Le projet néolibéral d'exploitation accrue du travail au bénéfice du capital se paye avec la dégradation de la vie et de la santé des personnes. Derrière les odes au travail proclamées par classes dominantes, derrière leurs invocations au plein emploi, s'exprime le refus de consacrer ne serait-ce qu'une partie des gains de productivité à l'amélioration des conditions de vie et de travail de tou·tes.

À cette rapacité, s'oppose une idée présentée comme révolutionnaire : le revenu garanti. C'est une revendication portée avec de nombreuses variations (revenu de base, revenu d'autonomie, dotation inconditionnelle d'autonomie, etc.), mais dont on peut dégager trois éléments invariables : il est assez généreux (en argent ou en nature) pour donner accès à une vie matérielle décente ; il est accordé à tou·tes et il est accordé sans condition. Comment pourrait-on ne pas être d'accord ? À titre individuel, qui ferait la moue devant de l'argent gratuit, 1 000 € (dans les propositions les plus généreuses) accordés sans contrepartie ? Et politiquement, peut-on critiquer la possibilité ouverte aux plus vulnérables d'échapper à l'exploitation ? J'ai moi-même défendu le revenu garanti pour toutes ces raisons et d'autres encore. À la fin des années 1990, je me suis engagée dans la campagne d'une asso de « jeunes écolos alternatifs solidaires » pour un « revenu d'autonomie pour tou·tes » (RAPT). [Les années ont passé et] cette bonne idée m'apparaît désormais comme une mesure qui conforterait le productivisme ambiant, les inégalités socio-économiques et de genre, tout en constituant un recours bien insuffisant devant les désastres que provoque l'organisation du travail – et du chômage.

Car la question n'est pas tant de refuser 1 000 € virés sur son compte chaque mois ou de se demander ce que nous ferions avec cette somme, que d'imaginer la société qui peut en sortir. Depuis le XVIIIe siècle, les penseurs libéraux affirment que le plus grand bien naît de la conjugaison des égoïsmes, que les stratégies individuelles s'ajustent naturellement et en toute harmonie. La liberté individuelle est à leurs yeux une valeur primordiale, tandis que la régulation collective doit être réduite au minimum – pour les libertariens, c'est le strict minimum et pour les néolibéraux c'est le minimum qui convient aux plus puissants des intérêts privés. Pour ma part, je pense plutôt que nous avons des responsabilités les un·es envers les autres et que nous devons chercher ensemble les formes d'organisation qui nuisent le moins à nous-mêmes, aux autres et à nos milieux de vie.

Au contraire, le « Et vous, vous feriez quoi avec 1 000 € ? » renvoie chacun·e à ses goûts, aspirations ou contraintes, un peu comme dans le grand marché qui fait office de société dans la pensée libérale. J'ai déjà tenté de montrer, dans Égologie et La Conjuration des ego, combien même les critiques du capitalisme, du sexisme ou du productivisme ont bien intégré le fond libéral et individualiste de nos sociétés, au point qu'il leur est difficile de penser dans d'autres termes. (...) Les théories libérales postulent pourtant que chacun·e n'a qu'à s'emparer de son destin, quels que soient les moyens à sa disposition. Mais la liberté est mal partagée et les chances ne sont pas égales. Tout occupé·es par nos libertés individuelles, nous laissons en revanche s'éroder nos libertés collectives, comme la démocratie, l'autonomie collective ou les libertés civiles… Ce biais libéral individualiste contredit souvent nos plus belles aspirations et il faut savoir s'en échapper, remettre en question nos stratégies, nos modes d'action et les objets dans lesquels nous mettons nos espoirs d'un monde meilleur.

Description de l'ouvrage sur le site de l'éditeur et récap des rendez-vous, présentations et discussions

(1) Emmanuel Macron, à Rodez le 3 octobre 2019 lors d'une explication de sa réforme des retraites.

(2) Les travailleurs et travailleuses « des plates-formes » sont en auto-entreprise tandis que les plates-formes (Uber, Deliveroo, etc.) se présentent comme de simples intermédiaires entre eux et leurs client·es. L'enjeu est de faire qualifier cette relation, très contraignante pour les travailleurs, en relation d'emploi pour leur faire bénéficier de la protection encore due aux employé·es.

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