Guerre de tranchées dans le mouvement féministe

« Je te crois. » Ce sont trois petits mots qui disent beaucoup. Dans une société où les femmes sont structurellement moins crédibles que les hommes, où leur témoignage, leur expertise ou leur parole sont systématiquement objets de méfiance, des femmes s'écoutent les unes les autres et s'accordent cette crédibilité féminine si rare et si précieuse. « Je te crois », comme un acte de sororité, une obligation construite des unes vis-à-vis des autres malgré les réflexes sexistes, les querelles de chapelle, les agendas qui divergent. Nous ne sommes pas obligées de faire vivre le seul mouvement politique unanime, qui ne soit pas traversé d'interrogations, de lignes de fracture, de vifs débats ou d'un brin de mauvaise foi. Mais, contrairement à d'autres, nous avons le devoir de nous ménager les unes les autres, de mener nos débats avec autant de rigueur que de respect, d'assumer nos divergences sans violence. Ce n'est pas le cas.

Cette semaine une féministe rendait compte de la pression qu'elle ressentait pour adopter l'agenda des femmes trans et l'importance, problématique selon elle, que celles-ci prenaient dans le mouvement féministe. Ce témoignage a été suivi d'une tempête sur les féministes qui refusent d'intégrer les femmes trans à leurs mouvements. Ces féministes-là se disent critiques du genre, cette construction sociale autour de la différence des sexes, au point de refuser de définir une femme autrement que par son corps et son utérus. D'après elles, si l'on n'est pas née dans un corps féminin, on ne peut pas être une femme.

Beaucoup de féministes, depuis les années 1970, ont montré à quel point les rapports entre les sexes étaient moins dictés par la nature (les femmes ont leurs règles, les hommes des taux de testostérone élevés, etc.) que par des rôles et des représentations sociales. L'une d'entre elles, Christine Delphy, a même pu dire que « le genre précède le sexe », c'est à dire que la volonté de classer est première et qu'elle se trouve des objets qui sans cela seraient restés « dépourvus d'implication sociale » (voir cette vidéo pour une démonstration détaillée, ou passer à 11' pour le cœur du sujet). La volonté d'exclure les femmes trans, c'est à dire des personnes qui ont une identité sociale féminine, du mouvement des femmes est bien une erreur quand par ailleurs on se tient à ce cadre théorique matérialiste. Elle est tout à fait discutable, non seulement dans ses conséquences théoriques mais aussi pratiques, car elle entraîne des discriminations supplémentaires pour les femmes trans.

Justement, parce que ce choix est discutable, est-il acceptable de refuser tout dialogue avec les femmes qui refusent dans leurs rangs les femmes trans ? De souhaiter les « faire taire », de refuser de les reconnaître comme féministes, voire de les traiter d'« anti-féministes » ? Quand dans les pays anglo-saxons elles se voient refuser l'accès à la parole publique (1), sont menacées physiquement et en ligne ? Au nom de quoi réduire au silence et menacer, qui n'est pas acceptable contre des femmes, qui n'est pas acceptable contre des féministes, devient tout à fait honorable quand il s'applique à certaines féministes ? Ces féministes qui s'attaquent à des féministes car trans-exclusives ont raison… mais qui n'a pas raison ? Les personnes qui profèrent des propos haineux en ligne et ailleurs, qui justifient les violences policières ou le viol correctif contre les féministes et les lesbiennes, ne se flattent pas d'avoir tort.

Le résultat, c'est un féminisme qui est devenu une guerre de tranchées, façon George Bush (tu es avec nous ou tu es contre nous), dans lequel des féministes matérialistes reviennent en arrière sur la question du genre comme rapports sociaux de sexe et adoptent des définitions biologisantes et étriquées de ce qu'est être femme, tandis que d'autres fantasment la volonté de nuisance des premières (2), les accusent de haine pathologique sans respect pour les limites dans lesquelles elles souhaitent s'auto-organiser, et passent d'une définition matérialiste du genre à une définition sentimentale qui à moi aussi me pose problème (3).

Dans ce contexte inquiétant, voir des féministes dont j'apprécie par ailleurs les écrits s'attaquer de manière virulente à d'autres féministes sans accorder le moindre crédit à leur témoignage (« mensonger », « stupide ») voire en reprenant pour les nommer un acronyme associé à des appels à la violence (4) me désole. N'avions-nous pas promis de nous accorder un minimum d'écoute et de confiance ? Et nous voilà, incapables d'entendre les témoignages de femmes qui se disent sous pression, menacées si elles osent dire ce qu'elles pensent et s'organiser comme elles le souhaitent. Nous voilà décrivant leur expérience comme des « anecdotes » dénuées de sens car n'étant pas appuyées sur des enquêtes, si possible quantitatives, validées par l'université alors que le féminisme s'est jusqu'à présent tissé du récit de nos vies et pas dans des laboratoires.

« Je te crois » mais pas si ton propos bouscule mes certitudes ou mes valeurs. Ce « je te crois » est conditionné et on ne me l'avait pas dit ?


(1) Les bibliothèques canadiennes et états-uniennes, de Seattle à Toronto, sont exposées à des campagnes très suivies qui les engagent à fermer leurs portes à des intervenantes comme Meghan Murphy. Edit : le 1er février à Seattle, une féministe a été de nouveau agressée physiquement, par une femme trans ou personne non-binaire faisant 30 kg et une tête de plus qu'elle, tandis que des hommes cis hétéros ont eu l'occasion de mecspliquer le féminisme à des féministes et de leur beugler dessus sous prétexte d'être les alliés d'autres féministes (la grande classe proféministe). Ailleurs en France, les slogans rappelant le sexocide des sorcières fleurissent sur les murs (« Les TERFs au bûcher ») et des activistes trans mais aussi féministes cis hétéro se mettent en scène faisant des doigts d'honneur à des féministes, ignorant peut-être que c'est un phallus symbolique dressé dont le sens (#CultureDuViol) est attesté en Europe depuis le Ve siècle avant J.-C.

(2) Une excellente série documentaire sur la radio publique rendait compte de communautés lesbiennes organisées depuis les années 1960 « à des fins transphobes » et nullement, comme on aurait pu le croire, pour se mettre à l'abri des discriminations et des violences, pour vivre des utopies féministes ou des amitiés et des amours entre femmes. Ou comment s'imaginer que des minorités pensent, avant même de sauver leur gueule, à faire du mal aux autres…

(3) J'en parle dans La Conjuration des ego : nous ne sommes pas des femmes car nous avons le « sentiment » d'être des femmes mais parce qu'on l'a pour nous et qu'on nous socialise comme telles... ce qui est aussi le cas des femmes trans. Or, il arrive et il est de plus en plus perçu comme acceptable que des personnes assignées hommes à la naissance et ayant une expression de genre masculine souhaitent intégrer nos espaces sur la base du sentiment d'être femme. On peut en parler sereinement ?

(4) « TERF » signifie « féministe radicale trans-exclusive », une expression que les personnes concernées récusent, se disant plutôt « critiques du genre ». Une petite recherche en ligne autour de l'expression « Punch a TERF » permet d'accéder à des visuels sympa de femmes et d'hommes trans tapant des féministes, à l'expression TERF associée à des insultes (« scum ») ou à des actes violents (« kill », « rape »), etc. Les auteurs et autrices sont difficiles à identifier mais je note par exemple qu'une personne organisant la solidarité avec les personnes trans et les femmes incarcérées, @drcab1e, propose sur Twitter, le 13 septembre 2017, en récompense de tout acte de violence contre des TERF (« any future TERF punches », sic), une bonne tasse de thé.

Commentaires

1. Le vendredi, 12 juin, 2020, 19h19 par So

Je viens relire ce texte parce qu'il me fait du bien avec l'explosion des réseaux sociaux suite aux tweets de J K Rowling. J'espère qu'on arrivera un jour à s'écouter et non à se bondir dessus hyper violemment (même si je comprends que les différents arguments raisonnent et nous rendent épidermique). Qu'un jour on pourra débattre de façon, peut-être pas apaisée, mais enttout cas plus saine.

2. Le vendredi, 12 juin, 2020, 19h20 par So

Je viens relire ce texte parce qu'il me fait du bien avec l'explosion des réseaux sociaux suite aux tweets de J K Rowling. J'espère qu'on arrivera un jour à s'écouter et non à se bondir dessus hyper violemment (même si je comprends que les différents arguments raisonnent et nous rendent épidermique). Qu'un jour on pourra débattre de façon, peut-être pas apaisée, mais enttout cas plus saine.

3. Le lundi, 15 juin, 2020, 10h25 par Aude

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