État d'urgence ridicule

Savez-vous comment remplir l'attestation qui vous permet de mettre un pied dehors ? La question se pose car les verbalisations fusent. L'attestation en question peut être recopiée à la main (à l'encre indélébile) car nul·le n'est censé·e avoir une imprimante à la maison. (Rappelons que recopier est une gageure pour les illettré·es, les dyslexiques ou les migrant·es qui ne sont pas alphabétisé·es en français mais dans d'autres systèmes d'écriture.) Il n'y a pas d'obligation à recopier chacun des motifs de sortie, seulement celui qui vous concerne. Texte complet, avec vos données personnelles, daté, horodaté et signé. Basta. Mais être en règle ne suffit pas et certain·es sont verbalisé·es (déjà 55 millions d'euros d'amendes !), pour la raison que l'attestation a été rédigé à la main ou que les cinq motifs n'ont pas été tous recopiés… justifications qui ne tiennent pas en droit. Il faudra rendre des comptes quand ce sera fini, gardez vos procès verbaux. #OnOublieraPas

D'autres verbalisations abusives concernent la teneur de votre panier de courses, dont la nécessité peut être évaluée par la gendarmesque. Deux paquets de biscuits ? Pas assez ou pas équilibrés par cinq fruits et légumes, on ne sait pourquoi, verbalisé. Shampooing, test de grossesse, serviettes hygiéniques ? Verbalisé. Qui peut avoir besoin de serviettes hygiéniques ? À part des femmes qui ont leurs règles, personne en effet. Itou le besoin de se laver les cheveux pendant une période de deux, six semaines ou plus. Quant aux tests de grossesse, les féministes rappellent que les interruptions volontaires de grossesse sont encore assurées car ce sont des interventions urgentes, à effectuer dans les dix semaines. Point juridique : non seulement les forces de l'ordre n'ont pas le droit de procéder à une fouille de votre sac mais « le décret décide des établissements qui doivent rester fermés et ceux qui restent ouverts ; dès lors, un policier n’a pas à décider de ce que vous pouvez acheter dans ces commerces ou non » (Ligue des droits de l'Homme).

La question des besoins, ceux qui sont de première nécessité et ceux qui sont secondaires, émerge quand il est question de fermer certains commerces ou certaines ailes des supermarchés pour réduire leur activité. Les besoins de première nécessité des un·es sont-ils les besoins des autres ? Les besoins de distraction sont-ils de première nécessité ou non ? Mais ce n'est pas cette question-là que nous posent ces gendarmes et policiers trop zélés.

On connaît trop bien le goût des forces de l'ordre en France pour l'outrage à agent, quand les sommes recueillies ne vont pas à la recherche contre le cancer, à la reconstruction de Notre-Dame de Paris ou aux orphelins de la police mais tiennent lieu de treizième, quatorzième, quinzième mois aux personnes qui ont un intérêt compréhensible à se sentir « outragées ». On connaît trop bien leur propension à verbaliser pour « conduite en état de négritude » comme on dit en anglais et leur deux poids, deux mesures quand il s'agit de populations racisées, particulièrement ces jeunes hommes en bonne santé chez lesquels les policiers font trop souvent apparaître de mystérieux problèmes cardiaques ayant entraîné la mort… Ça non plus, on n'oublie pas.

Ces verbalisations abusives prennent une autre dimension quand un gendarme raconte l'idée qui a surgi, après une semaine de prunes distribuées allègrement pour non-respect du confinement, de faire un petit barbecue à la caserne. C'est vrai, pourquoi ne pas profiter du confinement pour se faire des apéros d'immeuble ou la fête des voisins, se demandent nos gendarmes. On ne sait pas trop si c'est l'incapacité à comprendre pourquoi ce confinement est nécessaire ou bien l'impression de ne pas être concerné par la loi qui leur a donné l'idée mais les deux hypothèses sont inquiétantes. Et nul doute que les photos sur Facebook de leurs mines réjouies, de leurs joues rosies par l'alcool, de leurs saucisses de gros cochons, de leurs épouses qui font les salades et la vaisselle, nul doute que ces photos auraient mis en rogne le commun des mortel·les confiné chez soi.

Les États prennent des libertés avec nos libertés, c'est le constat qui est fait depuis le vote en France de l'état d'urgence sanitaire, ici commenté dans l'émission « La voix sans maître » par Isabelle Attard, l'une des rares députées (et désormais anarchiste) à avoir voté contre l'état d'urgence en 2015. Cette intrusion dans la vie des gens, elle a de quoi nous mettre en colère. Confiné·es mais pas anesthésié·es, impuissant·es à faire autre chose qu'exprimer notre colère, par des banderoles aux fenêtres et des « Macron démission » hurlés à 20 h… Prenons un peu le large en attendant de faire payer tout ça, car il y a encore plus nuisible ailleurs, plus risible aussi.

Pendant qu'Agnès Buzyn abandonnait son ministère pour aller glaner 17 % des votes à Paris, un quarteron de députés rebelles décidait de faire tomber le gouvernement malaisien. Rien de mieux qu'un coup d'État démocratique pendant les premières semaines d'une crise sanitaire de grande ampleur. Le front réactionnaire, déjà au pouvoir de 1957 à 2018 sans discontinuer, a dû cette fois inclure le parti islamiste pour reprendre la majorité. Le résultat ne se fait pas attendre et la Malaisie atteint des sommets en matière de prescriptions à ses administré·es.

Seuls les chefs de famille, c'est à dire les hommes dans le cas de couples mariés, ont désormais le droit de faire les courses. On les trouve, errant dans les rayons, occupés à téléphoner à leurs compagnes pour demander la différence entre un kangkong et un kailan, du galangal et du gingembre… L'État ne décide pas seulement (à l'encontre des pratiques des gens) de la répartition des tâches domestiques dans les foyers, il s'est également mis en tête de donner des conseils aux épouses pour passer entre les gouttes de la violence domestique.

Rappelons avant tout que les seuls responsables de la violence domestique, ce sont les personnes qui donnent des coups, insultent et dénigrent leurs proches. Les enfants ne sont pas responsables des mauvais traitements qu'ils peuvent recevoir de leurs parents. Ils ne sont pas responsables de la violence de leurs parents abusifs parce qu'ils ne serait pas assez prompts à leur obéir ou parce qu'ils seraient désobéissants, bruyants, etc. Et c'est pareil pour les femmes.

La communication du ministère des femmes et de la famille recommande néanmoins aux femmes de s'habiller comme pour sortir pendant le confinement, même si elles n'ont pas même le droit d'aller faire les courses. Pas de vêtements d'intérieur, de sarong confortable : prière de se maquiller et de ne pas se laisser aller. Le ministère prévoit aussi des trucs, astuces et même répliques en cas de conflit : les femmes doivent prendre sur elles la charge mentale et donner des explications patientes concernant les tâches domestiques qui pourront être exceptionnellement partagées, crise sanitaire oblige (« c'est comme ça qu'on met le linge à sécher, mon chéri » (1)), en cas de dispute réfléchir 20" (sic) avant de parler pour permettre à leur raison de reprendre le dessus sur leurs sentiments, rester accortes en cas de désaccord et si possible adopter le ton de voix de Doraemon, un gentil robot-chat qui sert d'ange gardien à un garçon dans un manga japonais.

Les féministes malaisiennes s'en sont donné à cœur joie : infographies montrant des mecs en marcel et raie des fesses apparente qui ne respectent pas d'imaginaires injonctions symétriques aux hommes à rester bien vêtus et attirants (voir ci-contre), vidéastes imitant Doraemon et parlant malais avec un accent japonais et surtout rappel qu'on se maquille si on aime ça (2) et qu'on ne lutte pas contre la violence domestique en déresponsabilisant les conjoints violents… au contraire. Cette communication est restée un jour en ligne, avant d'être retirée sous les rires et les huées.

Entre le gouvernement malaisien qui demande aux femmes de parler comme des chats-robots japonais et les policiers français qui contrôlent les sacs de courses et se permettent de valider les achats, cette crise sanitaire donne l'occasion à ceux qui nous gouvernent d'atteindre un nouveau niveau de ridicule. Mais ne faisons pas que rire de ces généraux de pacotille qui se permettent de nous infantiliser au nom d'une guerre qu'ils mettent en scène. Car cela constitue également une grave atteinte à notre dignité et à notre liberté. Et ça, nous ne l'oublierons pas.

(1) « Cara sidai baju macam ni lah sayangku ». Notons que ces conseils sont dispensés en malais alors que c'est la langue d'une moitié seulement de la population.

(2) La philosophe Camille Froideveaux-Metterie, note que le confinement est l'occasion pour les femmes de s'habiller et de se maquiller (ou pas) avec un moindre souci des obligations sociales, dans une légère reprise de contrôle sur nos vies.

Merci pour ces deux compilations sur les verbalisations abusives ici et ici (et merci à la communauté Seenthis pour leur travail de recherche et de collection de l'actu).

Commentaires

1. Le lundi, 6 avril, 2020, 19h16 par Ambre

Merci pour cet article... Pouvoir lire quelqu'un qui réussit à penser par soi même et à voir au-delà de ce qu'on nous montre.
Effectivement les contrôles de police sont abusif, peut-être ont ils mis en place des quotas ?
En tout cas ils profitent de l'occasion pour faire de l'argent c'est une certitude et notamment grâce à la politique de la peur. Ne peuvent-ils pas avoir un vrai rôle d'informations et de protection envers nous ? Pourquoi toujours la répression ?
Sans parler bien sûr des conditions de la femme dans d'autres pays... bien sûr... Le chemin est encore long...
Merci pour ton blog, qui est toujours très pertinent.
Ambre

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