Mon blog sur l'écologie politique - On a les utopies qu'on mérite2024-03-26T09:56:39+01:00Audeurn:md5:78a731c5da243981157a40ec0da23d7cDotclearLe privilège végétarienurn:md5:9217aeb101cb3a74317a69be7e9dd04b2019-04-27T14:15:00+02:002019-04-27T14:15:00+02:00AudeOn a les utopies qu'on mériteAgricultureAsie<div>
<p>Vu d'ailleurs, la propension des Européen·nes éduqué·es à manger végétarien
ou végan ressemble à un caprice de riches. Cela fait longtemps que le
végétarisme et ses avatars sont un critère de distinction sociale : les
moines bouddhistes prétendent ne pas manger de viande (beaucoup, dans la
péninsule sud-est asiatique, se contentent de ne pas manger d'animal tué à leur
intention précise), tandis que les brahmanes, aussi pauvres seraient-ils (1),
restent la caste supérieure, trop pure pour manger avec les personnes du
commun, celles qu'aujourd'hui on appelle les « carnistes ».
Aujourd'hui, chez nous, le véganisme évoque désormais les restaus à burgers
végans du 11e arrondissement parisien, un truc à la mode qui en plus se paie le
luxe d'être riche en valeurs : droit des animaux, protection de
l'environnement… Rien à redire sur le plan moral (encore que) mais pour
l'écologie, on repassera : l'agriculture biologique est la seule qui fasse
la preuve de sa capacité à nous nourrir sans dégrader les sols et le climat, et
elle repose sur les apports des animaux (2). Dans <em>On achève bien les
éleveurs</em>, l'éleveur (et donc aussi cultivateur) Xavier Noulhianne rappelle
l'idée en quelques phrases :</p>
</div>
<div>
<blockquote>
<p>« Dans la conception initiale de la bio il y a un lien entre la surface
agricole et la quantité d'animaux qu'elle est capable de nourrir. On ne doit
pas s'en écarter, ni dans un sens (trop d'animaux), ni dans l'autre (plus
d'animaux). Ce n'est d'ailleurs pas un principe uniquement bio, c'est un
principe qui court le long de l'histoire agricole et qui agit comme un antidote
à l'industrialisation. Des engrais verts de temps en temps, oui, mais on ne
peut pas faire sans les animaux. »</p>
</blockquote>
</div> <p>J'invite donc les végans à être un peu conséquents et à refuser cette
agriculture-là, qui correspond si peu à leurs valeurs. Et je referme cette
parenthèse pour revenir aux rapports de classe qui se jouent dans le véganisme
avec la mode actuelle pour les produits végans. L'écologie est massivement
investie par les classes aisées. Renouvelant le mépris de classe, comme j'en
partageais l'intuition dans <em>Égologie</em> et comme le montre Matthieu Adam
dans une excellente enquête (3), elles rendent cette valeur peu accessible,
voire assez répugnante aux classes populaires pour qui c'est devenu un truc de
bourges arrogant·es. Et cela malgré tout le potentiel de l'écologie sociale,
celle qui a bien compris que la réduction des inégalités faisait partie de la
solution pour baisser l'impact environnemental de toute une société. Le
véganisme fonctionne un peu de la même manière, à convaincre des classes fières
de leur rôle d'avant-garde éclairée, des militant·es aux hipsters et à ceux et
celles qui les imitent, suscitant les sarcasmes et l'incompréhension des
autres. Et cela bien qu'un régime végétarien bien composé soit le meilleur
choix économique pour des familles pauvres, bien qu'un repas végan soit la
meilleure option pour produire des repas collectifs bon marché et accessible à
tou·tes, bien que tout le monde ait besoin d'une culture alimentaire (beaucoup)
moins carnée et lactée.</p>
<div>
<p>C'est un paradoxe assez énervant, de voir que les végans sont assez
conscient·es que manger c'est politique pour pouvoir acheter des produits
animaux d'origine bio et paysanne mais préfèrent les produits les plus
répugnants de la boutique bio, ceux qui sont le plus transformés ou produits le
plus loin possible (tahin du Mali, lait de coco des Philippines, quinoa des
Andes, baies de goji de l'Himalaya, <a href="https://metro.co.uk/2019/04/04/women-india-pay-price-cashew-nut-demand-vegan-diets-rise-9110415">
noix de cajou d'Inde ou du Vietnam</a>, etc.) et parfois tout simplement les
plus dégueulasses (spéciale dédicace à l'une des marques de faux gras qui
utilise comme ingrédient principal la levure – d'où le goût de… levure – tandis
qu'une autre a la décence d'utiliser de la pâte de noix de cajou et de revenir
ainsi au cas précédent). Ce mode de vie n'est-il pas celui d'enfants
gâtés ? La viande industrielle, les trucs à deux balles gras et sucrés,
tout cela qui est le produit d'une agriculture basée sur la concentration
animale et la monoculture végétale, avec tous les problèmes sanitaires et
écologiques qu'on sait, a produit un monde d'abondance alimentaire. Mais le
mode de vie végan qui domine le paysage est celui d'un monde de post-abondance
repu de trop-plein et qui, deux générations après avoir connu le rationnement,
se permet de refuser un tas d'ingrédients, un peu comme les enfants de vos
potes qui font les difficiles. La plupart des végans, ceux et celles qui
profitent d'un choix en matière alimentaire jamais vu auparavant, pratiquent
moins la sobriété qu'une hyper-sélection permise par une hyper-abondance. (Les
omnivores en profitent autant, sauf que leur hyper-sélection peut porter sur le
choix exclusif de filets ou de volaille à l'exception des autres viandes ou
morceaux. C'est une abondance qui concerne tous les rayons.)</p>
</div>
<div>
<p>Il m'est arrivé de faire valoir que beaucoup de peuples sur terre avaient
une dépendance vitale aux apports des animaux et j'ai déjà entendu des réponses
à la « qu'ils mangent de la brioche », c'est à dire des invitations à
changer d'endroit, de manière de produire et de vivre… C'est déjà peu
charitable pour les gens qui vivent en France dans des vallées de haute
montagne, qui dépendent de l'élevage et dont le mode de vie contribue au peu de
diversité régionale qu'il nous reste. Ça devient carrément indécent quand il
s'agit d'Inuits, de Mongols ou de plein de monde sur terre qui peut mettre
entre une heure et un jour pour gagner de quoi se payer un litre d'essence
(« qu'ils mangent leur bicyclette ! »). Par exemple, dans un
petit village jakun au milieu de la jungle malaise, tout le monde pratique
l'élevage en ayant des poules, des chiens, des chats. Les chiens avertissent
quand il y a des éléphants ou des sangliers pas loin, les poules mangent les
surplus alimentaires qui sont perdus en l'absence de réfrigérateur, quant aux
chats… les gens du coin ne caressent jamais leurs chats mais ont un besoin
vital de se débarrasser des rongeurs qui sans cela attireraient les cobras.</p>
</div>
<div>
<p>Loin de l'idée que nous avons d'être des superprédateurs – ce qui est vrai
en tant qu'espèce ! – ces villageois·es, à une heure et demie de route de
la première supérette, vivent des vies beaucoup plus précaires. Leurs relations
avec les animaux sont plus variées et la puissance n'est pas toujours du même
côté. Il y a vingt ans, l'arrière-grand-mère a été tuée par un tigre (on en
voit encore à l'occasion) et une voisine a été piétinée par un éléphant. La
tante est encore là pour raconter comment sa famille s'est jetée à coups de
machette sur un ours qui les attaquait mais d'autres n'ont pas eu cette chance.
Plus communément, les serpents mordent les paysan·nes qui dégagent des
clairières, les sangliers viennent déterrer les racines de tapioca, les singes
prennent la meilleur part des fruits et les éléphants saccagent les plantations
quand les arbres sont encore jeunes : « Habiskan », ils n'ont
plus rien laissé. Chaque nuit porte avec elle cette crainte. Les êtres humains
sont aussi prédateurs : l'art de la sarbacane est encore maîtrisé même
s'il est désormais interdit de tuer les singes, les villageois·es mangent des
tortues et des grenouilles, tirent les faisans à la fronde, la saison des
pluies intensifie leur chasse aux cervidés et aux sangliers, au piège ou à la
lance, et toute l'année la rivière permet de se procurer du poisson. Ce sont de
drôles de relations avec les animaux, bien plus riches que celles qui ont cours
dans les pays où l'agriculture ne représente plus que 3 % des actifs et où
nous ne sommes plus en contact qu'avec des chats et des chiens qui eux-mêmes
ont peu de contacts avec leurs congénères.</p>
</div>
<div>
<p>Il n'est pas question d'utiliser ces exemples pour justifier la simple et
bête prédation que les sociétés industrielles opèrent sur le monde animal – et
végétal, et minéral ! – mais de montrer que les relations entre humains et
autres animaux sont plus complexes que l'alternative simple entre prédation et
protection que déploient de manière un peu paternaliste les militant·es de la
cause animale. Les villageois·es vont aussi tous les mois faire leurs courses
au supermarché, ramènent du poulet et des œufs qui sortent de l'usine ou se
contentent d'anchois séchées quand leurs finances sont à sec. Comme nous, ils
et elles deviennent alors les consommateurs et consommatrices de produits
hors-sol et peut-être un jour seront-ils et elles tellement
« avancé·es » qu'il pousseront un chariot végan ? Ce serait une
sacrée perte qui viendrait consacrer la déforestation de la péninsule et
l'administration du désastre.</p>
</div>
<div>
<p>Je voudrais pour finir rappeler deux choses : beaucoup de personnes
dans le monde se procurent des protéines comme elles peuvent et n'ont pas
besoin des bons conseils de citadin·es incapables de faire pousser autre chose
qu'un basilic. Et puisque notre impact environnemental suit de manière assez
mécanique notre revenu, devinez qui pourrit le plus la planète, du couple de
paysan·nes qui gagne un Smic pour deux dans la vallée ou de l'amateur de faux
gras à 5 euros les 200 g de levure ? De la foodie qui court les
restaus végans ou de la famille d'autochtones malaisien·nes qui est la première
génération à profiter d'une relative abondance alimentaire ? C'est une des
raisons pour lesquelles, avec mon revenu et mon statut, j'aurais honte de
refuser les anchois séchées dans le plat de riz du matin.</p>
</div>
<div>
<p>(1) Voir comment l'anthropologue omnivore et impur se voit privé de
commensaux chez les brahmanes népalais dans <em>Le Chemin des humbles</em>,
Rémi Bordes, « Terre humaine », Plon, 2017.</p>
</div>
<div>
<p>(2) D'autres agricultures sont possibles, sans domestication animale, comme
la forêt-jardin équatoriale qui n'a pas grand-chose de commun avec les
contraintes (densité démographique, sols, climat) de nos agricultures. Les
Achuar d'Amazonie (Ph. Descola), comme les Batek de Malaisie (K. et K.
Endicott, Lye T.P.) font ce qu'on pourrait appeler de l'agroforesterie végane
mais pratiquent la chasse notamment aux abords de leurs « jardins »
qui servent également d'appât à gibier.</p>
</div>
<div>
<p>(3) Mathieu Adam, <a href="https://journals.openedition.org/gc/4497">« L’injonction aux
comportements "durables", nouveau motif de production
d’indésirabilité »</a>, <em>Géographie et cultures</em>, 98, 2016.</p>
</div>On a les utopies qu'on mérite : la bienveillanceurn:md5:e8f3d5ac3c27d27638488d0dabb88f232016-05-02T19:09:00+02:002017-04-02T20:40:59+02:00AudeOn a les utopies qu'on mériteFéminismeMiliter<p><br />
Militante féministe, j'ai participé à construire ou animer des lieux
bienveillants. Et j'ai évité ceux où ne se posaient pas les mêmes exigences.
Une réunion sans tours de parole, que ce soit dans la vieille gauche ou chez
les anars spontanéistes, me semble une perte d'énergie considérable. Attachées
à saisir un ton de phrase qui annoncerait la fin d'une intervention, les
grandes gueules ont depuis longtemps arrêté d'écouter ce qui se dit pour se
donner une chance de prendre la parole au vol. Une situation de guerre sourde
qui, en plus de baisser la qualité de la communication et de mettre une
pression accrue sur les participant-e-s, nous prive des idées portées par des
personnalités différentes (pas forcément des femmes, j'ai déjà vu un copain
partir en disant que de toute façon il n'avait rien d'intéressant à dire alors
que j'avais déjà pris la parole plusieurs fois). Je vais jusqu'à éviter les
lieux où la parole est distribuée de cette manière, même quand le programme a
l'air intéressant.</p> <br />
La bienveillance, ce pourrait être cette manière d'être ensemble sans s'user,
sans se faire trop de mal les un-e-s aux autres, pour continuer à militer,
faire venir du monde et ne pas se retrouver avec trois warriors et deux tondus
dans des rangs clairsemés. Sauf qu'aujourd'hui la bienveillance est devenue une
doxa et une fin en soi. Pourquoi être bienveillant-e-s ? Mystère.<br />
<br />
Cet appel à la bienveillance a pris un nouvel essor avec Nuit debout où
l'expression est omniprésente. Les essais sont pour le moins maladroits :
par exemple, dans le petit lexique avec les mains il existe un geste qui
signifie « tu dis de la merde (mais ne le prends pas
personnellement) ». Un geste qui était proscrit dans les groupes où
j'utilisais ces codes il y a quinze ans. Pas d'accord ? Inutile de le
cracher silencieusement à la gueule de la personne pendant qu'elle parle, lève
la main et explique pourquoi tu penses différemment. Ce geste permet de
déstabiliser en toute bienveillance les personnes qui ont pris la parole. En
revanche, qu'un facho prenne le micro et il semble très malvenu de le huer à
l'ancienne. Il n'y a plus de gradation dans les désaccords, tous les discours
se valent. L'engouement pour la bienveillance et l'acceptation du tout et
n'importe quoi vont bien ensemble. Quand, dans un théâtre occupé, un militant
refuse d'ouvrir son sac à l'entrée et que la confrontation avec un vigile
commence à s'entendre, une occupante vient expliquer les règles fixées par
l'action. Celles-ci stipulent bien entendu la bienveillance, soit ce qui
ressemble fort à un mot gentil pour signifier la soumission aux règles
(toxiques) imposées par Vigipipi et qui, bizarrement, ont encore cours alors
que le théâtre est à nous (à moins que l'occupation ne soit une autre animation
« de gauche » à côté du bistrot, de la librairie et de la salle de
spectacle). Il faudra ouvrir son sac ou partir. La bienveillance nous enjoint à
être poli-e-s, policé-e-s. Est-ce encore de la politique, soit de la gestion de
conflits ? Et nos sociétés toujours plus policées en sont-elles moins
violentes ? Les rapports de domination, ici entre une personne et
l'institution, ailleurs entre personnes, sont bien noyés sous une couche de
bienveillance qu'on espère réciproque puisque tout le monde se soumet à cette
norme relationnelle. Les apparences sont sauves et les structures de pouvoir
aussi : tu ouvriras ton sac et le vigile ne te sortira pas violemment.
Patron et bienveillant, ce n'est pas incompatible.<br />
<br />
La bienveillance devient un but en soi. La parole s'épanouit, on se sent bien,
Tintin. C'est mieux que d'aller mal et de s'entourer de malveillance, certes.
Mais est-ce le but, d'être à l'aise, dans des endroits confortables ?
C'est un but intermédiaire, un but qui est un moyen mais trop souvent j'ai
l'impression qu'on s'arrête en chemin, au point qu'on n'est plus capables de
verbaliser que ça : « le féminisme, ça m'aide à être à l'aise en tant
que femme », entre autres exemples de dévoiements militants. Ben non. Le
féminisme, ça m'aide à combattre les inégalités entre hommes et femmes. Pas
envie d'une bulle de confort dans un monde qui va mal et qui fait mal. C'est
dans ce but-là que je me soucie de bienveillance et que je la réserve aux
copines, aux personnes avec qui j'ai des intérêts politiques communs et envie
de bouger. Ce n'est ni un dû au premier pimpin rencontré sur la place ni une
manière de me faire taire.Sur le consentementurn:md5:03628d0786815c470d8c34f6217c5b062015-03-17T15:40:00+01:002015-04-16T16:30:50+02:00AudeOn a les utopies qu'on mériteFéminismeIndividualismeLibéralisme<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"><br /></span></p>
<blockquote>
<p>« Le mot de consentement appliqué aux dominés annule quasiment toute
responsabilité de la part de l’oppresseur. Puisque l’opprimé consent, il n’y a
rien de véritablement immoral dans le comportement du "dominant". L’affaire est
en quelque sort ramenée à un contrat politique classique. »</p>
</blockquote>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Nicole-Claude Mathieu, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">L’Anatomie politique. Catégorisations et
idéologies de sexe</em>, Côté femmes, 1991, cité dans Irène Jonas, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Moi Tarzan, toi Jane. Critique de la
réhabilitation « scientifique » de la différence hommes/femmes</em>,
Syllepses, 2011.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"> </span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Autour de moi le consentement est une notion au centre des
attentions. Discussions formelles et formations militantes s’y consacrent, dans
l’idée de réduire la violence faite aux plus vulnérables. S’attacher aux signes
de répugnance, respecter un non, c’est bousculer le rapport de forces qui
permet d’habitude aux plus forts d’abuser <em style="mso-bidi-font-style: normal;">naturellement</em> de l’incapacité des plus
fragiles à protéger leur intégrité physique et morale. C’est une belle
intention, mais l’expérience me suggère que la plus délicate écoute ne suffit
pas toujours et que certaines vulnérabilités rendent des non plus difficiles à
entendre que d’autres. Le consentement n’est-il pas une notion trop marquée de
libéralisme politique ?</span></p> <h3 style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Abjection du contrat</span></h3>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Dans la doctrine libérale, le contrat a force de loi. Les
protections collectives n’ont aucune légitimité au regard de ce sur quoi deux
personnes peuvent se mettre d’accord. Leur relation est souveraine, dépasse le
cadre collectif et impose le sien. On connaît le biais de cette manière de
considérer les relations humaines, sans souci pour les effets de captivité, de
contrainte qui s’exercent sur les acteurs les plus fragiles du
contrat.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">« C’était ton choix », m’explique doctement un lecteur
de Michéa (<em style="mso-bidi-font-style: normal;">a priori</em> pourtant peu
suspect de libéralisme) quand je lui demande des comptes sur la relation
abusive qui s’est développée entre nous dans un cadre associatif. Pourtant mes
non étaient audibles, j’avais exprimé de nombreuses fois mon malaise et j’étais
allée jusqu’à boycotter deux réunions. Mais j’étais restée dans l’asso,
contrainte mais justifiant (?) un <em style="mso-bidi-font-style: normal;">statu quo</em> dont j’avais à moultes reprises
expliqué qu’il était défavorable à mes intérêts. Qu’à cela ne tienne, j’avais
<em style="mso-bidi-font-style: normal;">consenti</em>. <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Cédé</em> m’apparaît évidemment plus juste, mais
les nuances sont compliquées à prendre en compte quand on jouit de la mise à
disposition d’autrui. Elles gâchent un peu le plaisir…</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Autre exemple : le consentement à une relation
prostitutionnelle suffirait à établir la légitimité de la pratique, au-delà des
standards éthiques que la société tenterait d’imposer ? J’ai rappelé ici
que ce contrat ne suffisait pas : que je m’offre pour performer des
fellations à cinq euros et la notion de standard collectif (ici standard
tarifaire) reprendra tout son intérêt aux yeux des personnes qui se
considéraient comme des atomes souverains dans la relation.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Le consentement, lui, ne nie pas les relations de pouvoir qui
rendent le non si difficile à imposer, bien au contraire il les travaille, les
met en lumière pour tenter de les annihiler. Mais la relation interpersonnelle
est toujours au centre de la négociation, la bienveillance en plus. Le
résultat, c’est que la possibilité de faire respecter son intégrité dépend
toujours, encore que dans une proportion bien moindre puisque la responsabilité
est partagée, de la capacité individuelle. Car même en étant prévenu, le non
d’une personne jouissant de toutes ses capacités sociales et psychiques n’est
pas le non d’une femme avec peu d’assurance ou d’une personne atteinte de
« troubles de personnalité évitante » (<em>sic</em>), par exemple.
Comment faire, quand on souhaite faire au mieux ?</span></p>
<h4 style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Un peu d’universalisme dans ce monde de brutes</span></h4>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Là encore, un peu d’universalisme ne nous ferait pas de mal.
Précisant les intuitions des philosophes des Lumières, Kant propose à la fin du
XVIIIe siècle d’imaginer universaliser nos actes pour en déterminer le
caractère moral : que serait un monde où tout le monde se comporterait
comme moi ? On passe de l’idée de réciprocité, « ne fais pas à autrui
ce que tu n’aimerais pas qu’on te fît », qui a encore un caractère très
subjectif, à une définition plus rigoureuse du devoir à autrui – qui n’empêche
pas néanmoins le passage, c’est la rançon de la liberté, par un minimum
d’appréciation individuelle. Dont la capacité semble nous manquer de plus en
plus cruellement mais c’est une autre histoire…</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">Je propose donc qu’on ne subordonne pas nos actes à l’examen plus
ou moins délicat de nos subjectivités mais qu’on retrouve dans nos
comportements quelques universels, comme de s’abstenir d’attenter à l’intégrité
des personnes dans ses nombreuses dimensions (1). La démarche du consentement,
son attention bienveillante, sa volonté de respecter l’autre sont évidemment
bienvenues. Peut-être que dans un champ aussi mystérieux que celui du désir (2)
elles sont les seules à même de répondre à nos exigences de respect de
l’intégrité. Mais sont-elles adaptées aux groupes qui dépassent une taille
modeste ou ne sont pas affinitaires ? Elles sont à mon avis précieuses mais ne
peuvent constituer l’alpha et l’oméga de nos relations sociales sans risquer de
les faire basculer dans une contractualisation inéquitable ou dans l'examen
continu des subjectivités.<br /></span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR"> </span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">(1) Exemple : si on pose que le partage et la rotation des
tâches font partie du projet démocratique interne, s’assurer le consentement
d’une personne à toujours faire le sale boulot est une abjection.</span></p>
<p style="margin: 0in 0in 8pt;"><span style="mso-ansi-language: FR;" lang="FR">(2) La question du champ du consentement et son intérêt pour les
relations autres que sexuelles et affectives n’est pas très clair. Quand je
l’interroge, il est évident. Mais les autres relations me semblent susciter
bien peu d’intérêt et on en revient toujours à celles qui comptent
« vraiment ». La violence larvée qui a cours en milieu associatif
nous donnerait pourtant beaucoup à faire.</span></p>On a les utopies qu'on mérite : le véganismeurn:md5:573613df005414c908372124e710f07d2015-01-21T14:40:00+01:002015-01-23T16:28:10+01:00AudeOn a les utopies qu'on mériteAgricultureTechnique<p>Je mange tous les lundis dans une cantine végane, sans hostilité pour la
pratique qui consiste à consommer beaucoup moins de produits d'origine animale,
et plus du tout s'ils sont issus de productions industrielles. Mais je me
régale aussi des produits de l'élevage, le boudin de Myriam, les méchouis de
Christophe, les fromages de Xavier. Je peux également entendre les choix
d'alimentation de chacun-e et la difficulté qu'il peut y avoir à les
assumer : il est regrettable de voir l'alimentation s'individualiser au
même rythme que les sociétés, mais cette tendance s'est assez largement imposée
pour que j'aie moi aussi des dégoûts très personnels.<br />
<br />
Mais si le véganisme est un projet politique, je m'y oppose. Alors que dans mon
entourage chacun-e tend à se flageller de ne pas être encore strictement
végétarien-ne ou végan-e et que l'idée que l'élevage, c'est de la merde,
commence à s'imposer, il me semble important de considérer avec moins
d'indulgence le véganisme. En apparence écologique et opposé à des tendances
sociales mortifères, il déploie en trouvant sa cohérence un monde que je ne
trouve pas beaucoup plus vivable que celui que nous tentons de changer. J'ai
choisi le terme véganisme parce qu'il correspond à la posture politique que
j'observe le plus fréquemment, mais il faudrait parler d'un train emmené par
une locomotive dont le projet et les priorités ne sont pas forcément partagées
par les derniers wagons mais qui les emmène néanmoins dans la direction d'une
société sans élevage.</p> <h3>Qui sont les végan-e-s ?</h3>
<p><br />
Certain-e-s sont opposé-e-s à tout rapport de domestication avec les animaux,
du poulet en batterie au chien de punk. D'autres acceptent ce rapport à
condition que la mort ne soit pas infligée. Impossible alors d'élever des
animaux dans une certaine logique économique, serait-ce pour fabriquer du
fromage. Ce ne peut être que pour l'agrément ou la compagnie. La gestion des
populations (nourries et protégées, les bêtes ne pourraient que pulluler) est
donc assurée par l'incapacité à se reproduire : castration, contraception
ou éloignement des mâles et des femelles. Certain-e-s portent un projet
émancipateur plutôt anthropocentré. D'autres ont pour priorité la question
animale qui prime sur l'examen des rapports de pouvoir entre humain-e-s.
Certain-e-s sont radicalement écolos ou anarchistes, d'autres font du lobbying
à Bruxelles et sont à l'avant-garde d'un renouvellement du capitalisme.<br />
<br />
Mon propos ici, il est d'avertir les potes que leur engouement pour le
véganisme sert une convergence d'intérêts favorable au renforcement d'une
société autoritaire et industrielle. René Riesel et Jaime Semprun nous
avertissaient de la possibilité de s'emparer du souci légitime pour l'état de
la nature en justifiant l'« administration du désastre » (1). Riesel
est éleveur. Il élève, fait naître, nourrit, soigne et (horreur) il tue des
animaux (2). Mais ce sont les militant-e-s engagé-e-s pour la cause animale,
dans des ONG à forte influence, qui me font le plus peur.</p>
<h3>Cause animale et administration du désastre</h3>
<p><br />
En 2018, plus aucun porc ne sera castré mécaniquement en Europe mais par
hormones injectées, grâce à l'activisme conjugué d'une ONG de libération
animale, Gaïa, et du géant mondial de l'industrie pharmaceutique. Une autre
grosse ONG, Peta, promet un million de dollars aux inventeurs d'un procédé
satisfaisant pour produire de la viande in vitro. L'entomophagie est à la
mode : les autorités autorisent l'élevage et le commerce des insectes et
dans les repères de bobos conscientisé-e-s on fait croquer sous la dent
grillons domestiques et vers de farine élevés en Hollande. Paul McCartney ou
Bill Gates, qui promeuvent le végétarisme, reçoivent un écho important. Pas de
doute, le capitalisme prépare sa phase beyond meat, nouvel étage de la fusée
« développement durable ». Les usines de cochons en Bretagne, c'est
bientôt fini. On ne fait pas de gros profits en regardant un porc, même issu de
souches super performantes, prendre du gras. On fait du profit dans les
biotechs et des industries plus légères. Quand le capitalisme cherche à se
renouveler, il trouve ses inspirations aussi bien dans les innovations
techniques des labos publics ou privés que dans les innovations sociales
produites par les militant-e-s et les bonnes âmes. Le tout faisant le buzz dans
des TED talks. L'activisme végan, loin d'être réservé aux cantines véganes et
aux VoKü du milieu libertaire, se déploie très bien en haut de l'échelle
sociale, grâce au lobbyisme des ONG qui arguent de sa compatibilité avec
l'administration écologique de nos sociétés.<br />
<br />
Il faudrait présenter plus clairement ce projet de société où le contact avec
les animaux est perdu, puisqu'il ne restera plus que la faune sauvage, celle
que nous croiserons au détour d'une balade dans une campagne désertée. Ah, on
ne vous a pas dit ? Visiblement non, puisqu'on croise des chiens
domestiqués à la cantine. L'idée, c'est de permettre à des territoires et aux
animaux qui y seront « libérés » de se réensauvager. Comment le faire
autrement qu'en zonant l'espace ? Autour des villes, une ceinture
maraîchère et les usines de tofu. Plus loin, les grandes cultures. Et puis,
comme dans <em>Soleil vert</em>, une nature protégée de notre présence et où
s'égayent ces animaux qu'on ne croisera plus dans les ZA (zones anthropisées).
Il va de soi, comme dans certaines réserves naturelles établies à l'exclusion
des populations locales de pays exotiques, que le respect du zonage suppose une
mise en œuvre autoritaire – ou une conscientisation accélérée sous l'effet de
la visite d'une forme de vie extra-terrestre bien plus intelligente que nous,
on peut toujours rêver.</p>
<h3>Véganisme et rapports de pouvoir</h3>
<p><br />
Dans une conversation récente, où je faisais état de la place de l'élevage dans
l'économie montagnarde, on m'a expliqué que l'être humain n'avait pas vocation
à vivre à la montagne. Évacuera-t-on donc les crétin-e-s des Alpes ou les
ploucs des causses dans des wagons à bestiaux ou les convaincra-t-on de partir
à pattes ? Aujourd'hui des urbain-e-s peuvent décider que le mode de vie
des montagnard-e-s ne fait plus partie du tableau et qu'ils et elles pourraient
faire des randos en raquettes sur leur Wii ou suite à un long voyage en TGV,
comme tout le monde. Leur patrimoine est écarté d'un revers de main :
« La corrida aussi, c'est une tradition ». Comme le dit cet éleveur
en lutte contre le puçage des ovins, quand on s'attaque à l'élevage, « il
faut savoir à l'épaisseur de couches à laquelle on s'attaque », 10.000 ans
de co-évolution entre humain-e-s et compagnons animaux, soit toute une société.
Remplacez « montagnard-e-s » par « Mongol-e-s » et vous
aurez une idée plus claire de la violence du geste qui consiste à dresser
l'inventaire du mode de vie des autres, aussi écolo et plein-e de bonne
conscience serait-on.<br />
<br />
Aujourd'hui sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, l'un des enjeux consiste à
convaincre des paysans expulsables d'abandonner l'élevage bovin pour
« cultiver des lentilles ». C'est génial, que sur la ZAD on ait
commencé par le maraîchage et qu'on continue avec de grandes cultures,
légumineuses et céréales. Je suis épatée par le volontarisme que j'y ai vu et
l'énergie des ami-e-s. Mais des agronomes qui expliquent la vie à des
quinquagénaires sans diplôme, voilà qui me pose problème, quand bien même les
agronomes seraient des militant-e-s zadistes et au RSA (3). Au nom du bien-être
d'êtres vulnérables, les animaux, se déploient des logiques de pouvoir imposées
à des personnes qui le sont à peine moins, vulnérables : les éleveurs,
méprisé-e-s aussi sûrement que du temps où ils et elles ne parlaient que le
dialecte. Il faut avoir entendu cette philosophe auteure de nombreux ouvrages
sur les animaux et nos relations avec eux avouer qu'elle n'a jamais eu la
curiosité d'aller poser des questions à un éleveur pour se rendre compte du
mépris de classe qui justifie le mépris pour l'élevage.</p>
<h3>Qu'est-ce qui dans « élevage industriel » ?</h3>
<p><br />
Ce qui me dérange, dans « élevage industriel », c'est bien
« industriel ». Oui, c'est le même adjectif que dans
« agriculture industrielle qui nous pourrit de ses pesticides ». Je
tiens, contre le propos que je lis chez certain-e-s végan-e-s, que l'élevage et
la production animale industrielle ne sont pas la même chose. C'est pour ça que
les associations véganes, pour susciter l'indignation, posent leurs caméras
cachées dans les usines et pas dans le pré de Christophe (image de l'horreur
ci-dessous). L'élevage artisanal est condamné avec les arguments qui expliquent
pourquoi il faut se passer de la production animale industrielle. Des arguments
qui, de la destruction de l'Amazonie à l'impact environnemental en passant par
le bien-être animal, sont <a href="https://blog.ecologie-politique.eu/post/Liberer-les-animaux-ou-vivre-avec">sans aucune pertinence pour l'élevage
artisanal ou bio</a>.</p>
<p><img title="foustiaou_moutons.JPG, mai 2013" style="margin: 0 auto; display: block;" alt="" src="https://blog.ecologie-politique.eu/public/.foustiaou_moutons_m.jpg" /><br />
<br />
Vivre en ville entouré-e-s de zones interdites et de cultures véganes (dont la
fertilisation écologique n'est à ma connaissance assurée dans aucune rêverie
agronomique à grande échelle) ; s'alimenter de <em>tahin</em> malien, de
lait de coco thaï et de bananes d’Équateur trimballées par containers, avec des
vitamines de synthèse pour complémenter notre régime… voilà qui est bien en
phase avec une société industrielle. Une fois déplié le tableau d'une société
sans élevage, une autre tension apparaît : celle entre un mode de
production artisanal et un autre industriel. Aujourd'hui des éleveurs mènent
des luttes anti-industrielles, de Faut pas pucer à la fédération CNT des
travailleurs de la terre et de l'environnement. Ils et elles ont besoin de
sérieux coup de main, pour que le 1 % d'élevage non-industriel ne soit pas
englouti sous les normes, et pourquoi pas redevienne majoritaire. Les cantines
véganes sont dans le tableau : si on paye le vrai coût d'un élevage
intense en liens et en travail humain, si chaque animal est en plein air et
bouffe un aliment qui pousse sur place, nous aurons moins de produits animaux à
disposition et beaucoup de repas seront végans. Acquérir une culture
alimentaire sans produits animaux me semble donc bénéfique, mais pas pour
promouvoir un monde sans élevage. Pour promouvoir un monde débarrassé de
l'industrie.<br />
<br />
<strong>A suivre</strong> : une série de textes sur le revenu garanti et
un dossier « Altercapitalisme » à paraître en mars dans <a href="http://www.lan02.org/abonnements/"><em>L'An 02</em></a>. Ou comment nos plus
belles alternatives participent à l'élaboration d'un nouvel esprit du
capitalisme.<br />
<br />
<br />
(1) <em>Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable</em>,
Encyclopédie des nuisances, 2010.<br />
<br />
(2) Je compte compléter un jour ce billet d'un autre sur la mort. Dans nos
sociétés industrielles la mort a fini par devenir inacceptable. Inacceptable
que des soldats reviennent des guerres dans des cercueils, que des vieux et des
vieilles meurent sans qu'on ait gâché leurs dernières années de vie à la
prolonger, que des animaux qui ont été bien traités toute leur vie soient
abattus… L'argument ultime des progressistes, c'est l'augmentation de
l'espérance de vie (avec toutes les questions que cela pose). Serait-ce que
l'industrialisme nous aurait convaincu qu'une vie sans mort comptait plus
qu'une vie bonne ?<br />
<br />
(3) Quand ce n'est pas complètement ridicule, comme à l'été 2013 quand ce jeune
militant végan s'est mis à expliquer aux éleveurs : « Vous, ce que
vous devriez faire, c'est de l'agroforesterie ». Il s'est vu expliquer que
les trucs en bois un peu hauts avec de la déco verte, c'était des arbres, que
le paysage autour de lui s'appelait le bocage et que c'était une forme
d'agroforesterie.</p>